30 décembre 1956

Tant de choses se sont passées dans le monde depuis que j'ai écrit pour la dernière fois sur la Hongrie. En un mot, la révolution hongroise.

Une révolution qui, je crois n'est pas moindre que celle de 1848 [quand Petöfi a écrit son poème et l’a déclamé sur les marches devant le Parlement], et son importance mondiale est même beaucoup plus grande.

Les événements et la répression de ce soulèvement populaire, tout comme leurs présentations contradictoires par les diverses radios - m’ont énormément changée (au moins, beaucoup). Pas seulement moi, ils ont transformé tout le monde, autant ceux qui le reconnaissent que ceux qui ne le reconnaissent pas. Ce qui s’est passé m'a ouvert les yeux et je suis énormément perturbée. Ils m'ont aussi montré combien je suis hongroise. Mon cœur saignait et saigne encore pour eux. Il est à vif.

Mes yeux se sont ouverts et je me suis rendu compte clairement, ce que je pressentais seulement : toute politique est mensonge. Celui qui croit en n'importe quelle politique est stupide. Chacun agit selon ses intérêts, et pas selon ses idéaux.

On dit que cette révolution a été une révolution “réactionnaire”, mais c'était celle du peuple. Elle a montré de nouveau de quoi la jeunesse est capable tout comme en 1848. Hélas, ses enseignements sont très tristes. Si au moins elle s’était terminée bien, si elle avait apporté une vie plus libre, meilleure. Mais pour le moment, la situation a seulement empiré. Les écrivains hongrois ont été des révolutionnaires, tout comme en 1848.

Je suis toute en désarroi.

Jusqu'à maintenant, le parti communiste soviétique était resté mon point d'appui. C’est terminé. Lui aussi, n’est qu’un parti politique : “Prends ce que tu peux.”

Dorénavant, tous les Hongrois détestent les Russes. Pas moi, mais ils ont perdu toute ma considération, mon estime et mon amour. N'y a-t-il pas un seul homme intelligent parmi eux ? Il paraît que non. Finalement, je me suis rendu compte qu’en menant leur propre politique, sans se soucier des Soviétiques, les Yougoslaves et les Chinois ont été les plus malins. Vraiment ?
Hélas, il manquait, chez les hongrois une personnalité de premier plan, un bon guide, quelqu’un fort, décidé et intelligent à la fois. Que reste-t-il du principe ‘c'est le besoin qui crée les chefs’ ? il n’est resté que le besoin.

Au fond, il reste très peu de choses en quoi je crois encore. Je comprends de mieux en mieux le poème de Becher: “Ne crois qu'en ce que tu sais.” Je vais y réfléchir très sérieusement. Je vais rassembler pour moi ce que je sais et ce que je dois croire. Et puis réfléchir, est-ce vrai ?

21 octobre 1956

De nouveau, je n’osais pas écrire tout ce que je ressentais sur la révolution, à la place, j’écrivis en roumain sur des examens, (le seul texte roumain des journaux.

Cette semaine j'ai passé avec succès trois examens.

Mes conseils "comment les passer bien" :

1. Ne programme qu’autant de matières pour une session d’examens que tu aurais le temps d'assimiler. Laisse plutôt l’une pour la prochaine fois.

2. N'étudie pas dans une pièce où il y a un lit, et en aucun cas dans ton lit. Étudie sur une chaise devant une table confortable, dans le salon, ou mieux encore dans une bibliothèque où tu ne peux pas faire autre chose.

3. Si pendant la journée tu sens que tu n'es plus capable d'absorber, arrête-toi tout de suite, fais une pause. Prends quelque chose de sucré, bois du café, parle ou alors, va te promener. Si vers le soir tu sens que tu n'assimiles plus, ferme le livre et ne force pas l'apprentissage. Couche-toi ou distrais‑toi. Réveille-toi plutôt le matin tôt pour continuer.

4. La première fois, lis le texte et cherche à le comprendre. Ensuite, extrais l'essentiel. Tu reprendras la troisième fois à partir du résumé faisant un résumé plus court encore, celui-ci tu pourras le relire plusieurs fois et même avant d’entrer dans la salle d’examens.

5. Pour moi c'est très efficace d'étudier au dernier moment. Il faut absolument relire l’avant-dernier jour le résumé pour me rafraîchir ma mémoire.

6. Ne te laisse pas effrayer par d'autres qui croient que tu n'étudies pas assez. Ne te force pas, sinon il ne restera rien dans ta tête. Quand tu étudies avec plaisir, tu assimiles beaucoup mieux.

7. Juste avant un examen, étudie seulement pour celui-ci. C'est le plus important, il ne faut penser à rien d'autre... jusqu'à ce que l’examen soit fini. Autant que possible, ne donne pas trop d'importance à un examen, sinon tu risques de paniquer et alors, tu n’utiliseras plus toute ton énergie positivement.

8. Avant l'examen, autant que possible, étudie le prof, et réponds-lui ce qu'il attend, pour certains enseignants c'est essentiel. Cherche ses faiblesses, et quelles parties du sujet il préfère. Si tu ne peux pas faire autrement, étudie-le pendant l'examen, en laissant les autres répondre avant toi.

9. Il n'est pas bon de raconter après l'examen tout ce qui s’est passé à tes collègues, ni à quelqu'un travaillant à l'Université. De temps en temps il vaut mieux se taire : être trop sincère peut te nuire.


15 octobre 1956

Hier soir, j'ai assisté à la première de “L’étoile sans nom” du dramaturge Sébastien: les étoiles ne s’éloignent jamais de leur chemin ! voulait-il exprimer. Le rôle principal était joué de nouveau par Radu Beligan, avec délicatesse, art et sentiment. Il y a mis toute son âme. À la fin, tout le monde avait les yeux humides, moi aussi. J'ai surtout aimé le dernier acte, du début jusqu'à la fin. Les acteurs roumains sont très bons, disons plutôt : il y a beaucoup d'excellents acteurs roumains. Tout le monde était habillé très élégamment et audacieusement, et je me suis sentie à l'aise parmi eux.

J'attends avec impatience d'être à Budapest. Il y a tellement de choses qui s’y passent dans le cercle des écrivains, mais aussi autrement ! (PS 2005 : c’était quelques jours avant la révolution et son débâcle).

Les refrains de Chant Hongrois par Petöfi me reviennent.
Debout, Hongrois, la patrie nous appelle !
C’est l’heure, à présent ou jamais !
Serons - nous esclaves ou libres ?
Voilà le choix, décidez !
Par le Dieu des Hongrois nous jurons,
Oui, nous jurons,
Que jamais plus esclaves
Nous ne serons !

6 octobre 1956

Le temps passe rapidement. J'avais l'impression que peu de semaines s’étaient écoulées depuis la dernière fois que j'ai écrit, mais je viens de vérifier la date : neuf semaines se sont déjà passées. Comme elles se sont envolées vite! Mais ce n'est pas pour cela que je viens de reprendre la plume.

J'ai eu de nouveau du plaisir, un sentiment étrange en assistant à la première d’une pièce de théâtre, Les Journalistes de Mirodàn.

Le début était assez lent. J'ai attendu. Les acteurs en général étaient très bons mais… Le deuxième acte avait deux scènes : la première jouée par un grand acteur merveilleusement et un autre plutôt moyen. Quand le rideau s'est levé sur la deuxième scène, l'atmosphère était aussitôt familière, intime et vraie. Quatre personnes en Conférence de rédaction, c’était attachant, mais c'était encore du théâtre. Et d'un coup, comme si la foudre m'avait transpercée ! Je me souviens quand ça a commencé : le Secrétaire du Parti disant “mais…”, comme un vrai homme vivant et pas un acteur de théâtre.

Quelque chose m'a traversée et à partir de là, j’ai avidement absorbé ce qui suivait. Je me suis sentie avec eux, comme si j’étais moi aussi autour de la table, je m'identifiais complètement et j’aimais de plus en plus le héros positif, le rédacteur de journal, joué par l’acteur Radu Beligan. Mais les autres étaient aussi autour de moi, ils vivaient. Ce n'étaient plus un rôle qu'ils jouaient ! Je vivais tellement avec eux que pendant l’entracte j’étais comme étourdie : je continuais à m'inquiéter avec eux, je n’étais plus Julie dans un entracte ! Je me régalais, mon cœur en était rempli.

Je pensais que si nous applaudissions jusqu'au matin, ce ne serait pas trop.

Le troisième acte était intéressant et plein d’humour, mais il n’était pas au même niveau que le deuxième et la fin aurait été horriblement formelle et ennuyeuse si Beligan n'avait pas formidablement conclu la pièce ainsi :
“Chut ! Maintenant, ici, nous sommes en communisme ! “

Un applaudissement “de fer” a suivi, ou plutôt aurait suivi si le rideau de fer avait existé en Roumanie. (En Hongrie, après le spectacle, il y a un rideau de fer qui se ferme. Si on applaudit encore et encore, les acteurs sortent d'une petite porte au milieu du rideau de fer.)

Après quelques représentations, la pièce fut interdite et l’on ne joua plus aucune pièce de Mirodàn, c’était considéré comme trop subversif.

Je portais, ce soir-là, une jolie robe toute neuve et j'étais rayonnante. Devant le théâtre, un garçon m'a aperçue, je lui ai plu, il m'a suivi et - nous avons fait connaissance ! Disons plutôt qu'on s'est dit quelques mots et que je lui ai donné mon numéro de téléphone. Il était assez sympathique. et c'était déjà pour moi l'Aventure ! Et “la couronne n'est pas tombée de ma tête !” Dans cette robe, j'ai vraiment une bonne silhouette.

