3 décembre,1949

On sait mieux ce qui arrive quand les événements sont encore frais et on arrive à mieux les exprimer. Même si je ne décris pas les choses aussi objectivement tout de suite qu’en me les rappelant, à côté de ma biographie, Toujours, tout à fait sincèrement et non pas comme, disons, j’aurais voulu qu’elles se soient passées. Tout aurait été mieux si j’étais née enfant d'ouvriers ou au moins dans une famille communiste ! J’envie ceux qui ont travaillé dans l’illégalité, la résistance avant ou pendant la guerre.

Aujourd’hui j’étais voir pour la deuxième fois “L’enseignante héroïque de Satri”, je l’ai aimé ce film encore mieux que la première fois. Je l’ai ressenti très fortement et tout en ayant honte, les larmes coulèrent de mes yeux. Je n’oublierai jamais l’image de la jeune enseignante héroïque, Zoja pendue. J’aurais très honte si au même âge qu'elle en regardant en arrière je n’avais rien fait de spécial pour aider les autres.

J’ai beaucoup appris de ce film, mais j'ai appris davantage de “l’Histoire d’un homme véritable” réalisé d'après le roman de Polevoï. J’y ai appris combien la volonté est précieuse. Depuis, je me demande à chaque occasion : ai-je assez de volonté pour vaincre mes faiblesses ? Je pense que c’est une bonne méthode. Souvent la paresse me gagne, ma conscience me fait mal. Quelquefois (mais je vais le surmonter), il m’arrive que tout en sachant que ce que je fais est mal, je n'arrive pas à m’arrêter. C’est tellement bon d’arriver à s’estimer (mais pas trop). Depuis ce film, je vois plus clairement, surtout dans mes problèmes. J’en ai énormément, mais j’en parlerai avec le temps.


Oui, surtout les problèmes était graves : on venait d’arrêter mon père « sabotage » au milieu de la nuit. On m’a exclue aussitôt avec un motif aussi inventé de l’union de jeunesse et interdit de travailler avec les pionniers. On nous a déménagé le lendemain de la nuit dans un tout petit logement tout en haut, au toit de maison. Mais ma mère m’avais interdit d’écrire sur tout cela, elle le considérait dangereux.

3 décembre 1949 continué

Je continue maintenant la description de la suite sur le passé.

Mes parents faisaient partie d’une couche supérieure de la petite bourgeoisie, ce qui m’avantagea à l’école communale, mais pas autant qu’Anna, la fille de docteur chef qui en plus, était très belle. Je me souviens que nous étions sur le même banc avec Magdie Weiss, plus tard appelée « Judith », elle était ma meilleure amie, ma seule amie pendant les trois ans et demi d’école. Nous nous disputions sans cesse et nous réconciliions rapidement, nous jouions souvent chez elle, des fois chez moi, nous nous amusions chaque jour. Son père, mon oncle Joseph disait plein de blagues, il était bossu. Je n’aimais pas trop sa mère qui la battait.

J’étais gâtée davantage. Je me souviens, qu’en revenant de la maison après mon premier certificat, contre les protestations de ma mère, papa m’a donné un sou pour que je ne m’attriste pas d’un 3 et de quelques 2 que j’avais obtenus à côté des 1 qui était la meilleur note. Magdie et moi, nous promenions souvent nos poupées sur notre rue (j’habitais le 4 et elle au 36.) Mais si je devais décrire tout ce dont je me souviens de ces quatre ans, ce serait trop, je me rappelle pas mal et probablement même des choses sans aucun intérêt.

Je me souviens qu’à l’école, on nous faisait peur des « rouges » et que l’institutrice battait ceux qui avaient des poux. Ève, une camarade de classe s’est moquée une fois de Magdie « juive » et une autre fois nous a fait frapper Zeni, la roumaine. Finalement, nous nous sommes unies, Magdie, Zeni et moi, nous avons pourchassé Ève après l’école et jamais plus nous n’avons joué avec elle. Zeni, quand on lui avait demandé quelle religion elle avait, elle avait répondu « roumain », ne voulant pas croire qu’orthodoxe c’était différent.

Je me souviens qu’en se battant une fois avec moi, Magdie m’avait bousculée et je l’avais frappée avec une pantoufle. J’avais fais semblant de pleurer, mais nous nous sommes réconciliées rapidement, comme d’habitude. J’ai l’impression que j’aurais voulu la dominer. J’étais heureuse que ses parents étaient plus pauvres et que j’avais reçu plus de bonbons qu’elle pour Saint Nicolas, j’étais horrible. Comme je voudrais que cela ne soit pas vrai, combien il me fait mal d’écrire cela. Mais… je j’arrive plus à continuer.

On voit de tout ce que je viens d’écrire qu’on doit bien réfléchir, toujours à ce qu’on fait. Ensuite, c’est trop tard pour avoir des regrets et ils ne comptent pas !

à l’époque tout me faisait mal et comme je ne pouvais écrire sur le
présent, maman me conseilla d'écrire sur le passé.

Il a fallu 50 ans pour qu’une nuit je me réveille en me rappelant : même si une fois mes pensées n’étaient pas belles au sujet de nos moyens, c’était justifié par le comportement pendant ce St Nicolas des parents de Magdie (en cachant les bonbons, que je le savais, maman m’avait achetés avant de partir en vacances avec papa). En plus, je me suis rappelé que pendant deux ans je suis allée la chercher, j’ai pris sa main et je l’ai conduite à l’école : arrivant d’un petit village, elle avait peur d’y aller seule. J’avais tout fait pour qu’elle s’acclimate et se sente à l’aise. Il a fallu cinquante ans pour que la culpabilité ressentie depuis sa disparition, envers Magdie partie en fumée, soit soulagée.

27 novembre 1949

Je continue mon journal que je commencerai avec un long retour arrière. Jusqu’à ce que je le finisse, jusqu’à ce que j’arrive aux choses d’aujourd’hui, beaucoup de temps se passera. Mais quand même, pour voir plus clairement ma vie je ferai cette auto-analyse.

Je suis hongroise. Je suis juive. Je suis roumaine. Á un moment donné, je ne savais plus ce que j’étais, et je me disais : je suis 1/3 hongroise, 1/4 juive 1/8 roumaine, 1/8 soviétique et 1/8 tous les autres. J’expliquerai plus tard comment je suis devenue tout cela. C’est un de mes grands problèmes, dont je ne m’occupe pas en ce moment, parce que j’ai plein d’autres choses à faire et à penser. Je me le rappelle seulement de temps en temps.

Ce que je viens d’écrire est juste une parenthèse. Je commence déjà la suite.

Donc mes parents (comme je l’ai appris plus tard), comme ils voyaient que l’on commence à persécuter les juifs, se sont fait baptiser. Sans qu’aucun soit croyant depuis longtemps. Maintenant, avant d’arriver à l’époque de 1940 à 1944, j’écris encore sur ce dont je me souviens d’avant.

Chaque été nous allions chez les deux grands-parents. Les parents de maman, Sidonie et Emil habitaient à Kolozsvàr. Ils avaient un beau pavillon sur la Colline des Nuages, j’habitais là. Ils avaient un grand jardin et je ne connaissais rien d’autre de la ville que ceci et toute la famille qui se rassemblait là.

Les autres grands parents, ceux de papa, habitaient à Commando (plus haut que Kovàszna). De là je me souviens d’une petite cour où nous jouions avec ma cousine Magdie. Après Bucarest bien sûr le village boueux me paraissait curieux (il ne me parut pas petit puisque j’étais encore plus petite moi-même.)

Avant 1940, je crois que nous étions à Kolozsvàr, c’est alors qu’arriva la « récupération ». La joie tout autour, la ville décorée me plaisait. Je voulais à tout prix avoir moi aussi un drapeau à agiter. Papa l’a acheté et j’étais ravie. Nous sommes allés chez Hugo (l’oncle aîné de maman) et je suis sortie sur la terrasse qui regardait sur la rue, les soldats hongrois défilaient justement sur des motocyclettes et j’ai agité le drapeau jusqu’à ce qu’il tombe. J’étais énormément attristée. (Le fils d’un oncle de maman était parti accueillir les soldats.) J’avais pitié des soldats, on ne les laissait pas avancer tellement on les embrassait. Ainsi commencèrent mes années sous Horthy. Nous avons emménagé au 4, rue Tür Istvàn, nous y étions jusqu’en mars 1944.

On peut dire de ces quatre ans : d’un côté était l’école qu’on peut appeler presque fasciste faisant tout pour me tourner la tête - et à l’époque c’était la plus forte – de l’autre côté maman essayant de mettre les choses en perspective.

(Je constate que je n’ai pas fini bien que j’aie écrit beaucoup. J’entrerai dans le sujet la prochaine fois. J’ai mal aux mains maintenant.)

16 novembre, 1949

JE SUIS DEVENUE MEMBRE DE L’UJT !
(UTM en roumain : l'Union de Jeunes Travailleurs Communistes)

J’ai décidé d'inaugurer ce joli journal.

J’en ai déjà écrit deux, le premier de 10 à 14 ans, le deuxième de 14 à 15. Mais ni l’un ni l’autre ne sont comme ils devraient être, ils ne reflètent pas ma vie, seulement quelques sentiments - les plus beaux ou les plus moches.

Il y a déjà longtemps, j’avais décidé d’écrire un livre sur ma vie sous la forme d’un journal, dans lequel je décrirais aussi le monde autour de moi. Il serait intéressant de voir comment l’horizon s’élargit graduellement devant soi. J’essayerai de faire de ce cahier aussi un aide, un copain. Toutes les choses spéciales qui m’arrivent ou qui se passent autour de moi devront s’y retrouver. J’écrirai toujours seulement la vérité. Ainsi, c’est possible que mon journal devienne plus beau de jour en jour, mais aussi qu’il change en devenant plus moche. Je n’ai pas assez de volonté et ainsi c’est possible qu’au lieu de monter, je descende. Non, je ne me le permettrai pas!

On ne peut pas commencer quelque chose à mi-chemin ! (Ce n’est pas vraiment le milieu de ma vie, parce que je n’ai que 15 ans et j’espère vivre au-delà de 30 ans) Je devrais ajouter d’abord quelque chose sur ma vie passée. Il n’y a pas longtemps j’ai rassemblé mon autobiographie, mais elle contient seulement les faits bruts.

Ce qui est intéressant dans quelqu’un, c’est son développement. Il est également intéressant de comprendre comment je suis devenue telle que je suis. On apprend sans cesse, on se développe tant physiquement qu’en esprit. Et quand on croit qu’on a déjà énormément progressé, que c’est fini, alors on commence à se développer encore davantage.

Mais commençons dès le début.

Je suis née à Cluj, mais je dois avouer que je ne m’en souviens pas. On dit, que j’ai habité de 1 à 6 ans à Bucarest. Je fréquentais l’école maternelle allemande, vers mes 4 ans je parlais (un peu), en plus de ma langue maternelle hongroise, le roumain et l’allemand.

De quoi je me souviens sur cette époque ?

Qu’une d’elles m’avait enfermé dans une chambre sombre pour dormir quand j’avais envie de jouer. Que je savais nager sous l’eau et sauter dans la piscine. Je haïssais quand l’animatrice de la maternelle était invitée à déjeuner chez nous, puisque à ces moments-là il fallait parler l’allemand. J’avais une amie Irina de qui j’ai appris à parler roumain. Je me souviens qu’à la maternelle mon signe était cerise et celui de ma copine prune, sa mère connaissait la mienne.

Papa m’interdit pendant longtemps de sortir seule dans la rue. Il avait trop peur pour moi. Pour un de mes anniversaires (j’ai dû avoir quatre ans), j’ai reçu de lui un tas de petits échantillons : de crèmes, poudre et eau de Cologne que je vendis à mes invités contre de l’argent en chocolat (qu’ils ont reçu de maman). C’était un amusement formidable ! J’aimais beaucoup faire de la gymnastique et jouer. Souvent, je restais déjeuner à la piscine et la bonne apportait la ratatouille.

Ensuite, ce que mes parents m’ont raconté.

Une fois, je ne pouvais plus bouger mon bras et l’on m’emmena chez le docteur qui ne trouva rien. J’étais malade ‘à mourir’ et quand papa est rentré de voyage, d’un coup, je l’ai embrassé avec les deux bras.

Je ne savais rien, juste ce qui arrivait tout près de moi.

Je me rappelle juste qu’une fois, pendant que nous marchions dans la rue, maman m’a chuchoté dans l’oreille, je devais avoir 5 ans : “tu es calviniste, chrétienne”. Bon, je me disais, ne comprenant pas ce que cela signifiait. Et pourquoi le chuchote-t-elle ?

Peu de temps après a commencé une nouvelle étape de ma vie, celle de 1940 à 1944.

Mais faisons d’abord une parenthèse. Mon père est d’origine paysanne juive. Il a fait des études de pharmacie et il a été fonctionnaire dans plusieurs usines de cosmétiques. Ma mère arrive d’une famille à moitié aristocratique qui l'a laissée difficilement se marier avec papa. Papa et maman se sont beaucoup aimés, mais ils sont très différents l’un de l’autre et ils ne s’entendent pas, ne se comprennent pas. Maman est aussi juive, mais ni l’un ni l’autre ne croient plus en Dieu depuis longtemps, depuis très longtemps. Avant 1940 déjà, en sentant le danger arriver, ils se sont fait baptiser dans la religion protestante (calviniste comme la plupart des hongrois). Dans ce journal j’écrirai aussi de grands secrets et j’essaierai de bien le cacher.

