7 décembre 1945

7 décembre 1945
L'école a recommencé. Pour moi c’est très dur – parce que je vais dans une école roumaine et je ne connais pas le roumain, seulement le hongrois .

Le 5, nous avons rendu visite à ma tante Irène. Elle est revenue d’Auschwitz avec des cheveux tout courts. Nous nous entendons très bien. Elle me raconte tout ce qui leur est arrivé (elle a 21 ans, seulement dix ans de plus que moi).

Sabine, l’étudiante roumaine qui m’aide à apprendre sa langue, m’a offert pour Saint Nicolas des bonbons dans une jolie petite corbeille confectionnée par elle-même. Pour la première fois de ma vie j'ai offert moi aussi des cadeaux à tous : de l’eau de Cologne maison; du café et des cigarettes, emballés dans de jolies boites confectionnées toute seule.

18 février 1946 après-midi
Je voudrais être sincère, très bonne, et avoir une vraie amie. Je crois que ma cousine Magdie l’est (l’a été). Magdie vit encore! j'ai beaucoup prié pour elle, même à Budapest.

Hélas, tous mes souvenirs et lettres se sont perdus là-bas.

Peut-être ma cousine Susanne était-elle aussi une amie ? (elle est maintenant en Palestine). Je voudrais revoir mes cousins: Mariette est en Palestine, Pierre et Thomas en Suisse et mes grands-parents aussi. Tous vivent si loin dorénavant ! Tout est devenu différent depuis que nous sommes partis. Personne d’autre n’est revenu.

Hier après-midi, je suis allée voir Blanche Neige, ensuite à un ballet russe, habillée dans ma toute nouvelle robe de velours. J'étais très élégante.

Il est 3h et 5 minutes. Maman est revenue à la maison. Je fais de l'ordre. Maman me gronde.
3 h 8 minutes. Je range.

18 février 1946
Je n'ai rien écrit depuis très longtemps, depuis que l'école a recommencé. En janvier, rien de spécial n'est arrivé, mais j'ai vu plusieurs pièces de théâtre.

Je ne sais pas quoi faire? Le vent a soufflé si fort, et souffle encore et encore – je n'ai encore jamais rien vu (ni senti) de pareil.

Je voudrais écrire un livre et je le pourrais si j'avais du temps pour le faire. Son titre sera “ Cela s'est passé ainsi. ” Son contenu : de 1944 à 1946. Je viens de décider d’écrire au moins un jour sur deux dorénavant dans mon journal.

7 heures et 6 minutes: Le vent souffle si fort qu'on l'entend, les fenêtres tremblent et toutes les 5 minutes la lumière s’éteint pendant quelques secondes.
7 h 9: Je vais me mettre à lire – mais aussi manger!!!

25 mars 1946 , 10 h du matin.
C'est affreux, j'ai vraiment peu de temps pour écrire. Aujourd’hui, j'écris seulement parce que j'ai la grippe et que je ne vais pas à l'école. Voilà comment cela s’est passé. De samedi à lundi il n’y avait pas de classe, je suis tombée malade le samedi en descendant dans la rivière pour rattraper mon béret. Je commence déjà à me sentir mieux.

Nous avons écrit beaucoup de devoirs du 12 février au 2 mars.

Le cinq mars, on nous a distribué nos notes de premier semestre, j’ai reçu :

Roumain 5 Français 4 Histoire 5 Géographie 5
Calcul 5 Physique 6 Botanique 6 Chant 8
Santé 4 Dessin 6 Gymnastique 9 et Comportement 10

Le 8 mars: le premier perce-neige a paru, nous en avons aussi. Depuis le 12 mars, il y a déjà d'autres fleurs de printemps, mais les violettes n'ont pas encore montré leur tête. Les bosquets d’aubépines ont fleuri, j'ai même quelques branches dans ma chambre.

O putin (une peu) : souvenir

Traduire mot à mot d’une langue à l’autre peut blesser, heurter. Sinon, la réaction malveillante de certains interprétant, déformant. Je suis une Hongroise, née en Roumanie. Je suis française d’origine hongroise.

Je refuse de croire aux différences entre les sexes des mots. Pourquoi ‘un peu’ et non pas ‘une peu’ ? Pourquoi ‘une ou un’ table, chaise, etc. des objets sans sexe ? À quoi sert-il de l’apprendre ?

En hongrois, on n’attribue pas de sexe aux objets inanimés, cela paraît absurde. Pendant les quatre premières années d’école primaires, de six à onze ans, Kolozsvàr était une ville hongroise, ainsi que ma famille toujours.

Quand la ville est devenue Cluj (d’accord, redevenue, elle l’avait été déjà pendant vingt ans), mes parents m’ont inscrite au lycée roumain Regina Maria pour apprendre la langue. Quelques jours auparavant, une étudiante roumaine dormant dans ma chambre pour l’hiver m’avait appris quelques rudiments de la langue.

— Je parle un peu roumain.

— Tu comprends ? Une peu.

Un peu… une peu… je ne voyais, je ne comprenais pas la différence. J’avais appris « peu ! »
Trop ? Trop peu ?

Premier jour à l’école.
Je ne comprenais que dalle de tout ce que les autres filles disaient entre elles. Dans l’école des filles de bonnes familles roumaines, elles étaient toutes fières d’être de nouveau en Roumanie. Elles ont subi (et non pas été réjouies comme moi) l’époque hongroise entre 1940 – 1945.
Le professeur principal de la classe appelle chacune par son nom. Elles se lèvent, chacune dit quelques mots d’elle-même. Probablement. Je ne comprends pas. Juste un mot de-ci, de-là.

— Kertesz !

Je me lève.

Elle me dit quelque chose. Quoi ? Puis elle dit une phrase que je comprends enfin.

— Parles-tu roumain ? Comprends-tu ?

— Une peu… (en roumain O Putin)

La classe éclate de rire. Pourquoi rient-elles ?

— Bien, merci.

Elle me dit encore quelque chose qui est trop pour mes connaissances, en ce début d’année.
Deux mots ont suffi. J’étais marquée.

Pour les deux ans suivants dans ce lycée, mon surnom était devenu ‘Oputin’ et je n’ai pas réussi à m’en débarrasser, même plus tard, quand j’ai compris qu’il avait une connotation de « la chatte de… », enfin, vous comprenez, j’espère. Même en hongrois, je ne connaissais pas des mots vulgaires comme ça.

Deux ans plus tard, je réussis à sortir de ce lycée en parlant le roumain et le comprenant bien. Comprenant, ne l’admettant pas. Tout comme elles ne m’ont jamais intégrée, le masculin et féminin des objets m’est resté pour toujours un sujet détesté. Depuis lors, je n’ai jamais considéré, même après avoir vécu vingt ans en Roumanie, la langue roumaine comme la mienne, et mon sub-conscient rejette encore souvent, et cela même en français, d’allouer un sexe aux choses inanimées.

(Ma petite fille de quatre ans, commence à m’y obliger. Et maintenant, mon petit-fils s'y est mis aussi.)

7 avril 1946
Cet hiver j'ai vu beaucoup de pièces de théâtre et d’opérettes. Leurs titres :
Sibylle, Chante Tzigane, L'enfant de Rechange, L'Étudiant mendiant… J’irai voir le “Pays du Sourire”, j’ai déjà des billets. Bientôt, nous aurons des vacances de printemps.

1 commentaire:

micheline a dit…

oui, ça fait mal