14 octobre 1956
Le journal littéraire hongrois dirigé par Illés m'a fortement bouleversée. En Hongrie, il y a maintenant une complète liberté de parole et même d'écriture !

Je commence à guérir. Je commence à m'en sortir, sur un autre chemin, autrement. Mais toujours vers le communisme. Je ne suis pas encore complètement guérie, mais je suis déjà en convalescence.

Que je voudrais croire encore !

C'est une des entrées les plus déchirants de mon journal, même si dans les mots je n'ai pas réussi à mettre tout qui débordait de chagrin de mon coeur, j'ai encore mal à la relire, malgré que je me rends compte de toute ma naivité à l'époque.

29 août 1956

J'ai un stylo et du papier devant moi, je peux écrire. Par quoi commencer ? Tant de choses se sont accumulées et tourbillonnent en moi. Ma main arrive à peine à suivre mes pensées... Les pensées s'envolent rapidement, l'une suit l'autre. J'essaierai quand même de les fixer. Ça vaut la peine, c'est nécessaire !

Ce n'est pas la première fois que j'y pense, ni la dernière fois peut-être, mais aujourd’hui mon cœur est tellement plein de ce que je ressens, il éclaterait si je ne racontais pas tout ce qui me tourmente. Le temps de mettre mes pensées noir sur blanc est enfin arrivé.

J’ai commencé à réfléchir profondément après avoir lu la saga “Sasa” de Illés. J'ai souffert avec ce vieux qu'on a finalement exécuté. Pourquoi ? Il était un hors‑la‑loi, une sorte de Robin des Bois. J’ai pensé ensuite à Fadéev, l'auteur de "La Jeune Garde". Qui ou quoi l'a conduit à boire, puis à se suicider ? Et Majakovski ? Est-ce les gens autour d’eux ou le parti ? Il parait que Majakovski a été exclu du parti communiste peu de temps avant sa mort et j’avais entendu qu’on a obligé Fadéev à modifier son roman. Ou alors, s’est-il tué parce que sa femme venait de mourir ? Je me suis d’un coup rappelée combien ces écrivains étaient enthousiastes à vingt-six ans, en 1926!

Et nous ? Je n'ai que 22 ans, Édith 18 et Marthe 23, mais où est passée notre croyance ? Où s’est-elle envolée ? A quoi s'agripper maintenant ?

Becher dit “ne croyez pas, sachez ” - mais savoir quoi ? Il faut quand même croire en quelque chose. Tout le monde a besoin d'un point d'appui, au moins la plupart, faibles comme nous. Nous avons cru en Staline. Nous sommes ‘la génération Staline’, il était notre citadelle. Maintenant, c'est comme si on nous avait retiré le sol sous les pieds, nous ne trouvons pas à quoi croire. On nous a dégrisés et en même temps désillusionnés. On nous fait croire aujourd’hui que ceci ou cela n'était pas vrai, n'était pas bien, alors on commence à penser : le reste, est‑il bon, est‑il vrai ?

En fait, qu’est ce qui est vrai et qu'est ce qui ne l'est pas ? Y a‑t‑il la moindre vérité dans ces journaux que nous avons complètement crus jusqu'ici ? Existe-t-il même une vérité ?

Qu'est‑ce qui est bon et qu'est-ce qui est mauvais ?

La dictature prolétarienne est-elle bonne ? Elle détruit, entre autres, aussi les génies. Et si la dictature n'est pas bien, comment faire pour que tout le monde travaille ici et ne fasse pas seulement semblant ? Travailleraient-ils s'ils n’avaient plus peur, s'ils ne craignaient pas qu’on les jette dehors ? Comment faire alors ?

Je me suis rendu compte combien tout ce que Illes avait écrit est proche de ce qui nous arrive maintenant. Dans son avant propos, écrit pourtant il y 36 ans, il disait qu’il a toujours écrit ce dont les gens avaient vraiment besoin. Je devrais lui envoyer une lettre, ou mieux, aller le voir quand je serai à Budapest. Je réussirai à l'approcher et lui dire ce qui me pèse tant. Je sais que cette détresse ne pèse pas que sur moi, mais aussi sur des milliers et milliers de jeunes et moins jeunes qui sont désillusionnés, qui se sont dégrisés. Tous cherchent une nouvelle croyance... quelque chose sur laquelle s’appuyer.

Oh, qui va me rendre ma croyance ! c'est ainsi que je me lamentais tout à l'heure, mes yeux étaient même pleins de larmes, et puis, je me suis rappelée que c'était déjà pour moi la deuxième croyance !

Ma première croyance a été la religion, Dieu. Enfant, j'ai profondément cru en Dieu, mais devenue adolescente, il n'en restait plus de trace. Mais, si je me souviens bien, il ne m'a pas été facile de m'en débarrasser, et de décider "Dieu n'existe pas", le monde n’a pas été créé en sept jours, et de préférer croire à la géologie, à la science... C’était extrêmement difficile.

Mais ce n'est pas beaucoup plus facile maintenant. Voir Staline, que j'ai aimé, que j'aime encore, tel qu’on le décrit actuellement. Ana Pauker limogée me plaît encore. Et l'ancienne politique. Maintenant il y en a une, ‘nouvelle’. ‘Meilleure’, disent-ils. Est-ce mieux ?

Parmi les jeunes qui entre 1949 et 1953 ont milité dans la Jeunesse Communiste, qui ont cru à son Idéologie, qui l’ont clamée et diffusée, qui se sont enflammés, leur travail de militant remplissant toute leur vie, ne leur laissant plus de temps pour autre chose, combien en reste-t-il qui y croient encore ? Fort peu, je crois. C’est déchirant. Désormais, il sera très difficile de nous faire croire à quoi que ce soit, nous sommes devenus sceptiques. Pourtant il serait si bon...

Est-ce qu'après tout enthousiasme, on reçoit une douche froide ?

C'est possible. J’aurais préféré qu’elle arrive plus tard. Alors, j'aurais pu dire « la jeunesse est pleine d'enthousiasme et la vieillesse en rit. » Mais moi je suis encore jeune, je devrais pouvoir encore m'enthousiasmer !

J'ai même essayé de parler avec deux communistes qui croient encore à tout ce à quoi je ne crois plus. Je leur ai demandé de me convaincre, de me démontrer que je n'ai pas raison. Comme j'aurais été heureuse, s’ils avaient réussi ! Ils ont essayé, mais après un quart d'heure pour l'un, une demi-heure pour l'autre, ils ont renoncé : “une autre fois” m'ont-ils dit.
J'ai aussi perdu mes illusions sur les relations entre filles et garçons (homme – femme), mais j'écrirai en détail sur ça une autre fois. Il y a beaucoup de problèmes dans la Vie difficiles à résoudre. Est-ce possible ? Quelqu’un saurait-il répondre à toutes mes questions ? Peut-être. Mais, si lui aussi essaye de me leurrer, m’induire en erreur[1] ?

Au moins, j'ai réussi à exprimer ce qui bouillonnait en moi, ce qui me pesait. Je me suis tranquillisée. Un peu. J’éteindrai la lumière et dormirai - si je peux. Je dois, car il est déjà onze heures et demain une nouvelle journée de travail m’attend. Bonne nuit !

[1] Je relisais encore et encore des vers de la Bible, du début de mon journal.

23 février 1955

Ai-je mentionné que je travaille dorénavant à l’Institut de Recherches Chimiques ? L’usine d’antibiotique est loin d’être terminée de toute façon. La semaine prochaine, j’ai commencé à passer mes examens de troisième année de la faculté de chimie par correspondance (bien sûr, seulement les études sont par correspondance, pas les examens, et nous avons aussi quelques cours du soir.)

Ma tante me dit que j’ai régressé dans mon comportement social. C’est vrai, dommage. Mais je me soigne mieux et j'ai reçu plein de choses nouvelles (robes, chaussures.) Tous ceux qui ne m'ont pas vue depuis un certain temps me disent que je suis devenue beaucoup plus belle. Je commence à les croire.

J’ai commencé à avoir du succès auprès des étudiants, ce qui ne m'arrivait pas il y a deux ans. Maintenant ils ne m'intéressent plus. Les hommes plus mûrs me plaisent davantage, hélas, je ne les intéresse pas. Tout cela n'est pas très sérieux. Je n’ai pas encore rencontré de garçons bien. C'est plus facile pour mes amies Marthe et Véra, habitant à Cluj. Que les garçons de là bas sont différents, plus sérieux et plus honnêtes !

Qu’est-ce qui m’a fait plaisir encore récemment ? Je m’en souviens ! Plusieurs romans de Jókai, mais surtout “Les fils de l’homme au cœur de pierre”. En le lisant, je me suis sentie transportée, exaltée. Comme il enseigne l'amour de la patrie ! Il faudra que la jeunesse le lise pour mieux aimer sa patrie. J'avais déjà lu beaucoup de ses romans (au moins 60 depuis mes 12 ans) et leur lecture a eu pas mal d'influence sur moi. J’ai relu au moins 15 fois son roman Le Nouveau Propriétaire et beaucoup de ce qu’il dit dans ce livre restera en moi. Je n'oublierai jamais par exemple qu’un baiser sur la main d'un homme donné par une femme, représente pour lui une grande dette.

Bonne nuit. Si je n’arrive pas à m’endormir, je serai somnolente au travail demain pendant toute la journée. L’horoscope dit des gens nés en juillet que “leur âme est comme un appareil photographique sensible,” est-ce vrai ?