Pour le moment j’ai assez écrit, je continuerai un autre jour.

1949 : 15 ans

Avec l'insigne UTM,
l'union de jeunesse ouvriere
a laquelle j'etais si heureuse d'avoir ete admise.

7 Novembre, 1949

J'ai été admise ! Je suis devenue l'UJT’ste !
Membre l’Union des Jeunes Travailleurs.
J’ai viens de recevoir ma carte de membre !

C’était mon but pendant toute une année entière. À cause de cela, je n’ai plus rien écrit dans ce cahier depuis des mois, pourtant j’aurais eu beaucoup à raconter, mais j'avais décidé que les dernières lignes, la dernière page contiennent la réussite de ce but. Maintenant je me remets à travailler avec un nouvel élan.

Il est possible, quand même, que maman ait eu raison en me disant :

Quand quelqu’un atteint un but très fortement désiré, il est toujours un peu déçu. ”
Deux ouvriers de Hongrie ont répondu à ma lettre publiée dans le journal “Le Peuple libre” avec le thème « pendez Rajko ! » [1] (ils l’ont pendu). L'un me disait “une fille comme toi qui voit la vie devant elle comme un film, peut devenir l’exemple pour 100 autres”. L’autre m'a écrit: “il n'y a qu'une enfant d’ouvrier pour s'exprimer ainsi”. J’ai eu honte. [2]. J’essaierai de mériter leur confiance.

Je suis UJT-iste !
J’ai commencé ce cahier il y a un an et demi, depuis je me suis énormément développée, j’ai étudié et aussi grandi. (Enfin on a coupé aussi mes cheveux !) Mais c’est vrai, ce qu’a dit un savant grec : “Quoi que sache un homme, il ne sait toujours qu’à peine”. Cela s'est avéré pour moi pendant ces derniers mois, surtout du point de vue idéologique et politique.

Je suis devenue une grande fille, mais j’ai encore plein de défauts. Je n’ai pas d'amies ni amis à Bucarest, les anciennes sont loin. Je n’étudie pas assez bien pour réussir à accomplir mon désir d’étudier en Union Soviétique ou dans d’autres pays, comme la Hongrie par exemple.
En ces temps-là, c’était mon poème préféré :

Ma fille allumera par Horvath.

Je m’imagine comme
Au passé sur le champ
Arrachant des mauvaises herbes.
Comme eux épaississent
chuchotent les heures
de mes trente-neuf ans
Entre les mauvaises herbes
Tous mes rêves et désirs
Je m’en débats enchaîné
Il faudrait les enflammer

Ce fouillis, mon passé
pour que surgissent
des nouvelles pousses
tendant vers le ciel
avec fruits rouge feu
On devrait l’enflammer
mais j’ai peur d’y brûler
La vie ralentit vers la quarantaine
Fermant l’oreille
devant mon passé hurlant
je fonce et l’herbe se raréfie

Ma main est en sang
mon pied ralentit
mais devant s’éclaircit
À la sortie du champ
Ma fille l’a enflammé
Elle arrive jupe en flammes
Passant sur la braise.

[1] opposant hongrois qui voulait un peu plus d'indépendance des Soviétiques
[2] De n’être pas enfant d’ouvrier.

26 mai, 1949

C’est si intéressant de sentir que je me développe sans cesse.

Je crois, (j’en suis presque sûre), que j’ai réussi à assimiler la morale prolétarienne. Ce qui veut beaucoup dire !

Depuis le quinze avril je suis en compétition avec une meilleure étudiante que moi et je n’ai que des 16 et 18. Presque tous mes devoirs seront au-dessus de 16, (au moins jusqu’à maintenant c’est ainsi.) Je me prépare avec un grand élan aux examens. Mais qu’il serait bon d’étudier dans un lycée hongrois ! J’ai acheté les livres d’étude hongrois et je les relis souvent, ils sont si bien. Je ne désire plus habiter à Cluj, je n’ai plus le temps même d’y penser. Il est possible (90%) que je puisse aller avec les autres filles en juillet dans le campement de Cimpu Lungu pour nous préparer à la manifestation sportive de 23 août[1].

Ces jours-là je pense souvent, comme le communisme nous montre clairement le chemin. Tout est comme de la vitre transparente. On peut voir l'avenir nettement. Dans le cercle politique, on a parlé de ce qui allait être après le communisme. D’après la loi de la dialectique, bientôt, mais sûrement dans 50 ans environ, il y aura partout une société communiste. Mais après, le monde ne peut pas s’arrêter. Il faut qu’il continue à se développer !

Comment sera la société suivante ?

Je pourrai encore la vivre, parce que dans 50 ans, vers la fin du siècle, j’aurai seulement 65 ans. J’ai commencé à y méditer. C’est possible qu’en 2000 les pays seront unis. On découvrira de nouveaux moyens de production, qui sait encore lesquels. Cette maison est remplie de fourmis. J’ai peur qu’elles me mangent. Nous apprenons maintenant tout selon les lois de la dialectique :: « on ne peut pas regarder une chose coupée du reste. » Tout est énormément relié. Tout dépend de tellement des choses !

Ma tête en est pleine. Mais malgré tout, même un capitaliste de 45 ans ou un homme vivant dans le monde capitaliste, n’aperçoit pas l'avenir du monde aussi clairement que moi !

[1] Fête de libération de la Roumanie à la deuxième guerre mondiale

10 mai, 1949

Je me suis aperçue d’une chose intéressante. Je sens que je me développe. Chaque film et chaque bon livre russe me font progresser.

Pour le moment mon livre préféré est “l’Atelier de feux” de Polevoï. J’ai vu le film “Un homme véritable” et depuis j’ai plus de volonté. Je ne voudrais pas me vanter, mais ce serait bien si toutes les UTJ-istes étaient comme moi.

Cette année je voudrais partir avec 600 filles à l’entraînement pour la préparation de la parade sportive, j’espère qu’ils me prendront. J’ai fini trois compositions, j’ai pris des engagements à partir du 1er Mai, depuis j’apprends toutes mes leçons, je me lève tôt...

Dehors le ciel est couvert mais il ne pleut pas, pourtant il le faudrait pour la récolte.

Quand je pense à la Transylvanie, j’ai encore le cœur serré. J’étais à Cluj pendant les vacances de Pâques. Ma petite cousine Mariette est devenue si belle, si intelligente et elle est si mignonne qu’il faudra la filmer, surtout quand elle chante ! J’ai déjà mangé une fois des tomates.

Hier soir la tante de maman, Palma, est venue chez nous. Son fils est en prison, je crois qu’il a trafiqué dans son entreprise (il était directeur.) Palma avait des domaines, on les lui a pris, et avec, tout le reste.

Elle racontait presque avec étonnement :
“Aujourd’hui si on a un domaine, qu'on achète les graines et qu'on les fait cultiver, on n'en tire même pas de quoi vivre!” Elle a même ajouté : “On voudrait que ce soit moi qui bêche, qui travaille!”

Je lui ai demandé alors : “On peut encore faire travailler son domaine par quelqu’un d’autre?” D’après maman, j’ai manqué de tact, pas d’après moi.

Palma m’a répondu : “On ne peut plus louer notre terre, seulement engager des journaliers. On est donc obligé de rester sur place.”

Lisette m’a écrit, elle va bien et se prépare à se marier, je devrais lui répondre. Je devrais écrire aussi à mes cousins, mais ils vivent dans un monde si différent du mien, que je n’ose plus leur écrire : Suzanne vit en Israël, Peter en Suisse. Mais j’écrirai à grand-mère, elle me comprend toujours.

Je crains que nos chemins ne se séparent si Vera s’arrête et que je continue à me développer et devenir plus consciente de la lutte à mener, plus militante. Irène est idéologiquement dans la même période que celle où j’étais il y a deux ans, mais pour elle c’est plus difficile de progresser, non seulement elle est adulte mais elle avait été déportée, elle a traversé tellement de choses.

Je lutte de toutes mes forces pour le socialisme en Roumanie. Je m’efforce de faire des progrès chaque jour. Je n’ai plus peur des examens. Je voudrais participer à l’organisation des pionniers .

25 mars 1949

J’arrive du cercle de Mathématique du Lycée, le thème c’était Lobatchevski. Il était un mathématicien, professeur d’université, il est devenu anti-Euclidien. Il a affirmé “qu’on peut mener d’innombrables parallèles à partir d’un point qui est hors d’une droite” et il a réussi à le démontrer. (En géométrie classique, on peut tirer une seule droite parallèle.) Notre enseignante nous dit que c’est normal si nous ne réussissons pas à comprendre encore la démonstration de Lobatchevski, c’est difficile même pour elle.

Tout le monde croyait en ce temps-là en Euclide. Mais moi, j’ai toujours pris le parti de ce qui est nouveau. N’est-ce pas Lénine qui a dit: le socialisme va toujours vers le nouveau et c’est la jeunesse qui embrasse le mieux le progrès? C’est décidé, j'étudierai les démonstrations de Lobatchevski quand j’en saurai assez, je consacrerai au maximum une année pour les comprendre. Il faut que je les comprenne. La raison pour laquelle, - 1 multiplié par - 1 est égale à + 1, je vais me la faire expliquer plus rapidement. L’algèbre est si belle, si claire et si compréhensible. Le seul point que je n’arrive pas à piger encore est le -(-1). La géométrie me paraissait jusqu’ici trop irréelle, sans importance, plate ; je ne savais pas que c’est la géométrie d'Euclide qui était ainsi.

Je crois que je viens de trouver enfin la vraie géométrie, celle selon Lobatchevski. J’aurais voulu tant pouvoir continuer à vivre à Koloszvàr, être avec mes amies qui sont restées là‑bas et étudier dans un lycée hongrois !

Naissance d'une croyance

15 février 1949 (14 ans et demi) Je le publie tel quel, sans commentaires.

Il est 9 heures du soir, je suis revenue du cinéma. C’est la seconde fois que je vois la 2e partie de La Jeune Garde, ce film soviétique a eu un énorme impact sur moi. En revenant vers la maison, sur la route, j’ai commencé à chanter l’Internationale. Avec peur et émotion.

Je me suis rappelé que les membres de la Jeune Garde l’ont chantée à la fin, quand on les a exécutés, quand, ces horribles criminels allemands les ont jetés vivants dans un ravin. Ces jeunes chantaient religieusement l’Internationale. Dorénavant, si on la chante à une fête, je me souviendrai d’eux... je suis en train de penser à eux. Je m’engage!!! si un élève ne le chantait pas avec dévotion, je le lui ferais observer ou je le gronderais, ou mieux encore, j’inscrirais son nom sur le journal mural de l’école avec des lettres bleues! (pas rouge qui est le symbole de joie)

Jeunes, pensez à ce film toute votre vie et réfléchissez bien comment vous agissez !

Et en plus je sais que ce n’est pas seulement un film, cela s’est réellement passé ainsi avec beaucoup de gens, et même pire. Dans ce film, avec le tact des Russes, on ne voit pas toutes les tortures, même pas une, mais il y a un sentiment d'angoisse lent et horrible. Vous serez étonnés de savoir que je suis pourtant sortie souriante même rayonnante, non pas parce qu’à la fin les leurs sont arrivés, les soviets ayant récupéré la ville, mais parce que j’étais tout émue.

Je te fais une grande promesse, mon journal. Ces jeunes soviétiques, et encore beaucoup d’autres jeunes, ou adultes qui sont morts, ou qui vivent encore et luttent héroïquement toute leur vie, n’ont pas fait tout ça pour rien! Ils l’ont fait pour l'avenir, pour nous, ils nous ont montré le chemin! Il faut les remercier - ceux qui sont morts et même ceux qui vivent toujours - parce que c'est grâce à eux que nous respirons encore. N’est ce pas, c’est eux qui nous ont libérés !?

Ils ont fait tout pour nous, mais pas à notre place ! Si nous ne devons plus lutter en risquant notre vie, nous devons au moins la consacrer à travailler dans notre belle république, pour que la jeunesse future soit plus heureuse et que nous puissions construire l’état socialiste dans le monde entier !!!

Il faudra probablement beaucoup lutter encore et c’est aussi possible que nous n’existions plus quand le bonheur sera dans le monde entier, mais cela n’a pas d’importance. Notre travail sera difficile et plein d’embûches. Il y a encore des pays, comme l’Amérique, l’Angleterre, la France, l’Espagne où la terreur continue à régner, exactement comme nous l’avons vu dans le film ! Nous arrêterons ça ! Pour le moment, le parti ne nous demande pas notre vie, ni de combattre, seulement de travailler. Mais que le travail soit du travail. Il faut mettre toute notre énergie pour construire notre république populaire!

J’ai lu qu’un soldat lutte pour la paix! C’est un grand mot, oui! Dans l’état soviétique on lutte toujours pour la paix, ici ces deux mots contraires s’entendent si bien l’un avec l’autre. En réalité, je voulais décrire le film, mais qu’est ce que je peux en dire? Allez le voir! Celui qui a toujours lutté de tout son pouvoir pour le communisme, pour un meilleur monde, deviendra encore plus enthousiaste!

Je pense avec déférence à eux, aux communistes soviétiques, adultes et jeunes et au peuple russe. Pensez à la façon dont ils se sont comportés et seulement alors osez scander : “Luttons et étudions, le komsomol[1] imitons !” Faites attention, quand vous direz ces mots ! On n’a pas le droit de le crier seulement par enthousiasme ou parce que les autres ont commencé à le déclamer.

Réfléchissez bien si vous voulez, vous aussi faire partie de l’association de jeunes communistes !!!!!!!!!! Êtes-vous prêts à cette grande tâche ? Vraiment ? Moi, j’ai beaucoup réfléchi. Je me suis fait une autocritique, presque inconsciem­ment! Je crois que je pourrais lutter pour les travailleurs jusqu’à la fin. J’essaierai de devenir l’une d’entre eux, devenir membre de l'union des jeunes communistes.

J’aurais encore plein de choses à ajouter, par exemple mon auto-analyse, mais ce soir j’ai écrit déjà énormément. En plus, il se fait très tard, trop chaud et ma lampe a commencé à vaciller, de temps en temps elle s’éteint complètement. Je continuerai la prochaine fois. Pensez, dans votre bonheur, votre tristesse, vos souffrances, mais aussi dans votre travail aux membres de la JEUNE GARDE!

P.S. Si quelqu’un pense que je suis religieuse il se trompe, mais je ne trouve pas d’autres mots.
La liberté !!! (ce dessin représente mon poing levé)

Je viens de parcourir mon journal et j’ai vu qu’il a beaucoup de défauts. Il contient des sentiments qui m’envahissaient parfois. Certains resteront en moi, mais les autres étaient passagers. Je n’ai pas noté que j’ai très bien réussi l’examen d’entrée au lycée ; qu’il a fallu emménager à Bucarest parce que papa avait été transféré ; ni que je voudrais retourner l’année prochaine à Cluj et étudier au lycée hongrois pour ne pas oublier la langue et pouvoir ainsi devenir écrivain. Non plus le fait que je n’écris plus mon journal pour le montrer à qui que soit, mais uniquement pour moi-même. Il resterait encore beaucoup d’autres choses à ajouter.
Bonne nuit.

[1] Organisation de jeunesse communiste russe.

11 janvier 1949, Bucarest

Je suis au lycée, dans le cours de roumain. Je recopie ici ce que j’ai tapé il y a un mois à la machine de l’école :

JE DESIRE ENORMEMENT !

C’était une bêtise. J’étais abattue. Je désirais avoir des copines. Mes amies sont loin, Cluj me manque. La fin du roman Autant en emporte le vent m'a déprimée.

Je me demandais aussi quel est le but de la vie ?

Aujourd’hui, beaucoup plus tard, je répondrais : Le bonheur, on peut l’atteindre à travers le travail et l’amour

4 septembre, 1948 - Cluj

Hier matin à six heures on m’a mise hors de ma chambre de force. J'ai tellement de chagrin ! Je les hais ! Deux grands et forts gaillards m’ont déménagée en moins d’une heure[1]. Ma pauvre maman ! si elle n’avait pas vu combien j’étais affolée, elle ne m’aurait pas permis de mettre mes meubles dans le salon. Si papa avait été ici ! Qu'est-ce qu'il dira quand il apprendra ! J’attends dorénavant avec impatience que nous partions. D’avoir passé les examens !

J’ai écrit une nouvelle aujourd’hui, serait-elle acceptée ? Je crois, même si un peu modifiée.

Mon cher journal, sais-tu que nous allons déménager à Bucarest, dans un beau pavillon ? Nous allons l’habiter ensemble aussi avec Henry, un collègue de bureau de papa. La maison a un petit jardin, j’y mettrai des fleurs. Au sous-sol, il paraît qu’il y a une pièce vaste comme une salle de bal. Moi, j’aurai la chambre d’en haut avec terrasse[2]. Ça sera tellement bien ! Bucarest est une grande belle ville ! Que je réussisse l'examen d'entrée au lycée ! Qu’on soit déjà là-bas !
Alors, nous aurons de nouveau des fruits tous les jours et de la bonne nourriture, à papa il en faut toujours. Il me gâtera comme si j’étais encore enfant et je ne serai plus du tout triste de quitter Kolozsvár. Mais d’abord il faudra réussir mon entrée au lycée et déménager à Bucarest.
Comme je serai heureuse une fois là-bas et mon examen passé !

Il faut toujours que je m’aide moi-même, maman me laisse résoudre mes problèmes trop souvent toute seule. Elle a le principe que chacun doit se débrouiller pour soi, et même quand elle m’aide un peu, inconsciemment, elle s’y tient. Je voudrais être une petite-fille riche et gâtée au moins à la maison. Peut-être, quand je serai vieille tout le monde sera riche, surtout ceux qui travaillent et aiment tant travailler comme papa.

Qu’écrire encore ? Pour le moment c’est assez. En écrivant, je me suis épuisée mais apaisée. J’ai déroulé mes pensées et j’ai trouvé ce qui se cachait profondément. Je dormirai. Bien.

2 novembre 1948 Cluj
On pardonne aux poètes s’ils écrivent mal un vers, on dit : “oui, les poètes ont le droit.” à un écrivain, on ne pardonne pas s’il rédige mal quelques lignes. Pourquoi ?

[1] La fille de propriétaire voulait récupérer le logement, mais c’était devenu de plus en plus une habitude, de jeter quelqu’un hors de son logement par force pour l’occuper.
[2] Finalement, c’est Henry qui l’a eu.

A 14 ans

A 14 ans, fait par un peintre de ma ville.

27 août 1948

Je suis jalouse des enfants !

De mes petites cousines aussi, mais surtout de ma propre enfance. C’est à eux qu’on donne tout ce qui est bon. On réalise leurs souhaits, on les sert. J’envie ceux qui ont tellement d’argent qu’ils peuvent manger tous les jours des fruits ou du petit pain blanc avec du beurre et du miel. J’envie mon passé, le temps où nous n’avions pas encore de difficultés financières et où je n’avais pas tant de soucis. Je voudrais redevenir enfant ! Plutôt être plus sotte qu’aujourd’hui, mais je serais de nouveau la ‘tyran’ gâtée de la maison.

Oh ! J’ai tant de problèmes et tous très sérieux. Je n’arriverai pas à entrer au lycée. Je devrai me forcer à étudier au moins cinq heures par jour. Je dois quitter ma ville natale, m’éloigner de mes copines, j’espère au moins que nous vivrons de nouveau ensemble avec papa.

13 juillet 1948

Hier c’était mon 14e anniversaire. ça s’est bien passé, assez bien. Mais j’écrirai d’abord sur ce que j’avais déjà mentionné, ensuite je raconterai ce qui s’est passé aujourd’hui et ce que j’ai reçu pour mes quatorze ans.

Le dimanche de Pâques, peu des garçons sont venus m’arroser¨, normal comme je n’ai pas des connaissances garçons. J’ai encore le temps, environ 4 ans !

Ce que je veux obtenir est de ne pas vivre pour rien, et quand je regarderai en arrière dans ma vieillesse (parce que je veux vivre longtemps), voir une vie belle, heureuse, travailleuse et avoir atteint un but.

J’ai réussi à bien dépasser Ditta, j’ai eu 8,55 et elle seulement 8,50, pourtant j’ai beaucoup moins bossé qu’elle. Elles croient, avec Jetti que c’est seulement l’extérieur et les bonnes manières qui sont importants, mais elles se trompent énormément !  Ce qui est important est l’intelligence, le cœur, etc. Elles n’en ont pas. C’est donc normal. Ditta essaye se hausser en me dévaluant. Bien sûr, elle n’arrive pas ! L’homme (maman le dit aussi) agissant ainsi devient le plus petit et plus bas. Je méprise Ditta ! Je ne serai plus son amie. En plus, elle est même fasciste ! Pendant un temps, j’ai essayé de l’améliorer, mais ce n’est pas possible. Qu’elle reste telle quelle. C’est son problème. Sûrement, elle aura une mauvaise vie et aucun renom. Mon nom devrait être connu par tout un pays, le monde, ou toute la littérature ou l’histoire !!! Jetti est une belle pomme, moisie, pourrie et complètement vidée à l’intérieur.

Pour mon anniversaire, maman et papa ont pris un jour de congé et nous l’avons passé ensemble, mais sans copines, parce que Vera et Marthe étaient déjà parties en vacances. Marthe n’est pas plus intelligente que moi, par exemple elle ne sait même pas écrire !!!

Toute la journée nous avons eu de la bonne nourriture et un bon programme, je me suis un peu ennuyée seulement avant et après déjeuner et en réalité c’était de ma faute.

Maman m’a promis qu’on fêtera l’anniversaire encore avec mes amies. En revenant de la ville, je continuerai d’écrire.

Plus tard.
J’étais voir maman au laboratoire de l’hôpital où elle travaille. En revenant, un tendon de ma cheville s’est déchiré. Maintenant je dois rester couchée. Au moins, j’aurai le temps d’écrire !

Je décris les cadeaux reçus.

5 livres : Une fable ( drame russe incompréhensible), L’âne par Istvàn Asztalos (assez bon), Mes chers enfants (en roumain, je ne l’ai pas encore regardé), Jeunesse increvable (triste) et l’Anthologie des poètes Européens. Celui-ci est formidable ! Il contient de très beaux poèmes.

 En plus, j’ai reçu du matériel pour deux chemises de nuit. Un merveilleux vase bleu avec des roses à l’intérieur, une encre intéressante, une paire de chaussettes blanches, du papier à lettres avec des enveloppes, un crayon rouge – bleu et on va me réparer plein de choses ! En plus, j’ai reçu aussi un aquarelle du même peintre habitant au milieu du parc qui a réalisé mon portrait.

J’écris affreusement aujourd’hui et peut-être mon style est faible aussi, mais personne ne peut demander d’être de bonne humeur quand je dois rester au lit pendant trois jours et ayant mal aux pieds. J’ai reçu de maman aussi un journal. Un beau. Et même un bracelet doré. De ma tante, divers bibelots ; de mon oncle, de l’eau de Cologne ; de ma petite cousine, un bouquet de roses d’un parfum exquis. Avant de partir en vacances, Vera m’a apporté un livre scientifique sur Tibet écrit par Bela Juhàsz.

J’ai assez écrit pour le moment, j’écrirai encore plus tard.

¨ comme c’est l’habitude dans ces pays

25 juin 1948

Je ne recopie pas l'article, depuis lors, quatre autres articles écrits par moi ont été publiés dans la même revue. Je suis dorénavant écrivain. Je n’ai plus écrit dans ce cahier depuis trop de temps. J’ai terminé l’année scolaire, mais je ne connais pas encore ma moyenne.

Maman et ma tante m’ont dit qu'il ne faut pas avoir peur de “LUI”. Donc je n’ai pas peur. J’espère devenir une journaliste ou un écrivain connu ! Peut-être, un jour je verrai même ce journal imprimé.

Je ne suis pas Amoureuse. J’ai encore le temps. Ditta et sa copine Jetty sont pleines de suffisance. Je me fiche ! Je sais que je suis plus intelligente, j’ai plus de charme et même une meilleure silhouette qu’elles - le reste ne m’intéresse pas.

J’écris ces lignes depuis la campagne, je suis chez Lisette pour quelque jours. Elle avait travaillé sept mois chez nous comme bonne, pendant qu'elle attendait le retour de son fiancé prisonnier en Russie et pour que sa famille ne l’oblige pas à se marier avec quelqu’un d’autre.

Lisette m’a expliqué pendant notre promenade au cimetière depuis combien de temps leurs deux familles ont lutté (et même se sont tuées réciproquement) en m’expliquant pourquoi elle voulait mettre une fin à cette querelle une fois pour toutes et se marier avec son fiancé qu’elle aime, se marier malgré ses parents et bien qu’il refuse encore à cause de sa jambe perdue pendant la guerre.

Je viens d’apprendre deux superstitions (sans y croire), l’une dit : « Touche le bois. » Mais je m’en vais, envoyer un télégramme à maman : “Bien voyagé, peu dormi. Sois pas abattue. J’arrive lundi. Julie.”

5 mars 1948

Je devrais étudier, mais je n’arrive pas, pourtant ‘IL’ l’exige. Je le hais, j'en ai peur, mais quand même JE l'AIME. Je l'aime, non pas parce que je dois étudier à cause de LUI, mais parce que si j'étudie, je saurai et alors je ne vais pas me faire du mauvais sang quand IL arrive. C’est à cause de LUI que je dois étudier, c’est à cause de LUI que je n’arrive pas. (Ou alors parce que je n'en ai pas envie). D’autres filles ne réussissent pas à étudier ou réfléchir parce qu’elles pensent trop à LUI. Moi, je n’ai pas encore un “Lui” comme elles.

Lui ? (ici un coeur) Moi ?

Mon Lui est rassurant, parce que je sais et parce qu'il me permettra de tester combien j’ai appris. Mais pas ce que je vaux ! ! ! J’étudie à cause de LUI. J’apprends et je saurai. Pas à cause de “Lui”, mais pour moi-même.