Par contre Eugène

16 septembre 1955

J'ai eu un beau printemps, jamais peut-être je n'ai eu autant de joies. Bert, le meilleur ami d'Eugène, m'a fait la cour. Plaire c’était très agréable, même s’il ne me plaisait pas. Je me sentais très bien. Par contre, Eugène … mais il était l'ami d'Alina, puis de Marie, sinon...

J’ai terminé tous mes examens de troisième année. Cet été, pour la première fois de ma vie, je suis allée pour deux jours à la mer ; ensuite à Cluj. De là-bas, je suis partie en excursion dans les montagnes avec tante Irène et, pour la première fois, j’ai flirté un peu avec un garçon que nous avons rencontré sur la route. Il y a deux semaines, nous sommes parties pour trois jours à la montagne avec une de mes collègues de travail. C'était un grand événement. Cela vaudrait la peine de le décrire, si je trouvais des mots pour cela. Demain, aujourd'hui je n'ai pas le temps.

22 ans, 1956

1 janvier 1956

Nouvelle année, bonjour !

Que m'est-il arrivé, qu'ai-je fait pendant cette dernière année?

J'ai terminé ma troisième année, je suis en 4e et je continue à bûcher. J'ai réussi à entrer comme technicienne à l’Institut de Recherches Chimique et j'y ai appris beaucoup de choses importantes et nouvelles. Au début, j'ai dû beaucoup avaler de Félicie, mon chef, mais ce sont mes années d’apprentissage, il faut en passer par là. J’espère que cette année sera moins difficile au travail. Je dois faire plus d'efforts, et ne pas oublier ma façon de me présenter non plus.

J'ai aussi appris à traduire des textes chimiques du roumain en russe (un peu), et j'ai lu toute seule une pièce de théâtre assez facile en allemand. Cet été j'ai décidé de me balader pendant tous mes congés, ne plus rester dans un seul endroit. Mais je ne veux pas partir seule, je voudrais le faire à deux.

J'ai eu des copains jadis, je n'en ai plus. Pourtant, il m'en faudrait. Je suis peut-être devenue trop calme, trop flegmatique, et trop lente. Je ne crois pas que c'est bien. Je devrais devenir un meilleur enfant pour maman.

Pour la première fois, un garçon est sérieusement tombé amoureux de moi et il m'aurait épousée si je l'avais aimé. Bert est un garçon vraiment bien, mais malheureusement, il ne m'a pas du tout attirée : je ne supportais même pas qu'il mette sa main sur mon bras (il l’a essayé une fois au cinéma). Il m'a fait la cour pendant trois mois et c’était pour moi une période très heureuse.

Mon plus beau printemps. J'ai eu tellement de joie de vivre !

12 juillet 1956, minuit

Je viens d’avoir 22 ans. Personne ne m'a encore embrassée. J'espère que je serai très heureuse dans ma vie et aussi en amour. Quand deviendrai-je amoureuse et aimée de quelqu'un ?

pas intervenue 1955 dec.

11 décembre 1954

Il ne s'est rien passé de spécial.

Ce soir, quand je suis revenue à la maison j'ai vu deux garçons, le plus petit pleurait et le plus grand le poussait avec méchanceté et orgueil. Un moment, une idée m'a traversée : y aller m'en mêler. Dire au plus grand : “si tu veux faire le héros, prends-t-en à un camarade de ton âge, ou plus fort, plus grand. Faire mal à un plus petit est infâme”. Mais j’ai poursuivi mon chemin. Et dans mon dos j'entendais encore la voix du plus petit pleurnichant.

Pourquoi suis-je partie sans rien faire ? Pourquoi ne m'en suis-je pas mêlée ?

Et les gens, pourquoi passent-ils et continuent-ils leur chemin devant mille choses semblables ? (Mon inspiration a disparu, il y a une demi heure j'aurais mieux su l’exprimer.)

J'espère qu'elle sera heureuse

4 décembre 1954

Alina vient de se marier. J'espère qu’elle sera heureuse.

(Ajouté maintenant:
mais en montant vers eux, son nouveau mari, a voulu me donner un baiser sous l’escalier.)

En revenant à la maison après la noce, j'ai commencé à lire Petöfi, quel dommage que tout le monde ne connaisse pas le hongrois, quel grand poète Istvàn Petöfi ! Je ne peux pas recopier tous ses poèmes que j'adore, Il faudrait plusieurs cahiers. Son génie et son amitié (il est vraiment mon ami), m'enflamme et me console.

Je suis pleine de ses mots, de ses pensées. J'en ai de la joie, exactement ce que j'éprouvais en écoutant l'ouverture Leonore III : ça passe à travers moi. Souvent je m'attriste rapidement et je souffre profondément,. Je suis très sensible. Mais je sais aussi avoir de grandes joies, profondes. Ce n'est pas le bon mot, mais hélas mon vocabulaire hongrois devient de plus en plus pauvre. A 15 ans, quand je suis parti de Cluj, j'en savais beaucoup plus, je crois.

Oh, le montagne!

1 décembre 1954

Félicitations ! Je suis entrée en troisième année. Hier j'ai passé mon dernier examen de deuxième année (toujours en travaillant et étudiant le soir et les week-ends, mais nous avons quelques jours libres autour des examens.). Je devrais m’habituer à écrire chaque jour au moins une page. N'importe quoi. Je pourrais ainsi apprendre énormément.

Je n'ai pas encore décrit dans ce cahier un événement important, mon excursion au sommet du mont Omul, l’Homme.

J'y suis partie avec un groupe il y a un mois et demi, samedi, dimanche et lundi. C’était une chaude journée d’automne. Nous avons grimpé par la Vallée du Cerf vers le sommet Omul (2570 mètres), puis par Babele vers la cime Caraiman.

Lundi, nous sommes arrivés à la Croix (érigée en haut d'Omul), puis nous sommes redescendus par la vallée de Japen. C'était merveilleux. Je me suis sentie souvent comme si j'étais sur l’Olympe. Surtout à la Croix. Elle est en marbre, entourée de chaînes. Derrière nous les rochers, les nuages au-dessous.

Quand le vent eut dissipé les nuages vers la droite, on a aperçu en bas un ruban doré argenté : la rivière serpentant dans la vallée. Ensuite est paru aussi Predeal paraissant toute petite, comme une coquille de noix.

J'ai tellement vu de choses merveilleusement poétiques !

Un mur, une paroi rocheuse, haute et large. De loin, cela semblait un simple rocher, mais plus on montait plus il s'élargissait. Au-dessous des crêtes, comme s’il y avait des poutres, bordées de neige ici et là. Il faisait chaud pendant que nous montions, le vent ne soufflait qu'en haut de la montagne. C'est la dernière demi-heure de montée qui a été la plus dure. Je me croyais déjà en haut, mais il restait devant moi de la route encore et encore. Une sorte de supplice de Tantale. Six heures en tout. Enfin, je suis arrivée à l’Homme (d'en bas il ressemble à une face d’homme).

Je regarde tout autour. Tout d’un coup, j’aperçois un château du moyen âge avec des coupoles, toute une ville. Plein de coupoles et le vent soufflait très fort. Ici, à 2590 mètres d'altitude, il fait froid. Je regarde mieux le château : il est fait de pierres et de rochers, ce n'est pas l'homme qui l'a construit. C'est la nature.

La route jusqu'à Babele est courte et agréable. D'abord on marche sous le mur de rochers, ensuite dans un chemin plat. Devant le Babele (les Vielles), il y a un monument égyptien, qui n'est pas non plus l'œuvre de l'homme. Qu'est-ce qu'il va devenir dans 1000 ans ? tout ce temps ne le changera peut-être pas.

Du haut du Caraiman, la vue est très belle, mais la route pour descendre est encore plus superbe, surtout quand on arrive dans la forêt. C’est l’automne. Les branches sont jaunes, rouges, vertes, et des feuilles rouges et jaunes tapissent notre chemin.

Je voudrais ramener toute la forêt avec moi ! mais je ne peux prendre que quelques branches. Je suis pénétrée de toute sa beauté que je ne réussis pas à bien exprimer, mais... je me sens comme si mon cœur éclatait de joie.

Face et profil

Pourquoi? 14 nov 05

Je n'ai rien écrit depuis longtemps, mais ce n’est pas seulement de ma faute. Si pendant un temps quelque chose leur a manqué, les gens peuvent avoir une joie profonde.

Oh, pourquoi les tient-on dans des prisons, sans lumière ni air. Des innocents.

Avant-hier j'ai rencontré Egon, un ami de papa. Il n'était sorti de prison que depuis quelques heures, on l’avait tenu en isolement complet, sans fenêtre, pendant trois ans. Il était livide, blanc comme un mur, et si plein de bonheur.

Je n'oublierai jamais son visage ni sa voix, quand il a pu appeler sa femme pour la première fois depuis trois ans. Et hier, je suis allée à l'opéra, on jouait “Fidelio”. Je ne pourrai pas dire si l’œuvre m'a plu ou non : je l'ai profondément ressenti. Beethoven est grand. Sa musique me traversait, je tremblais en écoutant la musique, surtout l’ouverture Leonore III. À la fin du premier acte, il y a une scène bouleversante, quand on laisse sortir un peu à l'air les prisonniers enchaînés. C'était très émouvant en soi, pour moi qui pensais au visage livide d’Egon et à tous ceux qui ne sont pas sortis (encore?) ce l’était encore plus. En fait, je suis extrêmement sensible.

En moi, c'est la tempête, beaucoup, énormément de sentiments cachés. C'est vraiment dommage que je ne sache pas jouer du piano, il y a longtemps que j’ai abandonné. Je crois que j’aurais pu devenir une grande artiste. Ma copine m'a dit que je pourrai devenir une bonne gymnaste, ou une très bonne nageuse, car je suis douée pour ça.