23 mars, 1948
Assez de ce faux semblant. Je commence dorénavant à écrire quelque chose de vrai dès le début jusqu’à la fin, vrai jusqu'à la plus petite marque. Mais d’abord je vais écrire ce que le monde doit savoir de LUI et honte à celle qui lit mon journal et tombe sur ces passages ! De toute façon, je n’ai pas peur de “Lui” nous sommes en vacances, acances, cances, ances, ces, es, s : jusqu’à lundi prochain il n'y a pas d'école. Nous sommes le mardi, il faudra que les œufs de Pâques soient peints pour dimanche, même si je ne crois pas que quelqu’un viendra m’arroser[1], hélas !

Tous croient que je suis amoureuse d'Emery[2] parce je leur ai montré sa photo. C’est vrai qu’il est beau comme un jeune premier de cinéma, mais depuis qu’un jour je l’ai aperçu avec sa copine, je n’y pense même plus.

Un soir, j’ai rencontré chez les voisins un jeune garçon avec des cheveux bouclés, intelligent, et ‘poète’ de 20 ans. Un étudiant en littérature. Je suis presque tombée amoureuse ! En apprenant qu’il avait déjà une fiancée (il m’a montré même sa photo) l’attirance s’est terminée dans la minute. Je voudrais appartenir à un groupe de copains avec des garçons aussi intelligents, cultivés, et malgré tout ça joyeux, francs et simples. Bien sûr, ils ne m’ont pas acceptée, pour eux je suis encore “petite” (honte à celui qui lira cette page !) Pourtant, je suis déjà une « grande fille » hélas. Personne ne comprend ce “hélas”, pourtant un tas de problèmes arrivent en grandissant.

Nous allons avoir dans la famille un enfant grec, nous avons demandé que ce soit une fille d’environ quatre à six ans[3]. Je l’aimerai comme une sœur.

Enfin, je fréquente de nouveau une école hongroise et ma moyenne est assez bonne : 16,54 / 20, j'essayerai de la monter au moins à 16,66 (pour arriver à celle de Ditta[4]). Il faudrait que j’aille visiter mon amie Marthe, elle aussi a peur de “LUI” pourtant c’est la fille la plus brillante que je connaisse – ce n’est pas sûr, mais peut-être (?) même plus intelligente que moi.

L’article que je mettrai ici, paraîtra dans la revue Femmes Travailleuses, je l’ai rédigé avec l’aide de la mère d’Edith et maman l’a corrigé un peu pendant qu’elle l’a tapé. Son titre: “Nous avons commencé, continuez!”

[1] Habitude du pays : arroser les filles qu’on aime bien le dimanche de Pâques. Au village, avec de l’eau de la fontaine, en ville avec l’eau de Cologne. Plus des garçons arrivent, plus ils s’intéressent à vous. On les attend avec des œufs colorés et des petits gâteaux.
[2] le frère cadet de ma jeune tante Irène
[3] Nous ne l’avons pas obtenu finalement.
[4] Elle ne veut plus que je la conseille en classe, ni jouer avec moi, elle se laisse influencer par Jetty, fille d’une actrice.

D'Elise

Voilà ce que je viens de reçevoir d"Elise: Extrait de Pertes et profits

"L'enfance est le sol sur lequel nous marcherons toute notre vie." [Lya Luft]

Nouveau blog de remplacement

J'ai créé un nouveau blog au julie70b son titre provisoire: Julie70's present Je voulais vous faire savoir. C'est possible que je vais le renommer "Il y a de la vie" pour qu'on tombe dessus si on cherche l'ancien. Dites quel opinion vous avez, lequel aidera plus à trouver ce blog-ci ?

Gabrielle et son trésor

Mamie, prends celui-ci ! m'a dit hier soir ma petite-fille.Et chacun de nous a ses trésors. J'en ai perdu pas mal déjà au cours des années, mais à chaque fois ça heurte. Je n'arrive pas encore à croire que mon blog sur le présent a disparu et ne va pas apparaitre comme par miracle. J'espère encore.

4 mars 1948

Mon deuxième journal

De mars 1948 à novembre 1949 ; 13 à 15 ans

Ajouté sur la couverture, en 1950
« Une année et demie, période des plus grandes transformations de ma vie »

Pendant que je commence à écrire ce journal, mon regard tombe sur mes livres, et, parmi eux, le Journal de Marie Bashkirtseff, j’aurais très envie d’être aussi connue que Marie. Elle l’a commencé à 12 ans , j’aurai bientôt 14. Finalement, quelqu’un plus âgé de deux ans sait mieux écrire un journal, n’est-ce pas ? Devais-je commencer, comme elle, avec l’histoire de ma vie ? Non ! C’est trop simple et cela paraîtra étrange peut-être seulement après 100 ou 50 ans.

Que c’est-il arrivé jusqu’à maintenant ?

Je m’appelle Julie Kertész et je suis née à Kolozsvár (Transylvanie.) Nous sommes partis à Bucarest quand j’étais encore bébé, et là-bas je fréquentais une crèche allemande. Ma langue maternelle est le hongrois mais entre 1934 et 1940 j’ai appris aussi à bien parler le roumain. Ainsi vers cinq ans je savais trois langues: allemand, hongrois et roumain. En 1940 nous sommes venus chez grand-mère pour l’été, comme d’habitude, et nous sommes restés à Kolozsvár (redevenue partie de la Hongrie, pas de la Roumanie comme Cluj l’était depuis 1920). Pour mes quatre premières classes je suis allée à l’École Communale, 8 rue Gyulai. J’ai rapidement oublié les langues roumaine et allemande et notre institutrice fasciste me dressait à devenir une fille nationaliste capitaliste. Même ma mère ne réussissait pas à la contrebalancer alors.

1944. L’horreur m’envahit en écrivant 44, Quatre est le chiffre que je haïs le plus. J’ai d’avance pitié pour ceux qui vivront en 4444 ! Pourtant, ce n’était pas la pire année pour tous. Ni pour ceux ayant déjà survécus à deux guerres mondiales, ni tous ceux, qui n’ont pas survécu ! 1944. L’année la plus affreuse de ma vie. (J’espère, je n’en aurai plus ainsi dans le futur.) Cette année-là, l’enfant s’est endormie en moi et s’est réveillée l’adulte, disons… adolescente.

‘Les soucis de la vie’ m’ont attrapée à l’instant où réveillée à sept heures du matin maman m’a dit que dans une heure nous partons avec le train à Budapest, rejoindre papa. Alors le chagrin sanglota en moi. Pourtant, aller à Pest c’était bien ! Mais comme si j’avais senti que nous n’y allions pas nous distraire, mais parce que la veille les troupes allemandes étaient entrées en Hongrie. Comme si j’avais senti que je ne reverrais pas pendant longtemps Kolozsvár, ma petite bonne ville chérie et aimée ! Comme si je m’étais doutée que je ne reverrais jamais plus Magdie… ma cousine, amie et camarade de classe et de banc, que j’ai commencé apprécier vraiment quand il était trop tard.

Je ne le savais pas encore.

Je ne savais pas non plus ce qui se passait dans le monde. Ni ce qui était en train de se passer pendant que nous fréquentions l’école communale et jouions tranquillement à la poupée avec Magdie. Je ne savais pas qu’on torturait des gens en Russie et dans d’autres pays.
Je ne savais pas que mes grands-parents, ma tante et Magdie à qui je n’ai même pas pu dire au revoir dans un an n’existeraient plus. Dans un an, les Allemands les auraient transformés en savon.

Je ne savais pas encore ce qui m’arriverait à moi et aux autres, et je n’avais même pas entendu encore le mot ‘communiste’ (mais notre institutrice nous racontait des horreurs auxquels les ‘affreux rouges’ soumettaient les prisonniers. Alors, je ne savais encore rien… ni de personne.

Depuis, je sais.

Depuis j’ai compris pourquoi il nous fallait aller à Budapest avec des faux papiers , ensuite à Obecse près de la rivière Tisza. Nous sommes retournés à Budapest à l’automne 1944 mais encore avant la venue au pouvoir de Szàlasi, (chef des SS hongrois nommés Croix Fléchés) et c’est à Buda que nous avons, heureusement, survécu au long siège de la capitale hongroise.

Aujourd’hui, nous sommes le 4 mars 1948.

Depuis la guerre, beaucoup de choses se sont transformées autour de moi et aussi en moi. Je ne permettrai plus que l’on nous raconte déformée la vraie politique, je ne laisserai plus sans les éclairer ceux qui m’entourent, ni la génération future. Suis-je communiste ? Je ne crois pas que ce mot m’aille tout à fait, mais de toute façon je suis démocrate ! Ni moi, ni les autres, du moins mes camarades bien pensants, n’allons permettre qu’une nouvelle guerre éclate, et que de nouveau arrive ce qui était arrivé ! Nous allons construire un pays et un monde démocratique !!! Mais je n’arrive pas à aimer la Roumanie autant que la Hongrie, et en secret de mon cœur, je voudrais que la Transylvanie fasse toujours partie de la Hongrie et que Cluj redevienne Kolozsvár… Mais on ne peut pas changer le cours de l’histoire.


En commençant ce journal, j’ai décidé de « jeter de la poudre aux yeux » à quelqu’un et d’y mettre plein de « LUI » tout comme Marie Bashkiertseff dans le sien.

« Lui » doit être bien sûr ce qui est le plus important pour moi, mon but. Je suis en 4e et cette année mon plus cher désir est de passer avec succès et bons résultats mon petit baccalauréat. Je ne suis pas encore amoureuse (comme elle était en 1878), donc mon « Lui» sera l’examen d’entrée au lycée. En feuilletant ce cahier on croira que je suis amoureuse, tant pis, qu’on crève d’envie ! Celle qui lirait mon journal en détail sans ma permission penserait « cette Julie fière, menteuse et croyant trop en elle-même », mais c’est elle qui sera pire, puisqu’on peut tout dire sur une personne lisant en cachette les notes intimes d’une autre.

C’était seulement la préface. Qu’il commence donc tout en trompant les autres, cependant en écrivant toujours la vérité ; mon beau, talentueux, intéressant et entraînant JOURNAL.

Bon, n'oubliez pas que je n'avais que treize ans

Remarquez, ici commence une période de croyance idéologique de ma vie, tout autour de moi on nous disait que les communistes veulent qu'il n'y a plus de guerre, que ils ne laisseront pas jamais arriver ce qu'était arrivé pendant la dernière, etc. : Je voulais moi aussi participer à créer un monde nouveau et plus juste.

Mon blog Julie70 disparu

J'attends, j'espère encore que c'est passagère.

25 Décembre 1947

C'est mon premier journal (1944 à 1948) et on arrive à la fin dans cette dernière épisode.

Je n'ai pas écrit dans mon journal depuis l’été. Je ne peux même plus l'appeler “journal”, parce que je n'y ai mis que les choses les plus “importantes”. J’écris “ai mis” au passé parce que je suis en train d'écrire sur ses dernières pages. J'ai commencé avec Noël et finirai avec Noël.

La première date était le 25 décembre 1944. J'ai décrit quatre Noëls: 1944, 1945, 1946, et 1947, ce dernier, je le décrirai bientôt. En relisant ce “livre” j’observe un certain développement. Je le constate aussi sur moi-même : je me sens maintenant grande, je ne suis plus une enfant. Il y a quelques minutes, je me suis regardée dans le miroir et je n’arrivais pas à me reconnaître, je suis devenue tellement grande, sérieuse et (d'après moi) jolie fille.

Aujourd’hui j'ai eu une grippe, j'ai dû rester au lit. Véra et Édith sont venues me voir. On a coupé les tresses d’Édith, moi aussi je vais les faire couper bientôt.

Je vais donc décrire dans ce livre le dernier Noël.

Nous avons attendu papa, il aurait dû revenir de Bucarest . J'étais fort chagrinée comme il n’arrivait et n’arrivait pas. Ma tante et mon oncle étaient ici avec ma petite cousine et finalement nous avons allumé l'arbre vers 9 h.

J'ai reçu cinq livres, des cartes de visite, trois petits vases, un pull, un pantalon de ski, un crayon et un magnifique, énorme arbre de Noël. Donc on pourrait dire que c’était un noël bon et généreux. Pour l'instant, je me suis réjouie le plus de cartes de visites à mon nom et d’une chaînette bleue.

Il est le soir du 25 décembre 1947
à 10 h et 17 minutes.
Mon cher journal
je te dis adieu,
bonne nuit !

Julie, 13 ans

1e  Journal de 10 - 13 ans

à 9 heures et demie du soir
Je voudrais tellement avoir une mère qui me comprenne et qui compatisse à mes douleurs. Papa est à moitié comme ça, maman pas du tout. Quand je serai mère, moi, je ferai tout ce que je peux pour mes enfants. Je serai compatissante et je ne les laisserai pas en proie aux sarcasmes et aux méchancetés d’étrangers ! Mon Dieu, aide-moi pour que je puisse bien élever mes enfants, et enseigner cela aussi aux autres mères. Aide-moi à savoir organiser et bien diriger les enfants pionniers de la Roumanie. Et, je t'en prie, réalise mes souhaits.
Laissée seule

Laissée seule est la pauvre orpheline,
Elle n'a vers qui courir,
Délaissée, seule, il lui faut du courage!
Elle n’est pas vraiment orpheline,
Mais abandonnée, dans une énorme solitude,
Solitude d'âme, elle n'a pas vers qui se tourner
Raconter sa tristesse, déverser son cœur,
Elle reste accablée et énormément triste
Si elle s’adresse vers sa mère,
Elle se moque et en plus, même la gronde,
Aller vers son père ? il ne sait pas l'aider,
Il a d'autres problèmes, des affaires à diriger,
Qui a raison, elle ne le comprend.
Peut-être, si elle cherchait, expliquait…
Ses parents la prennent pour une gosse,
Prennent pour une caprice ses problèmes et sa tristesse.
Et avec des inconnus on ne peut pas parler.
Ainsi, il n'y a personne vers qui se tourner,
Elle reste seule, avec son chagrin et sa tristesse
Son journal et ses vers...

Le lendemain soir
Ce matin, maman m’a battue au ping-pong seulement à 21contre 17.
L’après-midi nous avons rendu visite à ma copine Marthe, puis nous sommes allées au cinéma avec maman. Nous avons vu un très bon film. L’acteur était très beau, plus beau même qu’Émeri (le frère d'Irène). Lui, hélas, c'est sans espoir, il ne m’envoie même pas sa photo. Que faire? Bonne nuit, je suis fatiguée.

13 août 1947, le matin
Hier après midi nous nous sommes promenées à bicyclette avec ma nouvelle copine Véra, c'était du tonnerre. Nous avons erré pendant des heures à travers les rues de Kolozsvàr. Je suis revenue épuisée.

Sidonie

Journal de Sidonie, née 9 juillet 1884

L’original du journal en hongrois est au Musée Holocauste en Israel . Une copie dactylographiée avec textes finissant août 1945 (elle a continué son cahier après cela) à Jad Washem avec une traduction allemande.
Cette version traduit en français, tel que j'ai pu, vers 1993 et le reste, retrouvé par moi plus tard, en 2003.
Non, je ne vais pas vous publier ici tout le journal, je vais consacrer un autre blog pour "souvenir" et récits sur mes ancêtres, mais je voulais publier ici le début, me disant que vous comprendre, peut être mieux la suite de mon propre journal, qui n'en parle plus presque de tout ça. Moi, j'étais enfant alors et je ne sus dire ce que je ressentais comme ma grande mère Sidonie.

Journal pour mes petits enfants
Notre destin à partir de

19 mars 1944,
à cette date les Allemands sont entrés par surprise dans Budapest.

Depuis la guerre, le gouvernement Kallay avait mené un double jeu : malgré sa collaboration avec les allemands et - grâce à cela - les alliés nous ont surtout menacés de bombarder. Mais aussitôt après l’entré des Allemands en Hongrie, les croix fléchées (comme les SS hongrois s’appellent) ont prise le pouvoir dans le pays et se sont précipités comme des déments de promulguer des lois de plus en plus draconiennes contre les juifs.

Jour après jour, des contraintes de plus en plus terribles nous sont tombées dessus. L’appropriation féroce par l’état de tous les avoirs en outrepassant tous les droits nationaux et internationaux instaurés depuis des siècles, et dès le premier jour en attrapant des juifs dans les rues et les trains sans aucune raison et en les internant. En diminuant notre alimentation, et à partir de cinq avril, nous étions en plus obligés de porter l’étoile jaune, de faire nos achats pendant un temps fort réduit, et finalement, ils ont commencé à entasser les juifs de province dans des ghettos. À Budapest, en ils nous ont forcés de déménager en groupe dans certaines maisons sélectionnées par eux et marquées d’étoile jaune et, dans les zones dites “de guerre” on commença rapidement la déportation dans des camps de concentration, la séparation des familles, etc. etc.

Il n’existe pas de plume assez colorée pour décrire, ni peintre qui pourrait esquisser, l’acharnement précipité avec lesquels, les nazis hongrois ont entrepris au pas de charge, la ruine matérielle, corporelle et de l’esprit des juifs, en s’efforçant de dépasser largement celui de leur maître et modèle les nationaux‑socialistes allemands !



Nos premières grandes angoisses personnelles ont été les événements de Kolozsvàr.

En avril 30, à la façon d’un putsch, on a jeté hors de leur foyer, en ne leur donnant que 10-20 minutes, les habitants des immeubles « Pierre et Paul », ne les laissant à prendre que les affaires les plus indispensables (répondant à chaque fois: « das werder Sie nicht mehr brauchen! » (vous n’aurez plus besoin) et en leur donnant le sentiment qu’on les emporte probablement pour les achever.

Dans ces immeubles (occupé pour les SS, le jour de leur arrivé d’une façon barbare), habitaient ma fille cadet Anne avec ses deux petites filles, mon frère Hugo, mon frère Charles et leurs familles, avec beaucoup d’autres amis. Après les avoirs conduits par camions dans la cour de la synagogue, avec juste un sac à dos ou une petite valise, on leur laissa finalement le droit d’habiter chez des familles connues ou parentes, à condition de déclarer l’adresse où ils allaient demeurer.

Nous avons réussi à faire emmener ma fille Anne et avec ses deux fillettes, avec l’aide d’un bon ami (lieutenant chrétien) à Budapest. En tant que veuve de guerre, elle ne devait pas porter l’étoile. Plus tard, il s’est avéré que son époux avait été « défenseur de patrie » seulement et qu’elles devaient porter l’étoile elles aussi. Pourtant mon beau-fils est mort en Ukraine, appelé d’armée.

Le premier jour, après l’arrivé des allemands en Hongrie, la fille aînée de Sidonie arriva avec sa fille de dix ans, Julie à Budapest, venant de Transylvanie Dans le nuit profond, les SS avec chiens attendaient sur le quais et demandant les papiers. Après un interminable demi heure, le mari arriva avec des (fausse) papiers. Ainsi, Julie, qui traduit le journal de sa grand mère en français, échappa avec ses parents et ne fut ni interné ni fusillé.
Construits par mon fils Laci, Ladoslaw.

Beaucoup d’habitants de Kolozsvàr, près de la frontière, ont essayé de s’échapper devant leur sort, en fuyant vers la Roumanie. Parmi eux, plusieurs, attrapés par la Gestapo, ont été emprisonnés puis, tout comme les autres, entassés dans la cour d’une ancienne briqueterie. 18,000 personnes dans un lieu incroyablement étroit ! Aussi de départements voisins ; on les prit par surprise pendant la nuit et rassemblé dans la forêt voisine. Une femme arriva portant dans ses bras son enfant, la tête se balançant, il était mort…

De la fabrique de brique, où l’on cuisinait difficilement dans des marmites ou des baignoires, (s’auto-nourrissant) et l’on dormait tellement entassé qu’ils pouvaient se coucher seulement sur le côté sur les matelas mis dans la boue (au moins ceux auxquels les gendarmes hongrois ont permis d’en emporter par bienveillance) - on les a emportés par plusieurs transports (cinquante à quatre-vingt dans chaque wagon à bestiaux scellés), mais nous ne pouvons pas deviner où.

Ils ont rassemblé et emmené même les vieillards de l’hospice. Seuls quelque uns sont restés entre eux dans l’hôpital et l’hospice. (ajouté après la guerre) : Ainsi a échappé ma chère pauvre maman.

Aveugle et malade de 84 ans et l’on voulait la déporter !

L’apprenant, elle avala tas de somnifères et agonisait quatre jours à l’hôpital juif où on l’a placé. Après quatre jours, les allemands voyant qu’on ne pouvait pas le réanimer, ont annoncé : “Die kann shon bleiben” (celle-ci peut rester). Donc à cette détermination héroïque doit ma mère d’être resté.

Elle était seule, délaissée à l’hospice, elle qui était toujours entouré de ses enfants, petits-enfants et arrière petit enfants. Et malgré tout « grand-mère Paula est confiante, forte et donnant courage aux autres » nous avait écrit mon frère Charles, avant d’être déporté à son tour avec sa femme et son fils aîné André.



Pendant ce temps à Budapest les décrets les plus déments se sont succédé, déjà on n’avait plus le droit de sortir ou faire des courses plus d’un à deux heures par jour, ainsi de suite.

Alors notre fils Laci, a réussi à nous mettre (Anna et ses enfants aussi) dans un voyage aventureux, comme faisant partie de la famille Brand, oncle de ma bru Boris. Groupe d’un organisation sioniste conduit de Joël Brand et Rezso Kasztner. Les Allemands nous permettent d’aller - à travers l’Allemagne - jusqu’un port espagnol et en deux semaines nous pourrions être en Palestine.

Notre première question bien sûre était :

- Et ma fille Katinka avec sa famille ? *( ça c'était nous)

- Nous ne pouvons les mettre tous sur la même carte, répondit Laci. Ils vont essayer de se cacher sous faux noms, peut-être tout ne durera pas trop.

- Laci, dit alors mon mari Emil, as-tu pensé que nous nous mettons volontairement, dans les mains de nos plus grands ennemis ?

- Il n’y a pas d’autre solution, a-t-il répondu, notre départ est aidé aussi par le Joint (Bund) de l’Amérique, peut-être réussira-t-il.

Du camp de briqueterie de Kolozsvàr gardés par les allemands, environ 300 à 400 sont déjà arrivés à Budapest, ils étaient dans l’Institut des sourds‑muets de rue Columbus. Á ma grande douleur, pourtant nous avons tout essayé, il n’y avait personne de notre famille parmi eux !

Le jour quand nous aurions dû déménager dans la maison désignée avec étoile nous sommes entrés nous aussi dans ce camp, nos aussi. C’est difficile de décrire le désarroi des jours précédents pendant qu’on devait démanteler notre foyer, transmettre nos affaires inventoriées aux deux délégués de la maison, et partir ensuite avec juste une à deux valises, devenant dorénavant sans domicile.

Un décret demandait, d’après laquelle chaque famille juif doit faire l’inventaire soi même et soigneusement noter dessus, ce qu’il a emporté avec soi dans la maison désignée, ce qu’il a laissé dans son ancienne foyère. Ce dernier, transmis à deux délégués, ressemblé dans une pièce vide. En lui même, cela m’aurait donné beaucoup de travail nerveusement éprouvant, surtout que mon mari Emil a pris avec un sérieux extrême et a voulu appliquer tous les décrets à la dernière lettre.
C’est impossible de décrire le détresse et crève-cœur pendant qu’on empaquetait et défaisait notre foyer. C’est maintenant qu’on sentait qu’on devenait sans patrie, fuyant dans le monde. Se séparer de toutes nos petites affaires auxquelles nous nous étions habitués pendant de longues années était déchirant. Pour tout dire, un sentiment affreux !

Passant le seuil, les larmes coulaient de nos yeux.


Dans le camp rue Columbus, des baraques de bois construits par Laci pour pouvoir emmener davantage de personnes de province où nous dormions sur des lits superposés (avec des matelas apportés de leur maison), aliments préparé par nos soins, bons mais nourriture de masse (le matin café, bien sûr pas vrai, à midi et soir des légumes.)
Nous dormions séparés, les femmes et enfants d’un côté, les hommes de l’autre. Pendant la journée, nous étions ensemble dans le grand parc et nous nous faisions tout pour subvenir, lavage, repassage, etc. Et malgré tout, nous nous sommes sentis mieux : l’espoir de s’échapper nous réchauffait et nous étions entre nous, nous ne sentions pas autour de nous l’atmosphère de haine horrible nourri sans cesse par la propagande !

Mais nous avions observé aussi chez plusieurs de la pitié et de honte pour ses décrets incroyablement haineux (les cartes d’alimentation jaunes donnaient le droit à moins ou souvent à rien ; à partir du 1er avril interdiction de servantes chrétiens etc.)

À peine une semaine plus tard, le 30 juin, nous sommes partis en rang par cinq, les malades sur des chariots. Nous pouvions emporter deux vêtements, six lingeries et aliments pour 10 à 14 jours. Assis sur le chariot, je me suis rappelé de ceux menés vers la guillotine pendant la Révolution Française.

Au lieu de huit, nous sommes arrivés à la gare vers minuit. Jusqu’à lendemain soir on nous déplaçait d’une voie à l’autre et nous nous sommes retrouvés finalement à la gare Ràkos. Nous étions 1650 dans cette action tolérée par les allemands à prix de dur sacrifices. Le plan était qu’on arrive au plus tard après 8 à 10 jours en Espagne et de là en Palestine.


Plusieurs jours de progression fort lente s’écoulent, nous sommes finalement arrivés à Mosonmagyarorvàr, à peine quelques heures de Budapest.
On a mis le train de 35 wagons sur une voie de garage et l’on nous a donné le droit de camper. Nous nous nourrissons avec ce que nous y avions emporté et de la nourriture emportée par les chefs. Tout notre argent et valeurs nous avons dû confier à Budapest avant notre départ aux chefs, étant entendu qu’ils nous le restituaient à notre arrivé.

Comme on avait placé 40 à 50 personnes dans chaque wagon à bestiaux, seulement la moitié pouvait se coucher à la fois, serrées les uns contre les autres.

Photos de Paula

Laquelle est Paula, je ne le sais pas, mais l'une des deux, sûrement. Nous avons tous été jeunes, même mon arrière grand mère, en mille huit cent quelque chose...
Et dans ce photo, déjà âgée, avant ma naissance.
Mais je l'ai connu seulement ainsi, aveugle et tricotant sans cesse. Dans ce photo elle ne sourit pas, mais quand je venais la voir, elle me souriait tout le temps pendant ses récits, ne pleurait qu'en se rappellant une de ses filles décédés à deux ans (90 ans avant). Puis recommencait à raconter. Me donner courage.