J'espère toujours qu'un jour je pourrai devenir écrivain ou poète. D'une certaine façon, il faut que tous ces sentiments jaillissent de moi d’une façon ou de l’autre.

Je pourrais devenir une bonne amie, une bonne épouse, une bonne mère. Mais tout ça est caché encore. Quelqu'un devra venir avec la clé appropriée, quelqu'un pour faire sortir le plus possible de tout ça. Seule je n’y arrive pas, je n'ai pas assez de force et d’énergie pour ça.

Chaussure à mes pieds

12 juillet 1954
Aujourd'hui j’ai 20 ans. J'ai reçu une très belle lettre de ma grand-mère. Je la mettrai ici. Aujourd'hui je n'ai pas le temps de continuer à réfléchir.


Des chaussures à mes pieds (souvenir)

À chaque fois que je rend visite à ma fille, près de Washington, donc une fois par année, je passe à K-mart près de l’école où elle travaille. Pour environ 12 dollars, je m’achète une paire de chaussures commodes. Brunes, beiges ou noires, elles paraissent des souliers normaux mais sont aussi commodes qu’une paire des basquets. Il y a sur de nombreuses étagères, plein de chaussures, mais je préfère ce modèle‑là.

Cet été, puisqu’elles étaient en promotion, j’ai même pris deux paires pour 16 $, l’une noire et l’autre beige clair. En sortant du supermarché le matin, il n’y avait personne devant moi à la caisse, à cette caisse-là au moins, je me suis réjouie de ne pas devoir faire la queue.

La queue. Ce mot a déclenché un tas de souvenirs, arrivés de fort loin. Il y a cinquante ans environ, j’avais grand besoin d’une paire de chaussures de travail. Commodes et pratiques. Les trouver, les acheter, c’était un grand problème à cette époque en Roumanie communiste. « Populaire. »

Une paire de chaussures coûtait un salaire entier, mais maman me dit :
— Tant pis, ton premier salaire nous le consacrerons aux chaussures. Tu auras moins de mal à rester debout huit heures par jour.

Je n’ajoutai pas, je le dis seulement en moi : et une heure pour aller et une pour revenir toujours debout dans le tramway encombré, coincée et poussée de toute part.
— Merci.

C’était une bonne idée d’acheter une paire de chaussures avec mon premier salaire, quoique, me dis-je en secret, j’aurais préféré le dépenser comme j’aurais voulu. Mais j’avais vraiment besoin d’une paire de chaussures.

Décider d’acheter, y consacrer mon premier salaire, ce n’était pourtant pas assez. Encore fallait-il trouver des ‘chaussures à ses pieds’.

Nous sommes allées deux fois de suite au centre ville de Bucarest. D’abord, il y avait de longues queues devant les magasins de chaussures. Devant la plupart des autres boutiques aussi.

Nous avons commencé à regarder les vitrines : quel magasin a des chaussures que je puisse porter à mon travail ?
— Non, pas celui-ci.
— Peut-être celui-là.

Retournées avec l’argent et tôt, avant l’ouverture du magasin espérant ainsi faire une queue moins longue, quand notre tour arriva, déception, les chaussures convoitées avaient disparu de la vitrine. Peut-être, à l’intérieur, il ne faut pas perdre l’espoir si vite… je me dis.

Nous avons attendu une heure, pas trop (comparé à d’autres fois), mais quand notre tour arriva, la vendeuse, employée de l’État, me regarda d’un œil âcre et dit d’un ton sûr :
— Il n’y a pas de chaussures à votre pointure.
— Mais…
— Nous avons seulement des petites pointures aujourd’hui.
— Alors, quand ?

Elle me regarda d’un air dubitatif. Comment me faire savoir que tout dépend du bakchich que je lui glisse d’avance dans la main.
— On ne peut pas savoir.
— On ne peut pas ?
— Peut-être…
— Oui, dites, j’en ai vraiment besoin pour travailler. J’ai mal aux pieds dans mes sandales, je dois rester debout huit heures.

Elle me regarda d’un air dégoûté. Nous n’avons pas le temps de discuter des heures. C’est une entreprise d’état et le rendement est vérifié. Regardez, tout ce monde qui attend. Non. Elle n’avait pas dit tout ceci, mais je l’avais compris à son expression, et elle me regardait déjà comme si j’étais transparente.

Elle dit seulement sur un ton sec :
— Au suivant !

À ce moment-là, ne voulant pas croire que nous sommes venues deux fois en ville et que nous avons attendu une heure pour rien, décidée à ne pas sortir bredouille, mon regard glissa vers l’autre vendeuse : son client venait de lui glisser de l’argent dans la main. J’observai, ébahie, sa servilité soudaine. Elle voulut bien lui vendre et l’assura de lui trouver une paire des chaussures à son goût et ses besoins.

D’un bureaucrate ennuyé, fonctionnaire fermé, vous faisant une grande concession en vous vendant quoi que ce soit, elle devint quelqu’un voulant trouver, oui, la chaussure à son pied.
J’insistai encore une fois, en vain.

Nous sortîmes, maman et moi, regardant la pointe de nos pieds. Sandales.
— Maman, t’as vu ?
— Quoi ?
— Ici, tout comme à la boucherie, il faut offrir un bakchich.
— À la boucherie ?
— En bien oui, sinon, le boucher ne me donnera que des os. Il sait déjà d’avance que je lui laisse quelque chose en plus, en général autant que le prix de la viande. Sinon…
— Comment tu peux faire ça !
— Comment pourrais-je faire autrement ?
— Bakchichs, pour acheter des chaussures ?
— Je l’ai vu, de mes propres yeux.
— T’as eu l’impression, ça ne se fait pas!

Maman avait des idées précises, apprises de son père sévère et puritain, de ce qui se faisait ou pas pour un homme bien, ne pas mentir, ne pas tricher, être toujours droit et honnête et ainsi de suite. Hélas ! Je commençais à apprendre que tout ne va pas ainsi. Ce serait bien, mais ce n’est pas toujours possible.

Mon père étant en voyage, je me suis adressée à un de ses copains. Débrouillard, il trouvait toujours des œufs quand ils manquaient et même de la charcuterie manquant sur les marchés d’État, les seuls qui existaient. Ses amis le surnommèrent d’ailleurs « Œuf » (Tojàs)
— Œuf, s’il te plait, j’ai besoin d’un conseil.
— Avec plaisir, que puis-je t’apporter ? Que vous manque-t-il ? Des œufs, de la viande ? Ces jours-ci, j’ai trouvé des poulets.
— Avec plaisir. Un poulet ? C’est fantastique ! Depuis longtemps, je n’en ai plus trouvé nulle part.
— Après-demain ?
— Oui, mais, maintenant il s’agit d’autre chose. J’ai besoin d’une paire de chaussures et je voudrais que tu me donnes un conseil.

Je lui racontai nos aventures et lui dis que maman était convaincue que je me trompais, malgré ce que j’ai vu. Et que j’avais vraiment besoin d’une paire. Tant pis, si cela ‘ne se faisait pas ‘, si ce n’était pas ‘selon la morale prolétaire’.

Je commençais me rendre compte avec tristesse, depuis que j’ai quitté l’école et commencé à travailler, que dans la vie réelle on disait une chose et qu’on en faisait une autre. D’ailleurs, je savais bien, Œuf, s’en foutait. L’important pour lui était de se débrouiller et de servir sa famille et ses copains.
— Ah ! Tu as dû bien voir.
— Mais combien faut-il donner ?
— Je vais m’y intéresser.

Il revint apportant le poulet, grande joie. Et il me dit qu’en général on donne aux vendeurs, qui gagnent fort bien leur vie ainsi, au minimum la moitié du prix des souliers, sinon autant que ce que vaut la paire convoitée.
— Tant que ça ?
— Ah, oui. Tu ne l’as pas ?
— Maman me le donnera. Complètera. Sinon, dis-je fière, j’achète les chaussures avec ma première paie. C’est encore modeste, mais…
— As-tu besoin d’autre chose ? Tu peux payer le poulet une autre fois…
— Non, merci. Mais… oui, encore un conseil, s’il te plait.
— Oui ?
— Comment lui donner le bakchich ? Et s’il le refuse, me dénonce. Payer un travailleur d’État ?
— Te refuser ? Tu rêves.
— Si les autres clients me voient et font un scandale ?
— Fais-le discrètement. Observe celui qui prend le plus souvent. Apprends à glisser l’argent discrètement.
— Comme pour le boucher… non, ce n’est pas possible, lui on le paye directement et dans la boutique, on paye à la caisse.
— Tu trouveras le moyen, j’en suis sûr.

J’y suis retournée seule, j’ai attendu deux heures à la queue et pendant tout ce temps mon cœur battait à se rompre. Je voyais divers scénarios devant mes yeux, l’un plus affreux que l’autre.

Mon tour arrive.

J’ai de la chance : j’ai devant moi justement celle que j’avais observée accepter un bakchich.

Je prends donc tout mon courage et avec le cœur battant toujours mais je lui serre la main :

— Buna ziua. (Bon jour, en roumain)

En même temps, je lui glisse l’argent préparé, froissé, moite d’avoir été tant serré dans ma paume. Étonnée de ma main tendue, elle la prend néanmoins. Elle me regarde et aussitôt met sa main (et l’argent) dans la poche.

Elle me sourit.
— Quelle pointure ?
— Assez grand, hélas : 38 ou 39.
— Ah ! Je vais voir ce qu’on a.
— Je voudrais une paire commode, dis-je rapidement, je suis debout huit heures au travail, tout comme vous.
— Attendez. Je n’ai rien ici, mais je vais regarder derrière, au dépôt.