Paula (2)

Paula, notre Mamouska, fut le miraculée de la famille.

Partout, il y a des gens méchants, comme les voisins ayant dénoncé mes grands-parents paternels, parce que leur fille venait se marier et ils voulaient qu’elle loge près d’eux.

Il y a aussi, heureusement des gens extra ordinaires.

Quand ma grand-mère dû partir à Budapest habiter pas loin de son fils, ils mirent Mamouska dans un asile des vieillards, chez des bonnes sœurs. Le fils aîné vint lui dire au revoir avant d’entrer dans le camp de rassemblement de Kolozsvàr, la cour d’une usine de briques. Il lui laissa des somnifères.

Et le tour de Mamouska arriva.

« Demain on vient vous chercher », dit l’officier SS. A l’époque, on ressemblait les juifs de Transylvanie, Hongrie alors, et on les emmenait par groupes dans des wagons de bétail à Auschwitz. Les vieux, malades, ont avait programmé pour la fin.

A ce moment, Paula avait déjà 90 ans et était aveugle depuis 18 ans.

Mais elle était aussi religieuse et la religion interdisait la suicide.

Comme d’habitude, Paula commença à parler avec son dieu. (Moi aussi, j’en ai parlé dans mon enfance). Mon dieu, pria-t-elle, tu sais que je suis très vieille, trop, j’en ai déjà assez vécu. Que ferais-je seule, aveugle, sans personne pour m’épauler ? Bien sûr, elle ne s’imagina pas qu’aussitôt arrivé à Auschwitz on la tuera (déjà à partir de 45 ans c’était considéré paraît-il vieux et gazé aussitôt). Elle ne savait pas encore, plaine des choses.

Elle pris, la conscience tranquillisée après des longues prières sa décision et avala tous les médicaments. Le lendemain matin, quand les SS arrivèrent, elle agonisa.

« Sie can es bleiben ! » dit l’officier SS.

Elle continua à agoniser encore trois jours.

Puis, se réveilla et demanda du lait.

Pendant une année entière, alors que toute la ville fut depuis longtemps « nettoyé » des ses juifs et convertis, les bonnes sœurs cachèrent aux autorités que Mamouska survécu. La nourrirent, la soignèrent. Et ceux entre ses fils et petits enfants qui survécurent, à leur retour la trouvèrent à leur grand étonnement, en vie et de bonne humeur.

« Mamouska vie ! fut le premier télégramme que maman envoya à sa mère, au loin, échappée, elle après six mois à Bergen-Belsen et vivait dans un asile près de Genève.

Ma grand-mère Sidonie en parle dans son journal.

Oui, écrire des journaux, c’est une longue tradition familiale, qui continue d’ailleurs. J’ai traduit et déposé aussi à APA le journal de Sidonie, commencé sur le wagon qui la transporta de Budapest vers une destination qu’elle ne connaissait pas encore. Elle continua dans le camp et après, quand le pays des rêves ne s’avéra pas tout à fait ainsi, non plus.

De maman il n’en est resté que son journal écrit sur ma petite enfance, les autres ont été emportés par la Securitate en 1950 quand on arrêta une nuit papa pour « sabotage » et ils se sont perdus à jamais. On emporta tout matériel hongrois, toute correspondance, mais on ne toucha pas ce jour-là à ma chambre et mes livres entre lesquels se trouva ce journal-là.

Mamouska racontait. En sortant de l’école, entre mes 12 et 13 ans, je passais par l’hopital où elle habitait alors, où ma mère travaillait comme laborantine. J’allais la voir souvent.

Elle m’apprit, plein des choses. Non seulement l’histoire de toute la famille (de cela peut être une autre fois), mais m’inculquant l’optimisme et une façon de voir la vie que j’ai en moi, encore aujourd’hui. Oui, « quoi cela sert » j’ai appris de ses récits.

Paula, arrière grand-mère (1)

Si je n’ai pas une vraie notion de l’âge, c’est dû à Paula, mon arrière-grand-mère, appelée Mamie, Mamouska en hongrois.

La plus petite entre 13 enfants, elle eut 7 enfants et de nombreux petits enfants et, à la longue, même ses enfants l’appelèrent seulement "Mamie".

Dans le journal de maman, traduit (mais pas corrigé) et déposé récemment à APA (l'association pour autobiographie), ma mère raconte que mon récit préféré à trois ans c’était celui que Mamouska m’avait raconté, appris.

Je ne me souviens pas bien de mon petit enfance, juste un flash ici ou là, mes de ce récit-là, je m’en souviens bien.

Je vois devant mes yeux la porte de le petit pavillon, elle n’avait qu’une pièce. Grand-père, architecte, l’avait bâtit à l’autre bout de cour pour que sa belle-mère soit là, sans y être. Hélas, cet arrangement n’allait que jusque Mamouska voyait encore un peu. Après, traverser seul la cour devint impossible.

Croyez-vous qu’elle était déprimée ? Elle était l’être la plus optimiste et joyeuse que j’ai connu. Même solitaire. Et comment elle racontait !

J’ai tellement « vu » ce qu’elle me racontait, que je la « vois » là, au pas de la porte, avec les mains pleines des paquets emballés de papier blanc, essayant d’entrer et n’arrivant pas, puisqu’il y en a trop. Au début, j’avais trois ans, elle me racontait par ce biais, de ses enfants, petit et arrière-petits-enfants, les uns après les autres. Oui, et il ne faut pas oublier « Tom, le fis de… » etc.

Elle me disait, qu'elle a dû être élévé par sa soeur, ayant un enfant en même temps qu'elle était née : ce n'étais pas si bien d'être loin de maman, me dit-elle, mais tout chose à quelque chose est bonne, je pouvais m'échapper et ma soeur me croyait avec maman, et maman avec ma soeur. En fait, le plus souvent j'allais assister au cours que le tuteur donnait à mes frères. Cela m'a été très utile par la suite. Puis, c'était si intéressant! ajouta-t-elle.

2 avril 1947

2 avril 1947

J'ai réussi à faire un fantastique poisson d’Avril à maman et à papa !!!

La bonne m'a réveillée à 6 heures et j'ai changé toutes les montres, en les avançant d’une heure. Alors j’ai réveillé mes parents. Comme maman se dépêchait! Papa aussi! Et quand maman a été sur le point de partir au travail, j'ai glissé une petite note dans sa main: "demande l'heure" - et il était seulement 7 heures, maman croyait qu'il était déjà 8 heures !

On nous donne énormément de devoirs, mais j'espère que j’aurai au moins une moyenne de 15 comme au premier semestre. J'ai des problèmes avec la répétition de “Pays des princesses” la pièce que j’ai écrite pendant l’été - mes copines ne veulent pas venir régulièrement pour bien l'apprendre. Je suis fâchée contre Édith la princesse (elle n’arrive pas à apprendre son texte). Oh, que je voudrais devenir connue! Journaliste, sportive, danseuse, actrice, chimiste ? Même l'intérieur de la montre m’intéresse !

2 Août 1947

Je viens de rentrer de mes vacances. J'ai été au même endroit que l’année dernière, mais cette fois-ci j’y étais malheureuse.



Rester, persister

J’avais douze ans et c’était la deuxième fois que j’allais dans la même colonie de vacances privée avec quelques filles des amies de maman.

Elle était dirigée par l’amie autrichienne de maman m’ayant fait découvrir Bibi de Michaëlis. Une amie à elle était la propriétaire de la maison où nous habitions et aussi la cuisinière, fort bonne. C’était dans la campagne, un village avec piscine, un bois avec une source, lieu d’excursion. Une aile pour filles, une pour les garçons. Trois enfants par chambre, à partir de six ans, 9 filles en tout.

Cette année encore, j’étais dans la même pièce que Vera, devenue ma copine, elle avait deux ans de moins que moi, et Edith, la belle et capricieuse, de quatre ans plus jeune. L’année d’avant, nous nous étions bien entendues, mais cette année-là elle était devenue insupportable. « Ne touche pas à ça ! Ne fais pas ça ! Je veux », disait Edith, puis elle touchait à tout ce qui était à moi.

Je ne savais pas à l’époque qu’on lui passait tout parce que le nouveau mari (ancien communiste quand c’était encore illégal) de la mère d’Edith était devenu Secrétaire du Parti Communiste en Transylvanie. Le plus important donc de toute la province à l’époque. La fillette ne pouvait donc avoir tort. On me disait « parce qu’Edith est plus petite. » Plus tard, hélas (pour lui et Edith), il devint l’adjoint du Luca, Ministre des Finances dans la Roumanie Communiste.

Un jour, les garçons ont ri de nous à la piscine et le soir ils sont venus sous nos fenêtres chanter une sérénade, bien sûr pour elle seulement, elle la belle. Furax, nous avons pris un verre d’eau et l’avons versé par la fenêtre. Après, ils nous évitaient quand on se croisait sur la rue.

Edith se plaignait de moi et plusieurs fois la monitrice lui donna raison. À tort, une fois, deux fois, trois fois. Finalement, j’en ai eu marre, je ne voulais plus rester là, je voulais retourner à la maison. Là, on m’aimait, on ne m’accusait pas à tort.

J’écrivis une lettre à mes parents « Ici, c’est impossible, venez me prendre. »

Ils m’appellent : « nous arrivons dimanche, ne pleure pas. »

Dimanche arriva. Mes parents aussi. Ils m’emmenèrent chez le pâtissier de village. J’éclate et raconte les injustices subies. Et le fait que la monitrice ne veut pas me changer de chambre, ni me donner raison et que c’était toujours moi, accusée à cause de cette petite peste d’Edith, à tort. Et que maintenant, même Vera a commencé à prendre son parti.

Je veux partir, retourner avec eux !

— Bien, répondit maman, tu peux.
— Viens te promener avec moi dans la forêt, dit papa.
— Je te montrerai la source, dis-je avec plaisir. Et toi, maman ?
— Allez-y, on se rencontre à la colonie.
Nous sommes partis nous balader.

Je ne me souviens plus bien des arguments de mon père, le fait est qu’il réussit pendant notre promenade à me convaincre de l’importance de persister malgré l’adversité et les difficultés, ne pas me laisser faire, ne pas reculer. Serrer les dents et attendre mon heure, lutter et non pas renoncer.

Profiter du reste des vacances en plein malgré la petite peste. « Il n’y a plus que huit jours et les vacances sont finies. Tu peux revenir avec nous, mais ce serait vraiment mieux si tu ne recules pas, ne te laisse pas vaincre, résiste, reste ! dit mon père. »

Revenue chez notre logeuse, maman nous attend.
— Alors ?
— Alors, quoi ?
— Qu’as-tu décidé, demanda maman. Tu viens avec nous ?
— Non, je reste.
— Je t’avais dit, dit papa avec un grand sourire. C’est ma fille !
Ils partirent.

Je ne me souviens pas de ce qui se passa ensuite pendant mes vacances, sauf que j’écrivis un journal mural et que même s’ils ne furent pas excellents, la reste de mes vacances ne fut pas tout amère non plus. J’ignorais Edith et au lieu de pleurer, je lisais et nageais. J’attendis patiemment ou impatiemment de rentrer, d’être de nouveau choyée par maman.

À la rentrée, papa m’attendait avec deux cadeaux : un sac et une valise. Il avait parié avec maman qu’il réussirait à me convaincre de rester, ne pas abandonner. C’était les récompenses au cas où il réussirait, au cas où tout en serrant les dents je persisterais.

Ma mère tira d’autres conclusions de l’histoire. Alors, sa fille est assez grande et elle ne doit plus être choyée. Oh, comme cela me manquait par la suite ! Être considérée à 13 ans comme grande et responsable, n’était pas à mon goût.

Il a fallu longtemps pour que je ne regrette pas d’avoir donné raison à ma mère, surtout de n’être plus considérée comme la petite fille de la maison. D’avoir persisté malgré les difficultés.

Aujourd’hui, je me rends compte combien je dois aux deux parents. Ce fut un grand pas vers mon devenir adulte, pour me débrouiller plus tard dans la vie sans m’enfuir. Apprendre à serrer le dents et persister.




10 Août 1947
Hier a commencé l’échange de l’argent, la dévaluation: «stabilisation.»

Ce matin, je suis allée chez Irène, ma petite cousine Mariette d’un an est si mignonne !

Édith et sa mère sont venues nous voir, elle était méchante tout le temps, comme elle l’avait été pendant les vacances qu’elle me les a rendues amères.

29 juin 1946

en colonie de vacances
Mon cher journal, si tu savais tout ce qui m'est arrivé depuis que j’ai écrit la dernière fois, t’aurais un choc ! Voilà.

Fin mai, nous avons commencé les compositions et cette fois-ci, je n'ai pas eu une seule note au-dessous de la moyenne!

Á la Pentecôte, je suis allée chez mon grand-oncle, dans la commune de mon arrière-grand-mère et je m’y suis sentie merveilleusement bien. Les tziganes ont joué du violon pendant le grand dîner de fête. C’était formidable !

Au retour, nos interrogations orales ont commencé, elles étaient assez faciles. Je parle déjà assez bien le roumain, on commence à me comprendre!

Et maintenant c’est moi qui noterai mes enseignants !
Roumain 10 Français 7 Botanique 10 Hygiène 4
Géographie 7 Calcul 7 Gymnastique 8 Histoire 6
Physique 7 Musique 10 Trav. Ménagers 6 Dessin 5
Je ne sais pas si je les ai bien notés ?
Bientôt nous serons en vacances !

Après les examens on m'a enlevé les amygdales.

C'est arrivé ainsi: le 24 juin j'ai été chez le docteur et il a dit qu'il allait les retirer le lendemain, à midi. Le 25 ils m'ont endormie (je croyais que j’allais me suffoquer), le docteur a enlevé mes amygdales et je me suis réveillée au lit. Ma gorge me faisait très mal, j'ai craché et vomi du sang. Je n'ai rien mangé ni bu de toute la journée.

Le 27, imagine-toi, je suis partie en vacances sur la plate-forme d’une camionnette. Je ne peux pas parler très bien encore. Hier soir, j'ai mangé une omelette avec de la mie de pain. Ce matin j’ai pu boire seulement du thé avec une petite cuillerée de confiture. Quand j'avale, ça me fait encore un peu mal et quand je parle ça m’irrite. Je ménage ma voix et j'ai raison.
Pendant tout ce temps j'ai reçu beaucoup de livres de la bibliothèque, sous mon nom mais aussi sous le nom de maman.

Pauvre maman, je l'ai beaucoup fatiguée.
J'aime énormément
MA CHERE MAMAN !

20 octobre 1946

Il y a énormément de mois que je n'ai pas écrit, au moins trois. Pour décrire tout ce qui s'était passé, je dois faire un nouveau compte-rendu, depuis les vacances jusqu'à la naissance du bébé Mariette, ma nouvelle cousine.

Notre voyage pour le centre de vacances a duré un jour et demi ! parce que les pneus ont crevé 10 fois! La nuit, nous avons dû dormir à la belle étoile, sur la plate-forme ouverte de la camionnette. Nous aurions dû arriver l’après-midi, en 4 heures. Mais ainsi, j'ai réussi à faire connaissance avec les autres enfants, entre autres Vera et Édith.

J’ai écrit sur la colonie dans beaucoup de lettres à maman, dans lesquelles j’ai décrit tout sur mon séjour. Je les ajouterai ici, au lieu de les recopier et elles vont raconter ce qui s’est passé dans la colonie J'ai écrit une pièce de théâtre, je l’ajouterai aussi.

Ma meilleure amie est Véra, ensuite Marthe, Edith, je crois. Je dois m’arrêter, puisque je suis très inquiète, est-ce que mes lettres existent encore ou non.
Les amies de Julie après la guerre :
Véra, 9 ans, sa mère veuve, allemande, le père juif, mort.
Marthe, 12 ans, revenue, après six mois dans les camps de Bergen-Belsen.
Édith, 8 ans, dont les parents cachés séparément, ont divorcé après la guerre.

8 septembre 1946
Je suis bien rentrée. Il a fait très chaud cet été, mais je peux déjà nager 500 mètres ! Hélas, la rentrée des classes est arrivée.

2 janvier 1947
Je n’ai pas pu écrire de nouveau pendant fort longtemps, j’étais trop occupée. Pourtant, tant de choses sont arrivées. Mais décrivons ce Noël maintenant. Nous avons allumé l'arbre de Noël à 7 heures et demie. J'ai reçu beaucoup de cadeaux! Des skis, un jeu de ping-pong, un mouchoir en mousseline, un pantalon chaud, une très jolie assiette de porcelaine et un merveilleux, énorme arbre de Noël. Édith m'a offert le Livre de la Jungle. Ève, la cousine de maman, le Journal de Marie Bashkirtseff (ennuyeux), et ma tante m’a acheté un livre qui n'est pas du tout pour moi - mais aussi un petit nain de mur rigolo. C'est énorme, n'est-ce pas?

C'est la troisième fois que je décris dans mon journal mes cadeaux de Noël, il est possible que je n'aie plus de place pour la quatrième. Pour la nouvelle année j'ai reçu une orange, hélas c’était très âcre. Je m’arrête, car j'ai faim.

Ma cousine Magdie et moi

Avec Magdi à trois ans
Elle est la petite fille devant, sur cette photo>

Apres mes cinq ans, plus de photos de moi jusque 11, question securite probablement. "Pour qu'on ne puisse m'identifier."

Longtemps, je n'ai pas comprise pourquoi mes parents ne voulaient pas que quelqu'un d'autre me photographie, non plus pendant la guerre.

Julie 12 ans


Juli 12 anyuval
avec maman, c'était alors que j'écrivis les lignes (courtes). Bien sûr, les récits sont récents.

7 décembre 1945

L'école a recommencé. Pour moi c'est très dur - parce que je vais dans une école roumaine et je ne connais pas le roumain, seulement le hongrois. Le 5, nous avons rendu visite à ma tante Irène. Elle est revenue d'Auschwitz avec des cheveux tout courts. Nous nous entendons très bien. Elle me raconte tout ce qui leur est arrivé (elle a 21 ans, seulement dix ans de plus que moi).

Sabine, l'étudiante roumaine qui m'aide à apprendre sa langue, m'a offert pour Saint Nicolas des bonbons dans une jolie petite corbeille confectionnée par elle-même. Pour la première fois de ma vie j'ai offert moi aussi des cadeaux à tous : de l'eau de Cologne maison; du café et des cigarettes, emballés dans de jolies boites confectionnées toute seule.
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Trois femmes nues

Il y a des expériences des autres qui sont devenues les miennes, des images imprégnées à jamais, devant mes yeux. Elles ont eu un impact important dans ma vie, elles appartiennent donc à ma vie.

J'ai onze ans. La deuxième guerre mondiale vient de se terminer. Cachés et avec des fausses identités, partis loin pour que personne ne nous reconnaisse, notre cellule familiale restreinte a survécu toute une année.

Je vis.

Nous sommes revenus chez nous, en Transylvanie, nous avons retrouvé notre logement, même la plupart de nos meubles. Maman, papa sont avec moi.

Mais les autres ?

Le bilan est lourd. La sœur, le frère de maman et leurs enfants, ont survécu, mais ils ont passé six mois dans les camps de concentration de Bergen-Belsen. Je ne sais rien d'eux et de leurs épreuves, ni les séquelles avec lesquelles ils resteront toute leur vie. Ils sont loin, mais ils vivent.
Ce n'est pas le cas des parents et de la sœur de papa, ni de ma cousine et amie d'enfance : disparus en fumée à Auschwitz. Je n'arrive pas y croire encore : ma meilleure copine, rusée, a dû survivre ! Je m'entête à le croire encore. Hélas, Magdi n'a jamais atteint ses dix ans.

Irène, la fiancée du frère cadet de papa (qui a survécu caché dans une cave) est revenue. Elle a 19 ans, des cheveux brillants, bouclés, très courts. Elle est honteuse de ses cheveux courts : j'avais des longs cheveux, me dit-elle, avant. Avant Auschwitz.Elle avait été emportée avec sa famille.

Irène n'a plus jamais revu son père, il était déjà " vieux " avant. Il avait plus de 45 ans...

" Mais nous, me raconte-t-elle, nous avons réussi à rester ensemble. Maman, ma sœur cadette fragile et moi. Longtemps. Dans la même baraque, côte à côte. J'ai tout fait pour survivre, là. Pour toutes les trois. J'ai réussi en grande partie en coiffant les officiers femmes SS. Elles me donnaient des pelures de patates - et parfois, même une ou deux pommes de terre entières, quand elles étaient spécialement contentes du succès remporté avec leurs coiffures. Et plus tard, elles me permettaient même de choisir des chaussures et des vêtements chauds du tas.
Tas venant de ceux qui avaient été gazés.

Nous savions déjà ce qui était arrivé avec ceux qu'on dirigeait vers la file de gauche. Gazés, puis brûlés. De temps en temps, le camp sentait fort...

Nous avons survécu ainsi l'hiver, le pire aussi : les " Appels " du matin. Il fallait rester debout dès l'aube, avant le travail, pendant des heures et sans broncher. Avant et pendant qu'on nous comptait. Maman était de plus en plus faible, ma sœur malade, mais j'ai réussi chaque matin à leur faire passer le cap. Et avec quelques cadeaux aux horribles " Kapos ", juifs polonais ou lithuaniens, j'ai même obtenu, de temps en temps, qu'elles nous mettent un bout de viande solide ou davantage de légumes dans la soupe sinon claire. Et qu'elles nous battent moins. Nous étions ensemble, nous nous réchauffions l'une contre l'autre. Maman, ma sœur et moi.

Mais un jour, on nous ordonna de nous déshabiller et de nous mettre les unes après les autres. Un nouveau tri ! Je mis ma sœur devant, maman au milieu entre nous et moi après elles.
De loin, je voyais Mengele, grand, beau, blond, il faisait le tri, avec son fouet décidait qui irait à gauche, qui à droite. Qui serait éliminé aussitôt, à qui l'on permettrait de continuer à travailler. Nous étions nues dans la cour, près les unes des autres, à la queue leu leu. J'avais plus honte d'avoir ma tête rasée que de n'avoir rien sur moi.

Ma sœur passe. Dans la bonne file. Je respire, continue Irène.

Maman est maintenant devant Mengele. Elle a un mouvement de recul. Une seule hésitation a suffi et aussitôt elle est envoyée à gauche.

Je regarde, épouvantée. Je n'ose rien faire. Le moindre mouvement ou réaction serait ma mort. Mengele me fait signe, suivre à droite.

Je suis derrière ma sœur. Sans maman.

— Julie, je n'ai pas osé...
— Qu'aurais-tu pu faire, dit la petite fille de onze ans.
— Je me sens coupable de n'avoir pas osé.— Il n'y avait rien à faire, tu le sais bien.
— J'ai laissé maman partir, sans agir...

J'avais onze ans à l'époque, après la guerre, elle dix-neuf ans, nous sommes devenues amies.
Elle m'a parlé une autre fois de l'ouvrier allemand, qui lui avait donné un jour une tranche de pain beurré ; du soldat allemand qui l'avait trouvée cachée dans une tranchée lors l'évacuation d'Auschwitz : " il m'a regardée et puis poussée dans le wagon, il ne m'a pas fusillée. " Elle ne haïssait pas les Allemands, seulement les kapos.
Mais surtout, elle-même :
— Je n'ai pas osé parler, broncher, répétait-elle.

Et elle recommençait de nouveau à me raconter la queue, les femmes nues, le bel officier envoyant sa mère devant elle à sa mort certaine dans l'heure et elle, n'ayant même pas osé tressaillir. Tressaillir, avait condamné sa mère.

Non ! L'officier, les nazis, l'idéologie regardant les êtres pires que des bêtes. Ce n'était pas elle qui était coupable, mais elle le ressentait ainsi, longtemps.

Cette histoire n'était pas arrivée à moi, mais à Irène, devenue mon amie, puis ma tante. Cette expérience, je la ressens encore comme si c'était arrivé à moi.

On l'a ancrée en moi à mes onze ans.

Je me demandais, alors souvent : Qu'est-ce que j'ai fait pour que ma cousine Magdie ne meure pas ? Pourquoi je vis alors qu'elle, à peine un mois après notre départ de la ville, était emportée comme du bétail, déshabillée, rasée, poussée dans une " douche " où le gaz la tuait en quelques minutes ? Je me demandais si elle était morte vite, écrasée en bas du tas des êtres luttant pour une dernière bouffée d'air, une seconde de plus. Je me demandais si les Allemands ont fait du savon de ma cousine. Ont-ils utilisé ce savon pour laver leurs cheveux ? Je ne voulais plus me déshabiller.

Je ne voulais plus prendre de douche. Je craignais de fermer la porte de salle de bains. Longtemps.

J'ai entendu aussi d'autres récits d'horreur des camps d'extermination. Mon père essayant d'apprendre ce qui était arrivé à ses parents, il invitait tous les survivants pour un dîner. Même pas dix pour cent des juifs emportés de notre ville sont revenus, sont restés vivants.
Plus tard, je n'avais plus le droit de rester à table, écouter. Mes parents ayant aperçu ma pâleur, on m'envoyait dorénavant dans ma chambre, me coucher. Je restais près de la porte vitrée séparant ma chambre et le salon, l'oreille collée contre la vitre. Souvent, je réussissais à entrouvrir la porte sans que mes parents se rendent compte.

Je voulais entendre ! Comprendre. Comme mon père pour ses parents (il avait appris finalement : lui était mort pendant le transport, dès le premier jour, son épouse le tenu dans ses bras jusqu'à leur arrivé, quatre jours plus tard.)

Magdi, avait-elle pu survivre ?

Seule ma future tante me racontait face à face, encore et de nouveau.

Et puis, une autre fille revint. Elle avait presque mon âge : c'était l'une de deux jumelles.

Le 'docteur' Mengele aimait faire des expériences avec les jumeaux, les jumelles. Transplanter un utérus ou un bras de l'un à l'autre. Voir, observer, noter ce qui se passe avec eux. Judith (c'était son nom) survécut, mais sans pouvoir jamais avoir d'enfant à elle. Sa sœur jumelle est morte, d'une mort affreuse. Quelques années plus tard seulement, Judith a été mariée à un homme bon, mais nettement plus âgé qu'elle. Ils habitaient près de ma tante. Elles essayaient d'oublier. Autant que possible. Vivre.