Qui sait, me dis-je, en même temps regarder combien je lui ai passé…

Ouf. Je n’ai encore rien, mais on ne m’a pas dénoncée, arrêtée, on n’a même pas refusé l’argent avec un visage révolté. Cette fois-ci maman n’avait pas raison, même si souvent elle ne se trompe pas. Elle ne se débrouille pas bien dans la vie de tous les jours, me dis-je, en attendant.

La vendeuse revient avec deux paires de chaussures dont l’une était pratique et à ma pointure. J’achète. Je paye à la caisse. J’ai donné autant pour l’obtenir. Pour qu’on la trouve.

Enfin, j’ai une paire de chaussures commodes et neuves !

Hélas, elles me font mal.

Pourrait-on trouver des chaussures mieux adaptées à mes pieds ?

Comment, où ?

Finalement, j’apprends qu’il y avait un magasin où on trouvait de tout, produits locaux ou importés. Mais… ah oui, c’est réservé exclusivement aux dignitaires du parti communiste. L’égalité, oui, la démocratie et le communisme, ou le chemin vers lui, oui, mais… certains sont plus « égaux » que d’autres. Cela me parut incroyable.

Quelques mois plus tard, papa revient de l’étranger, de son voyage de travail à Paris et m’apporte une paire de chaussures noires vernies à haute talons pointus. Pourrai-je marcher avec de tels talons ? Les chaussures étaient juste à ma pointure et, après quelques pas vacillants, je m’élance.

On me conseille de porter au travail des chaussures avec talons hauts, d’après mes collègues c’était plus reposant quand on doit être debout de longues heures. Je n’avais pas encore le droit de m’asseoir de temps en temps près d’un bureaux pendant les heures de travail.

Mais, les miennes étaient des chaussures de bal ! Mon père me les a apportées de Paris, fier de pouvoir les offrir à sa grande fille, reconnaissant par cela qu'elle a grandi. Et puis, n’aurai-je pas encore plus mal aux pieds que d’habitude ? Il n’y a qu’à essayer, ‘expérimenter’ comme je le fais pendant le travail dans l’institut de recherche déjà, même si je ne suis encore que technicienne.
Je les emballe : je ne vais pas tout de même les abîmer en marchant avec elles sur la chaussée pleine de pierres et de boue, ni dans le tramway où quelqu’un pourrait marcher sur mes pieds ! Je les porterai seulement au travail!

Je décidai, j’essaierai une heure. À la fin de la journée, je me rends compte que je les ai toujours sur mes pieds… qui ne me font plus aussi mal que d’habitude.

Pendant une année je les ai portées au travail et transportées dans mon sac, heureuse et fière, remerciant papa et la France. Hélas, un jour, une goutte d’acide sulfurique est tombée dessus et les belles chaussures noires laquées furent marquées à jamais d’une énorme tache blanche, un trou. « Je t’avais dit de ne pas les porter au travail ! »

Adieu, chaussures de bal !

Je pouvais toujours les mettre au travail, je ne pouvais plus danser dedans. De toute façon, je n’avais plus avec qui aller et, plus tard, avec des talons hauts j’étais trop haute pour mon cavalier et futur mari.

En plus, je reçus le droit de m’asseoir davantage pendant mon travail.

5 juillet 1954 20 ans

Je viens de lire un très beau livre, “Un moment qui passe” de Lin Yu Tang. J'ai vu l'opéra Faust. c'est une musique fantastique, mais je n'ai pas compris de quoi il s'agissait. Et ce soir j'ai vu Cyrano de Bergerac. Cette oeuvre contient tout ce qui doit se trouver dans une bonne pièce. Que je voudrais pouvoir écrire une pièce de théâtre comme ça. Alors, il ne me faudra plus rien d'autre. (Est-ce vrai!?)

Ces temps-ci , quand je m'arrête d'étudier j'ai très envie d'un peu de musique. J'ai vu Hamlet, un film anglais, je n'arrive pas à décrire avec des mots combien cela m'a plu, pourtant je ne l'ai pas bien compris. Le lendemain, Alina m’a dit que son thème principal est l'indécision. Je l'avais vu autrement. Si je le revois, j'y trouverai sûrement autre chose. Depuis que je l’ai vu, je comprends pourquoi Hamlet a donné lieu à autant de discussions.

Maman vient de me dire qu'en effet ce film ne montre pas vraiment l’indécision d’Hamlet. Je l’ai vu comme un homme jeune, très sympathique, spirituel et plein de qualités.

Comment suis-je?

26 mai 1954

Comment suis-je?

Extérieurement : grande, mince et avec une taille fine. Quand je me tiens bien droite et suis joliment habillée, j’ai un joli corps. Mais je suis encore mieux en costume de bains, et surtout, toute nue. Ma tête est de taille moyenne et elle a une assez bonne forme, des traits assez fins, mais mon nez est un peu trop grand et j'ai plein de taches de rousseur. En dehors de ça j'ai un visage quelconque. Tout, ou presque, dépend en fait de ma coiffure et de mon humeur qui conditionne aussi la couleur de mes yeux : presque verts quand je suis furieuse, et noisette quand je suis de bonne humeur. Si je trouvais la coiffure qui m'irait le mieux, si j'étais bien bronzée, de bonne humeur et même un peu fardée (mieux que je ne le fais jusqu’à maintenant), alors ou pourrait dire que je suis une jolie fille. Au moins charmante ! (Ha, ha !)

Ma peau est très sensible, c'est pourquoi j'ai des tâches de rousseur, partout. Elle est trop fine. Mes cheveux aussi, ils sont trop mous et ne bouclent pas naturellement, comme ceux de maman. Intérieure­ment aussi je suis trop fine. Je deviens facilement malade. Au soleil, je deviens toute rouge au lieu de bronzer. J'ai souvent mal à l'estomac. Je suis trop sensible et trop gâtée.

Plus tard

Je me sens ce soir de très bonne humeur, je ne sais pas pourquoi. C'est très bon d’être jeune, une jeune fille. J'ai du plaisir dans ma jeunesse. Mais hélas, ça va passer bien vite. Il faudra mieux l’utiliser ! Bonne nuit (je ne dors pas encore, je vais dîner, puis lire).

Le désir

5 mars, 54

Le printemps est arrivé aujourd’hui, au moins pour moi. Je marchais enivrée dans les rues et j’essayais d’inhaler profondément “ l’air du printemps ”. Comme si j’avais voulu l’avaler, le mordre. Je me suis souvenue des deux derniers printemps. L’année dernière, il a commencé plus tard mais j’ai pu en avoir plus de plaisir que cette année, le plupart du temps vers onze heures ou midi, j’étais libre.

“ Et moi, avant que tu me le demandes, je te l’ai déjà avoué ” (Whitman)

24 mars, 54

Qu’est ce que le désir ?

?

?

C’est l’amour ! ! !

Plaisir physique, amour ! Comme je l’imagine.

“ Rêve de jeune fille. ” Oui.

Je désire...

Pourrais-je jamais chanter (mais que cela arrive assez vite) cette chanson :

Pendant mes rêves de printemps

Je t’ai imaginé ainsi.

Je ne savais rien de toi,

Mais je t’ai tellement attendu !

C’est ainsi que j’imaginais l’amour.

Le bonheur de contes de fées

Tu me l’as apporté !

Est-ce ma faute si aucun garçon ne me regarde, et même, s’ils me regardent, ils regardent ailleurs ensuite. Mais... ? ? ...

Il était une fois

“ Il était une fois un enfant...
qui partait chaque jour,
et ce sur quoi son regard tombait,
il le devenait;
pour ce jour, pour cette heure,
quelques années,
ou une longue suite d'années ”

Walt Withman

5 février 1954

J’aime énormément nager et je nage bien. J'ai skié l’hiver dernier trois jours à Predeal et deux semaines à Kolozsvàr, ensuite nous n’avons plus skié à cause des tempêtes de neige.

Je ne vais pas au bal, car je n’ai personne avec qui y aller. Aucun garçon ne me fait la cour, aucun n’est devenu pour moi un vrai ami. J’ai dû laisser à Kolozsvàr mes amies Vera et Marthe, mais j’ai enfin deux autres amies à Bucarest : Alina et Édith.

Alina a réussi, par ruse, à s'inscrire à la faculté de Chimie Théorique, comme elle le désirait. Son père était chimiste, polonais, et elle rêvait de suivre les traces de Marie Curie. Bientôt elle va se marier.

Édith finira bientôt le lycée. Elle est arrivée à Bucarest il y a trois ans, mais c'est seulement depuis sa mère a été arrêtée qu’elle habite avec son père, que nous nous sommes revues et que notre amitié a repris.

Je ne me suis liée qu'avec peu de gens au lycée mais je m'y sentais relativement bien. Par contre mes amies m’aiment beaucoup.

Pour le moment j’ai deux “moi” qui ne commencent que depuis peu de temps à se réunir. Au travail et à l’université je suis fermée, effacée et assez ennuyeuse, par contre dans la société de mes amies et de mes parents, je suis vive, joyeuse, ouverte... J’espère que cette dernière Julie vaincra.

De la Bible

" Ne vous laissez pas détourner par d’autres de votre chemin...
Méfiez-vous des faux prophètes, qui viendront à vous, déguisés en brebis,
mais au-dedans sont des loups rapaces. "

21 janvier 54

Le monde est bien compliqué. Pas aussi simple qu’on l’imagine à l’école. Il y a beaucoup de choses moches, mauvaises. Mais il peut être aussi très beau : il faut y prendre plaisir. Par exemple, je suis assise dans ce fauteuil formidable de notre beau salon, il fait chaud, le soleil brille et la pièce est si belle avec sa glace sur tout un mur reflétant le mobilier de mon arrière-grand-mère !

Et puis, combien d’événements m’attendent encore. Par exemple : l’amour. Ces temps-ci je sens que je suis mûre pour l’amour (et pas seulement spirituel) Mais si je reste assise à la maison, lisant ou que je réfléchisse couchée sur mon lit, ce n’est pas comme ça que je trouverai un garçon bien pour moi. Je perdrai aussi Sandou, connu au cours de l’excursion dans les montagnes, si je ne l’attire pas par un motif quelconque chez moi (pose-lui des questions sur la physique)

Vraiment, je sens que je dois me marier le plus vite possible. Pourtant, hélas, j’en suis si loin ! Jusqu’ici aucun garçon ne m’a donné même un baiser. Si j’épouse le premier, je le regretterai sûrement.

Je crois toujours que le communisme vaincra. À travers tous les obstacles, à travers les mauvais chemins, on y arrivera quand même. Le problème est que chaque homme - n’est qu’un homme.

Il y a énormément de choses instables (incertaines) dans le monde mais il y en a aussi d’autres qui arrivent encore et toujours. Par exemple, dans le livre de Teri Sione “ La porte du soleil ”, l’amoureux de la fille meurt (au moins, elle le croit mort), Roman, le révolutionnaire, lutteur, flamboyant. Elle sort alors dans la rue et erre à gauche et à droite. Elle regarde les gens. Ils se promènent, vont, viennent, comme si rien n’était arrivé. Ils continuent leurs affaires, ils vivent, mangent, rient, comme si Roman n’était pas mort. J’ai ressenti la même chose quand j’allais vers Édith, le jour où j’ai appris la mort de Staline. Et elle l’a ressenti, comme moi. Je crois que si quelqu’un qui vous a été cher meurt, quelqu’un qu’on a aimé, ce sentiment est très habituel, naturel.

Il y a encore beaucoup de sentiments humains qui se répètent. Par exemple pour une mère le bonheur d’allaiter son bébé. Quand je pense que j’aurai moi aussi des enfants, un grand bonheur m’envahit et je suis heureuse d’être née femme.
Mes cousines et ma tante me manquent, peut-être il sera bon d’habiter à Cluj. Le problème avec les enfants est qu’ils sont à nous seulement tant qu’ils sont petits. Quand ils grandissent, ils s’envolent. Oh, que j’aime les enfants !
Mes pensées volent, les unes après les autres. Apparemment (ou vraiment?) sans aucun lien entre elles.

Ce soir j’irai à l’opéra avec ma mère, La Dame de Pique. Dans le beau bâtiment de l’opéra neuf. Je m’habillerai joliment, déjà pour aller à l’examen et j’irai directement à l’opéra. Pourtant la musique ne m’émeut plus.
Que mon père guérisse, que son opération soit facile et réussisse !
Plus tard.

Ce soir, j’ai eu pour la première fois du plaisir à entendre un opéra. J’ai réussi à ressentir fortement la Dame de Pique, c’était très bien joué, la musique en est belle, ils ont bien chanté. Cet opéra m’a plu énormément ! Pour longtemps, il demeurera un bel événement, une grande aventure tout comme l’excursion à Busteni, la promenade dans la neige. Seulement autant ?

Il n’y a pas si longtemps encore, je n’aimais pas les livres, ni les opéras qui finissaient mal (seulement à la fin de Carmen j’attendais qu’enfin on la tue et qu’elle se taise.) Mais maintenant... le spectacle ne m’a pas déprimée, mais j’ai tout fortement ressenti. Il n’y a rien à faire : je le comprends. Le bouton commence à éclore, dit maman.

Moi aussi j'ai cru

Je viens de découvrir ce poème de Johannes Becher, il m’a fait beaucoup réfléchir :
Moi aussi j’ai cru

La paraffine de la bougie d’arbre de Noël a coulé
Et taché de rouge mon nouveau costume,
Dans mon sommeil, un ange volait sur mon lit,
Et il a ôté les taches de mon veston.
       Son aile luisait comme du feu
       J’ai cru en eux.

J’ai cru qu’il y avait des nains et des géants,
De la pierre noire et la fée Carabosse,
Je ne me souviens même plus, il y en avait tant
J’ai cru en tous, et aussi qu'avec le vent soufflant
       Dans la nuit profonde
       Les morts se réveillaient du cimetière.

Ma mère me les racontait, sur le coin du divan,
Oh, comme j’ai admiré ses contes !
Elle me pelait des pommes fraîches,
La pomme rafraîchit et donne puissance,
       Ensuite, emporté par tous ces récits
       Obéissant je m’endormais rapidement

J’ai cru aussi mon enseignant
Louant mon pays allemand,
et l’empereur qui avec courage s’est lancé
Et conquit la France jusqu’à Paris,
       je retournais à la maison et déjà,
       Je jouais à la guerre avec mes soldats

Mon père me promenait dans la forêt,
Dans la belle, haute forêt de sapins,
En haut le soleil brillait, nous main dans la main
Et il disait : mon fils, bientôt arrivera ton temps
       Mais ne mens jamais,
       Menteur ne peut pas être le soldat allemand !

Je l’ai cru, et oh, en quoi n’ai-je pas cru?
Mais déjà je commençais à me demander,
Quelle croyance est vraie, laquelle ne l'est pas ?
On se perd entre tant de croyances !
       L’un croit ceci, l’autre l’inverse,
       Qu’est ce que c’est, on fait ça pêle-mêle?

Et je demandais : qu'est la foi ?
Vérité ou l’outil de tricher ?
Ou le chapeau invisible, qu’on voit
De croyance là, où le mensonge se cache ?
       Qui ne croit pas et ne trouve
       Chemin à suivre dans cette confusion?

Je croyais encore. Parfois ceci, parfois d’autre,
Ce que je trouvais justement le mieux,
Je voyais, croire c’est chose commode
Et, quand j’étais écœuré du monde,
       Je croyais, et ceci m’aidait beaucoup,
       Que ça sera mieux dans une autre étoile

Il m’est arrivé de perdre ma foi,
Mais il se trouvait une autre à sa place.
J’ai vu, le croyant peut tout faire avec courage,
De mensonge jusqu’à tromperie sans honte,
       Même devenu captif du mensonge
       Ne croyant plus en rien, je le faisais avec foi.

C’est ainsi qu’est arrivée la guerre,
Comme enfant je l’ai jouée gaiement,
Je me cachais dans les trous, mais là,
On m’a presque enterré vivant; j’ai sauté en haut,
       Et suis retombé à bout de souffle, Je croyais,
       Ne croyais plus, et croyais de nouveau!

Les obus, tombant de partout,
Déchirant le pied des montagnes,
Nous pourchassant jusqu’aux abris,
Ont illuminé l’obscurité de me croyance,
       J’ai commencé à Savoir, et comme un tourbillon,
       à lutter sauvagement avec la foi.

Vous tous, qui croyiez! N’importe où et en quoi,
La croyance vous ronge l’os
Et l’aveugle se bat avec l’aveugle,
Le sourd vient aux mains avec le sourd
Là, où une croyance lutte avec une autre.
       Quand j’ai perdu la lutte de la foi, du Savoir,
       S’est étendu un sol nouveau sous moi,

Je sais dorénavant,, quand votre faim
Devient trop grande, on vous sert une foi
Vous tous, qui croyiez, fuyez
La croyance qui s’attaque aux croyants!
       Ne croyez pas aux miracles, regardez-en haut,
       Et levez-vous, croyants de vos genoux!

Je l'adore ! Mais je ne le comprends pas tout à fait. Où finit la croyance et où commence le savoir ? et inversement ? Où est la différence ? C'est vrai, croire rend plus fort, mais rend aussi plus bête.

Becher suggère de ne pas croire, mais de savoir. C'est vrai, le savoir est plus sûr que la croyance, mais on peut rarement mettre la main dessus. La plupart du temps le savoir aussi est reçu de quelqu’un d'autre. On ne peut pas tout expérimenter, tout vivre. On doit reprendre certaines choses transmises par d'autres. On ne peut pas recommencer toutes les recherches physiques, ni refaire toutes les expériences. Il faut quand même croire.

Oui, le problème de la croyance est très compliqué.

10 janvier 1954

L’année nouvelle est arrivée. Que va-t-elle m’apporter? Souhaitons qu’elle se passe aussi bien que ses trois premiers jours.

J’étais au “ Chalet Alpin ” à Busteni[1] dans les Carpates, et je me suis sentie très bien. Au moins, jusqu’à ce qu’Irina et les autres réussissent à abîmer ma joie en revenant : je n’avais même plus envie d’étudier après tout ça. Heureusement l’école d’Antibiotique est terminée et je ne dois plus être avec eux.

Combien je me suis développée, changée cette dernière année ! hélas, pas seulement en bien, aussi en mal. Je ne veux pas croire ce qu’ils disent de Staline ! Mais pourquoi l’affirment‑ils ? Et puis, cette affaire Beria. Paul Spitzer, mon collègue juif de l’école Antibiotique, m’a dit hier qu’il se disait idéaliste et croyant sans l’être. D’après lui, les idéalistes sont la catégorie le plus bête, des fous. Mais je le suis et j’ai l’impression que je le demeurerai jusqu’à la fin de ma vie.

Les autres ne le savent pas, mais j’ai peur de moi-même. Ma croyance dans le Parti est ébranlée et je ne suis plus sûre, même de moi‑même.