Irène eut pas longtemps après deux magnifiques filles, j'avais des nouvelles cousines, elles avaient des magnifiques cheveux longs. L'une noire, comme sa mère, l'autre un merveilleux auburn. Elles n'avaient aucune grand-mère.

" Mais s'ils viennent de nouveau nous prendre, je les attendrai avec un couteau aiguisé, celui-ci, je ne laisserai pas mes enfants, ma famille, être emportés comme des moutons, sans m'opposer !" disait ma tante Irène.

Je n'avais plus Magdie, ma cousine et amie, il n'y eut ni miracle, ni le retour, si longtemps attendu et espéré.


Il n'y a sorti rien de bon de ça, mais, quand quelque chose m'arrive que, sur l'instant, je trouve terrible, je le compare à ce qui était arrivé à elle. Et je pense : j'ai survécu déjà de 10 ans, de 30 ans, de 60 ans de plus. Je me sens coupable, un peu comme Irène. Pourquoi je vis et pourquoi elle ne vit plus ?

Il n'y a pour moi 6 millions de juifs exterminés, ni même famille massacré, dans mon sous conscience existe une seule tué, gazé, brûlé : Magdi, mon amie, ma cousine, ma camarade de classe et de jeux, qui n'a jamais pu atteindre ses dix ans. Pour mon père, c'était représenté par sa mère et il a porté de cravate noir toute sa vie en souvenir. Pour Irène, c'était sa mère.

Et c'est déjà trop, beaucoup trop (et, représente tous les autres.)

Une nuit sur le quai

Nous sommes en 2004, fin mars, mais je vois devant moi cette scène d’arrivée à la gare de Budapest comme si s’était hier et non pas en 1944, il y a soixante ans. Il faisait nuit, sombre et menaçant, illuminé seulement de temps en temps par les lampes de poche puissants des SS. La silence régnait, interrompu seulement de temps en temps par l’aboiement des chiens tenus en laisse ou ceux des officiers allemands aboyant des ordres ou posant des questions.

Le train arrivant de Transylvanie s’était déjà vidé. C’était le dernier train parti de Kolozsvàr, ma ville natale, sans contrôle au départ. Ensuite, on ne permettait plus à aucun juif d’y monter.

Nous étions seuls, isolés dans le temps et empêchés de sortir de la gare. On nous avait obligé à rester près de la porte de sortie du wagon d’où nous avions descendu.

Maman me serrait fort la main et moi, obéissante à ce qu’elle m’avait dit, me taisais.

Il était difficile me taire, de nature j’étais (je suis encore) bavarde. Ouverte. Mais l’ombre des gens qu’on éloigna au loin, qu’on n’avait pas laissé sortir de la gare, la main de maman tremblant sous une apparence de calme et fermeté de voix, les chiens et les hommes en uniforme aboyant, me glaça.

Je ne savais pas pourtant…

Je ne savais pas qu’à cet instant mon existence se jouait : survivrai-je jusqu’au lendemain ? Vivrai-je encore une mois ?

Ces quelques minutes de silence glacées me donnèrent encore soixante ans de vie. J’ai dû être toute blanche.

Je ne savais pas pourtant.

Je ne savais rien de la terreur nazie dans le monde, ni des persécution des juifs. Je ne savais même pas que j’en étais une.

Ma mère m’avait déclaré cinq ans auparavant : « tu es Calviniste » et je suivis les classes du pasteur, je fêtais Noël, pendant que ma cousine Magdie, de même âge que moi, était emmenée par sa mère au rabbinat et mes cousins côté maman fêtaient Hanoukka. Mon arrière-grand-mère Paula mangeait cacher.

Mes grands-parents eux, n’étaient plus religieux, même si grand-mère Sidonie allumait chaque vendredi soir des bougies. « C’est au souvenir des morts, Julika » me dit-elle et elle commença à les nommer.

A l’époque il n’y avait encore plus de sept dans la famille.

Je ne savais pas non plus que vingt-quatre heures seulement avant notre arrivé à la gare de Budapest, les troupes allemandes ont envahi le territoire de Hongrie, pourtant ‘ami’ auquel la Transylvanie et Kolozsvàr (sa capitale et ma ville) faisait partie (aujourd’hui elle devenu ‘Cluj’.) Je ne savais pas non plus que les troupes SS sont venus pour mettre fin à la neutralité du gouvernement hongrois, empêcher le départ de ce pays de l’alliance et, surtout, mettre fin d’urgence à l’attitude trop bienveillant à leur goût de ce dernier envers les juifs.

Les juifs étaient en Hongrie, jusqu’à ce soir-là, des citoyens hongrois à part entier. La plupart complètement intégrées et grand patriotes, non religieux.

Mon grand-père Emil avait lutté en 1915 dans l’armée Austro-Hongrois comme lieutenant de Pont et Chaussés et il est revenu blessé à vie, mais fier d’avoir fait son devoir.

Mon arrière arrière-grand-père, père de Paula, avait reçu du Empereur Austro-Hongrois, à la place de titre de baron qu’il refusa, un tuteur : l’ancien tuteur des enfants de la maison royale de Vienne. Ce tuteur enseigna dans leur domaine les nombreux fils entre leurs treize enfants mais aussi la plus petite entre eux, ma arrière grand-mère Paula, curieuse de tout.

Et côté mon père, sa mère avait une livre de prières, mais elle était la seule à savoir lire et poussant mon père à étudier, sacrifiant plein des choses pour que son fils aîné puisse aller au collège d’abord, à l’université ensuite. Mais grand-père était charcutier (et pas du tout « cocher ») et sur son photo, avec son grand moustache pointant vers en haut et ses habits, il avait tout à fait l’air d’un bon paysan hongrois.

Nous étions d’abord hongrois, ensuite d’origine juive.

Ou Calvinistes, comme mes parents sont devenus quand je n’avais même pas encore deux ans. Sur papier ou vraiment, je ne le su jamais.

Je ne savais pas encore tout cela.

Je tremblais de fatigue et de froid sur le quai sombre de la gare non illuminée pour la préserver des bombardements anglaises, passant menaçant dans le ciel mais laissant encore rarement tomber leur obus sur la capitale hongrois.

Le gouvernement hongrois « faisait semblant d’être allié avec Hitler et les anglais faisaient semblant de bombarder ce pays » écrit un livre d’histoire lu récemment.

Jusqu’à ce jour-là, le gouvernement hongrois faisait aussi semblant à s’occuper du « problème juif » dans leur pays.

Pendant qu’en France on avait déjà envoyé ce qu’on a attrapé en Allemagne, qu’en Pologne tué ou déporté, mis en ghetto, tous liquidés, nous vivions, continuions nos vies comme si rien n’était. Ou presque. Comme les français avant la guerre, allant en vacances ne se doutant pas, ne croyant pas ce qui s’abattra sur eux.

J’ai survécu, parce que mes parents ont douté.

J’ai survécu, parce que maman était déterminée ce soir-là, auparavant et, parce que plusieurs fois encore elle eut le bon instinct.

J’ai survécu, parce que papa était adroit, rusé et prévenu et un vrai copain allemand lui avait donné des bons conseils.

J’ai survécu, parce que je n’ai pas ouvert la bouche cette nuit-là même pour dire mon nom.
Magdie, mes grands-parents paternelles, presque tous les membres de ma famille restés à Kolozsvàr, deux mois plus tard n’existeront plus.

Rassemblés sur le terrain d’ancien usine de briques, bourrés dans des wagons pour bestiaux, envoyés à Auschwitz, la plupart d’eux seront poussés à « faire une douche » et tué au Cyan, gazé, brûlé dans la même nuit.

Magdie n’est pas atteint ses dix ans, j’ai soixante-dix.

Mes parents ont prévenu ce qui pourrait arriver en Hongrie aussi, la mère de Magdie n’y a pas cru. Et elle refusait de nier à être juive, elle refusait ne pas inscrire sa fille pour des leçons de religion à la synagogue. Elle refusait se taire quand son mari, pris pour ‘travail obligé’ pourtant bossu, fut tué sur le front russe.

Mon père s’est procuré de son village de naissance les papiers d’identité d’une famille 100 % chrétienne, une famille ayant une petite fille presque de même âge que moi. (Que j’ai rencontré récemment, soixante ans plus tard.)

Papa aurait dû venir nous accueillir à la gare.

L’envahissement de Hongrie par les troupes allemandes l’avait surpris à Budapest. A l’époque, nous habitions à Kolozsvàr, ma ville de naissance. Il a appelé pendant la nuit de rentré des troupes nazis dans Budapest et demanda que nous prenions le premier train du matin, sans papiers, il nous attendrait à l’arrivé avec les ‘bonnes.’

Il ne venait pas et ne venait pas et les SS nous interdisaient à bouger de là avant voir nos papiers. Ces papiers qui étaient avec papa.

Cet époux mystique d’après eux qui n’apparaissaient pas.

Je ne comprenais rien : mon père était toujours là à s’occuper de nous quand il le fallait. Ma mère serra encore plus fort ma main et son regard me disait « tais-toi ! »

Je ne savais pas pourquoi…

Elle tremblait, craignant qu’ils aient arrêté mon père et l’ont déshabillé et ont vu qu’il était circoncis.

Nous étions peut-être pas plus de trente minutes dans cette gare en attendant qu’un miracle arrive mais à moi, même maintenant en y repensant me paraît des longues heures.
Enfin, mon père paru de loin en agitant nos papiers.

Plus tard, il raconta que les soldats ont encerclé la gare ne laissant personne y pénétrer. Finalement, il avait réussi à soudoyer un employé qui l’avait fait entrer. Mais ce soir-là, il ne dit rien.

C’était maman qui parlait soudain dans la nuit silencieuse.
-Voici mon mari.
- Vous avez leurs papiers ? demanda l’officier.
Sans paroles, mon père tendit les papiers.
Une fois examinés, l’officier lui demanda :
- Pourquoi sont-ils chez vous ?
- C’est moi le chef de famille.
Cette réponse paru le satisfaire.
On nous laissa enfin sortir de la gare.

Après ce silence menaçant, libérés et éloignés des chiens et officiers aboyant, j’avais envie de parler. Papa nous a mis dans un taxi et je commençai aussitôt à l’interroger.
- Papa, pourquoi…
- Chut. Il est tard. Ferme les yeux et tais-toi.

Je ne savais pas encore qu’à ce moment-là j’ai cessé d’être Julika Kertész et avoir dix ans, que mes parents jusqu’à la fin de la guerre ne s’appelleront plus Katinka et Pista (Catherine et Stéphane en français). A partir de là, nous allons vivre une année avec d’autres noms et prénoms et prendre d’autres rôles. Au lieu des citadins, nous sommes devenus tout à coup des « paysans réfugiés fuyant les russes s’approchant de la Transylvanie. »

Le lendemain, loin des oreilles des inconnus, on m’explique le changement de nom et prénom.
- Pourquoi ? Nous ne sommes pas juifs !
- D’après les nouveaux décrets, tout le monde ayant au moins un grand-parent juif est considéré juif. Baptisés ou non, cela ne compte plus. Et tes grands-parents…
- Je sais. Oui. Eux, ils le sont.
- Tu t’appelleras donc Pirike et tu as onze ans dorénavant.
- Onze ?
C’était gagné.
Je n’avais pas encore dix ans et j’étais ravie d’avoir subitement une année de plus. Tout me paraissait un jeux.

Je laissais derrière moi le souvenir lourd et rempli de menaces ressentis plus vagues encore que conscients et seulement une année plus tard, j’apprenais, à notre retour à Kolozsvàr, à ce que j’ai échappé.

A partir de ce moment j’ai porté sur le cou une chaînette : on ne me prendra pas toute nue dans la douche comme ma cousine, alors je vivrais.

Cette chaînette ne quitta plus mon cou jusqu’à un autre départ en 1961, quand j’ai échappé encore une fois avec ma vie, sans même comprendre de nouveau tout à fait la menace pesant sur moi. Mais cela, je le raconte vers la fin de « L’autre côté de rideau de fer » et cela se passera presque vingt ans plus tard. Et de nouveau, je devrais me taire pour survivre.
Me taire longtemps. Maman m’a apprit à être ‘invisible’ et sans me rendre compte cela resta en moi fort longtemps après.

Quelques mois plus tard de notre arrivé à Pest, nous voilà cachés dans une cave de Buda (Budapest : rive gauche Pest, rive droit Buda). Nous y étions menacés, non seulement de découverte de notre véritable identité par les SS allemands et hongrois, mais aussi par les obus russes (et plus tard par les soldats russes cherchant des ‘femmes à nettoyer des patates’.
Nous étions nombreux dans cette cave, vivant tout près les uns des autres et personne de cette villa ne savaient rien de nous.

Pour m’aider à rester silencieuse, maman m’offrit mon premier journal.

Même là je devais cacher nos véritable identité. Et l’angoisse n’y est décrit qu’en cette phrase anodine après une forte pluie d’obus « et personne n’est mort. » Ce que je voulais croire. Après la guerre, revenant à Cluj, j’ai appris tout ce que ne savais pas encore ce nuit là sur le quai de la gare.