Hier, sur la route vers la maison, papa m’a raconté comment il s’était imaginé mon avenir et j’ai regretté que ça ne se soit pas passé comme il l’avait voulu : j’aurais étudié dans une université renommée allemande ou anglaise. Bien sûr, ensuite je serais revenue.

Je suis épouvantée. Que m’arrivera-t-il ? Je ne veux pas laisser tomber cette croyance aussi. Chacun doit avoir un but dans la vie, quelque chose en quoi il croit. Certains (beaucoup ?) croient en Dieu, moi, je crois au Communisme. Mon père aussi, mais “n’aime pas la méthode utilisée pour s’en approcher”.

Et moi ? Je ne suis pas une nature à accepter la théorie de Paul ni ses variantes (tirer parti de ce qu’on peut). Pourtant, avec le temps, c’est celle qui s’avère la plus juste. Toujours, ce sont eux les plus heureux dans la vie. Déjà dans “ L’histoire de la littérature ” Upton Sinkler disait la même chose que Paul sur les rêveurs. Mais les idéalistes lutteurs, ceux qui croient à la révolution et agissent tant qu’ils peuvent, sont grands et plus admirables que les matérialistes, les opportunistes. J’aime Heine à cause de ceci, il est devenu maintenant mon préféré. Je recommence à le lire. Que c’est beau ! Tant de tendresse et de révolte se mariant si bien dans ses vers.

[1] Première rencontre avec le futur père de mes enfants.

Début de mon 5e journal : éveil

20 décembre 1953

Depuis quelques mois j'ai commencé à mûrir. J’étais plutôt renfermée, je commence à m’ouvrir. On me dit que jusqu’ici je n’étais pas vraiment “grande fille” : je suis en train de le devenir. Je ne suis plongée dans la vie réelle que depuis quelques mois. Jusqu’ici c’est surtout la lecture et l’école qui m’intéressaient. Dans ce nouveau, joli cahier j'essaierai de décrire mes joies et mes divers plaisirs, pour me les rappeler plus tard.

Mes plaisirs ?

J'ai déjà eu du plaisir à lire 'Bibi' de Karine Michaëlis, les poèmes de Petöfi, les préfaces amusantes de Kästner, les contes de Lamb sur les pièces de Shakespeare, et aussi en voyant des opérettes, surtout l'opérette hongroise “Jànos Vitéz”. Mais je me rends compte que ce n'était pas une joie profonde, seulement superficielle. Est-ce vrai ? J’aime beaucoup les ballets, jusqu’ici c'est Coppélia que je préfère. Je vais souvent au théâtre et ne rate aucun film. Je suis déjà allée à l'opéra (juste sept fois) pourtant c’est seulement la "Dame de Pique" qui m’a plu du début jusqu’à la fin. Cette saison, je n’y ai été qu’une seule fois, car c’est très difficile de se procurer des billets, mais j’ai déjà entendu deux fois à la radio la Traviata et ça m’a beaucoup plu.

Je commence à m'intéresser à la musique classique. Je ne me suis pas encore aventurée très loin dans ce domaine, je ne suis arrivée que dans son antichambre. Je la connais mieux en théorie que pour l'avoir entendue : j'ai plus lu sur Beethoven qu’écouté, et plus écouté qu'apprécié. Mais je sens que je suis sur la bonne voie. Je suis en train de découvrir un nouveau monde. J’ai commencé à aller aux soirées musicales de l’Université et j’irai écouter un concert à l’Athénium, si possible chaque semaine. J'aime les concerts, mais je ne les ai écoutés qu’à la radio. Je n’aime pas encore tout, mais le Concerto pour Flûte en Ré Majeur de Mozart et surtout la 5e symphonie de Beethoven m’ont beaucoup plu. J'ai une bonne faculté d’imagination, mais si avant d'entendre Shéhérazade j'avais pu lire les récits des Milles et Une Nuits, peut-être l'aurais-je mieux compris.

Je me sens encore plus éloignée de la peinture et de la sculpture, mais il y a un temps pour tout. C'est dans la littérature, que je me sens le mieux : je réussis à avoir le même plaisir avec un bon roman, une pièce de théâtre ou un poème.

Il est possible que mes goûts et jugements ne soient pas bons, car par exemple je n'aime pas Balzac (Marthe l’adore) ; par contre, je connais déjà presque par cœur les romans humoristiques sur les légionnaires de l'écrivain hongrois Howard. Je pense qu’on ne doit pas, qu'on n'a pas le droit d’accepter l'opinion des autres (même s’ils sont plus nombreux, plus intelligents et plus cultivés que nous). Je n’admets leur opinion que si elle coïncide avec la mienne. Donc je ne vais jamais considérer la musique de Beethoven comme “grandiose” tant qu'elle ne me plaît pas vraiment beaucoup à moi.

Je sais que mon point de vue peut être influencé par mille choses autour de moi. Je sais que je suis subjective. Mon âge, ma jeunesse y contribuent aussi. Ce qui me paraissait ennuyeux il y a quelques années me ravit aujourd'hui, ce qui me plaisait fantastiquement, par exemple les romans de Polevoï, m'ennuie aujourd’hui. Ceci m'arrivera sans doute encore.

J'ai décrit mes plaisirs culturels aussi pour voir ce qui en restera, ce sera intéressant, pour moi et peut être pour d’autres de suivre mon évolution (j'espère qu'on le pourra).

10 novembre, 1953

L’ART ! Je crois que c’est seulement maintenant que je me suis aperçue de ce que c’est en réalité. Je sens que dorénavant j’arrive à ressentir vraiment un poème de Heine, un roman de Seghers, une mélodie de Rimski Korsakov.

Je viens de découvrir la musique ! D’un coup j’en suis assoiffée, affamée. Pourquoi ? Je crois que je suis devenue mûre pour cela. Je le dois aussi à Erik et peut‑être même à Steinberg ? Non, pas possible ! Et puis aussi à ma chambre renouvelée qui dorénavant a aussi une radio avec un tourne-disque et puis, qui sait encore pourquoi. Mais tout me touche profondément, me bouleverse.

Une sonate de Beethoven ou une valse de Strauss. Il est aussi possible que ce soit seulement l’influence du livre “ La septième croix ” ?

Je commence à comprendre que je n’ai pas le droit d’écrire. Au moins, pas avant mes 50 ans.

30 octobre 1953

Aujourd’hui, je me suis convaincue que je suis superficielle. Je pense trop peu, c’est mauvais. Je lis beaucoup mais pas avec assez d’attention. Je ne pense pas profondément à ce que voulait dire l’écrivain, seulement à ce qui se passe et aux conclusions qui sautent aux yeux. Eric avait raison en tout ce qu’il m’a dit, mais surtout, ce qu’il n’a pas dit : je suis superficielle. Nous discutions du livre “ La septième croix ” d’Ana Seghers.

Pour le moment, je ne sais que faire. Je devrais reprendre les livres que j’ai lus et les lire comme il faut. Je pourrais ouvrir un cahier et y mettre ce que j’en pense. Même les récits de Hamlet ou Othello en soi sont assez simplistes. Il y eut un temps où je me demandais pourquoi ces pièces sont aussi renommées et célèbres. Jamais je n’ai eu la patience de les lire lentement, mot à mot, en réfléchissant en profondeur sur ces pièces de Shakespeare, je les parcourais rapidement, en un ou deux jours seulement.

25 septembre 1953

Je ne peux me louer (que tous les examens de Faculté pour l’année soient passés) parce que le Prof de Russe ne m’a pas laissée passer. Mais les autres examens ont mieux réussi que je ne le pensais. En Physique et en Marxisme j’ai eu 20/20, en Chimie aussi,, ou au moins, 18/20. J’espère que j’ai passé la Descriptive (sûrement) et j’ai encore devant moi les Math.

J’ai fait la connaissance d’un garçon qui me plaisait (autant qu’on puisse en juger en quelques heures) et bien sûr, ce n’était pas réciproque. Mais on ne peut pas me connaître si rapidement, surtout si je me tais, comme je l’ai fait cette fois‑ci.

8 octobre

Les maths ont été un succès (20/20) mérité. Je l’ai vraiment mérité : j’avais fait des exercices toute l’année et avant l’examen, j’ai étudié 14 heures par jour.


Je n'étais pas admise à l'Université et je suivais ses cours par correspondances, mais bien sûr, les examens, étaient les mêmes, deiux fois par an. On nous donnait quelques semaines pour les préparer.

Juillet et août 1953

24 juillet 53
Demain commence le Congrès International de la Jeunesse. Je voudrais écrire, mais pas maintenant, c’est déjà minuit, entre le 24 et 25 juillet. Bonne nuit mon journal.

22 août
Il est vraiment dommage que je n’écrive pas tous les jours au moins un quart d’heure. Dommage que je n’ai pas écrit pendant le Festival de la Jeunesse. Il sera difficile de me souvenir, pourtant je veux tout décrire de ces jours-là magiques. C’est comme la gymnastique, je devrais en faire 15 minutes chaque jour et je le néglige.

Regretterai-je une fois, qu’à 19 ans je n’ai pas encore été embrassée par un seul garçon ? Que je ne me suis pas assez amusée ?

Alina a reconnu ses torts et... Ensuite Vera était chez moi (envoyée de son école pour un stage dans une usine de fromages de Bucarest) et en sa présence, je ne pouvais pas écrire. Maintenant, je suis en train de préparer mes examens. C’est une mauvaise raison, je n’apprends que de 4 à 7 heures par jour (trop peu!), je pourrais écrire le reste du temps.

Dans ce cahier, je n’écrirai plus que des choses quotidiennes et je le terminerai en même temps que mes examens. J’espère écrire sur la dernière page : “ tous mes examens ont réussi ! ”
Ce Festival de Jeunesse, mènera-t-il à quelque chose de bon ? Je l’espère. Je devrais me mettre à étudier mais j’ai faim. En réalité, ceci n’est qu’un prétexte. Je ne sais pas comment étudier “ l’analyse ” mais je m’y mets.

Au revoir.

13 juillet 1953

J’avais tellement à dire, mais mon amie Vera habitait chez nous et je n’arrive pas à écrire en sa présence, j’étais aussi paresseuse. Voilà les choses les plus importantes qui se sont passées depuis, dont je me souviens.

Le soir du 11 juin, après avoir discuté avec mon père, il s’est avéré que j’ai appris en vain le “matérialisme dialectique”, je n’arrive pas à le mettre en pratique. Papa m’a dit que si le monde communiste arrive - comme je le prétends – « quand tous auront assez à manger, pourront se vêtir, etc. », alors on aura beaucoup moins de menteurs, de profiteurs, parce que les gens n’auront plus de ‘base matérielle’ pour le faire.

J’aurais aussi voulu écrire au sujet de la mère de ma copine Édith.
Pour le moment seulement ceci : quand se terminera l’inhumanité des gens ? Dans la vie beaucoup de destins, de vies, sont trop mélangés avec le mal, ce dernier arrive trop souvent !

Contexte.
Julie n’a pas pu décrire son épouvante et ne l’a pas osé, non plus.
Après son séjour dans les caves de la police politique, on a ramené la mère d’Édith à
la maison de son ex-mari sur une civière. Son amie Édith a appelé Julie à l’aide, elle n’arrivait pas à en croire ses yeux. Cette grande dame élégante d’autrefois était devenue un cadavre à peine vivant, toute blanche et maigre, sans dents, des yeux effrayés, fous. Jamais, elle n’a guéri. Cette femme, jadis, altière, intelligente, belle ! Qu’a-t-on fait d’elle en seulement deux mois ?

Jacob Sanyi, son deuxième mari, qui avait consacré toute sa vie au communisme (et lutté quand c'était illegale) a été ministre adjoint des finances de la Roumanie et il avait été presque le seul qui n’a jamais rien “ avoué ”et bien qu’on n’ait rien trouvé contre lui, il a été condamné à vie.

Julie ne savait pas encore qu’il allait faire en fait dix-sept ans dans une cellule isolée ne rencontrant pendant tout ce temps d’autres que ses geôliers. Pendant dix-sept ans, il se demandait sans cesse comment prouver, expliquer qu’il avait été un bon communiste avant, pendant et aussi après la guerre. Le choc le plus grand l’attendait à sa sortie : tout le monde le savait innocent.

28 juin 1953

J’aurais voulu écrire sur les événements passés en Allemagne, puis ceux de Hongrie et du fait qu’on appelle Beria dorénavant “l’Instrument des Impérialistes”. Nous savons si peu ce qui arrive dans le monde et dans le cercle des dirigeants. Nous croyions aveuglement en Staline, on savait qu’il dirigeait avec une main ferme, mais maintenant, d’une certaine façon tout a commencé à s’ébranler.

Ana Pauker aussi, une fois, ils l’élèvent jusqu’au ciel, tu commences à l’aimer, puis un autre jour ils disent qu’elle est une mauvaise, une rien du tout. Si tu aimes et estimes vraiment quelqu’un, ce n’est pas possible que d’un jour à l’autre tu le haïsses ou que tu t’en désintéresses. Ne peut le faire que celui qui est tout à fait superficiel ou faux.

"La route vers le socialisme, le communisme, est pleine d’embûches." mon père a raison. Mais le but, on l’atteindra. La route est remplie aussi de méfaits.

Les gens sont pleins de défauts. Tous. Même ceux qui nous conduisent. Et de là, énormément de mal et de tristesse sort. Il y a deux ou trois ans, je comptais encore arriver à vivre dans le communisme jusqu’à ma vieillesse (à chacun selon ses besoins). Maintenant, je ne suis même plus sûre d’arriver au socialisme (à chacun selon son travail).

Le chemin n’est plus solide devant moi.

Ils trouvent une fois ça bien, l’autre fois le disent mauvais, plus tard encore ils changent : il n’y a personne pour nous expliquer ce qui se passe et pourquoi. Et si une guerre arrivait, nous retournerions de nouveau des années en arrière, ils détruiront encore une fois la culture, et aussi la vie d’énormément de gens… au moins de ceux qui resteront encore en vie.

Je voulais écrire sur la guerre et la paix, mais aussi sur notre Faculté. Hélas, ils ont mis nos examens juste entre le 1 et 10 août et puis du 1 au 20 septembre, je ne pourrai assister que fort peu au Festival International. Réussirai-je au moins à passer mes examens ? C’est mon désir primordial, maintenant.

J’aurais voulu écrire sur ce mois creux et horrible de juin ; raconter que je ne suis toujours pas assez aimable et je n’ai pas réussi à trouver une société qui m’aille, ni au cours, ni ailleurs.

Le plus important est l’événement personnel : je viens d’avoir 19 ans !

C’est affreux comme les années passent et ne reviennent pas. Mes 18 ans se sont envolés, trop rapidement et, ce qui est pire, presque sans laisser de traces. À 18 ans, j’avais reçu mon diplôme de technicienne. Mais maintenant ? Je ne pourrais pas dire que je n’ai rien appris pourtant !
Je suis entrée dans l’école de la vie
. Même si c’est seulement sur un demi-pied.

Je crains qu’encore une année passe sans rien de spécial (je voudrais trouver mon partenaire ou, au moins, un ami) et j’aurai 20 et ensuite 21 ans et je partirai à Iasi. J’espère y être utile et alors, à 21 ans, je pourrai dire que j’ai réalisé quelque chose dans cette vie, que je n’ai pas vécu pour rien. Mais « l’homme planifie, le sort décide 2 » comme dit souvent mon père. Surtout quand on n’est pas assez déterminé (papa l’est et il lutte pour ce qu’il veut). Combien de rêves ai-je faits avant d’avoir terminé le lycée, mais je n’ai pas imaginé ce qui arrivera.

Pendant cette dernière année, je me suis rendu compte de choses importantes et de quelques règles qu’il faudra mettre en application dans la vie et sur le lieu de travail. Je n’ai fait que le premier pas : je les ai observées.

Pour mon anniversaire maman m’a offert un joli journal et un crayon avec une mine remplaçable avec lequel je suis en train d’écrire. Je dois me mettre à étudier, je voudrais aussi ranger mes livres et cahiers d’études. Au revoir donc, mon cher journal !

En fait, mon père n’a jamais été attiré par les mots d’ordre du communisme et après son arrestation, il n’avait d’autre but que d’y échapper. Mais il avait du tact.

Que sera, sera

Un ami, des garçons me manquent, peut-être aussi quelqu’un qui me fera la cour. Mais quand j’en aurai un, réussirai-je à l’apprécier assez ?

Pourquoi je veux que la vie soit tout rose et suis toujours optimiste ? Pourquoi ne suis-je pas plus pessimiste ? plus réaliste par exemple comme Alina ? Je crois que j’aurai encore beaucoup de problèmes à cause de cela et je serai souvent malheureuse en ce monde.

Trouverai-je quelqu’un de calme comme moi, au moins à moitié aussi idéaliste, quelqu’un qui me comprenne, qui m’aime, que je comprenne ? “Que sera, sera ” comme dit la rengaine en italienne.

Je n’ai pas encore de but précis, je ne sais pas que devenir et comment. Pourtant, c’est le moment. J’ai dix-huit ans ! Je ne peux plus laisser la vie me mener au fil de l’eau, suivre le courant. J’irai sûrement à Iasi, je le dois à Staline, je lui ai promis. Mais la chimie est-elle vraiment ma voie ? Je préfère la philosophie et la littérature. Marx a raison : en tout, en tous, une lutte des contraires a lieu. J’ai beaucoup de ‘moi’, de facettes différentes qui luttent en moi. L’un d’eux vaincra, à un moment donné, mais est-ce celui qui le devrait ?

La vie est beaucoup plus compliquée que je ne le croyais, comme beaucoup le voient. L’homme a un cerveau pour réfléchir et devrait l’utiliser, mais il ne se fatigue pas trop. Le plus souvent il avale ce que les autres lui donnent tout mâché. Je réfléchis, mais pas assez.

Je me suis découvert un bon trait de caractère : je réussis à retirer l’essentiel de ce que je vois, de ce que je lis, sens, et je sais le ressortir, le résumer, l’expliquer ensuite. C’est déjà quelque chose. Mais je devrais avoir davantage de confiance en moi, alors d’autres m’estimeront mieux aussi. Au moins, me remarqueront. J’ai assez réfléchi. Oh, que je suis troublée...
 
Je finis, mon père est rentré et bientôt il entrera dans ma chambre. Qu’il ne voie pas ce que j’écris ! Au revoir.

Après un bon film russe

Il est possible que dans le communisme tous vivent bien, on aura alors sûrement assez à manger et de meilleurs vêtements, un meilleur logement. Mais le faire - semblant, les mensonges, les intrigues, la mauvaise volonté, le carriérisme, vont-ils disparaître ?

Si quelqu’un est critiqué par un personnage haut placé, jusqu’à quand la plupart de ceux qui l’entourent vont-ils le blâmer, le réprimander eux aussi ? Jusqu’à quand durera la servilité, l’amour de l’argent, la corruption ? Du sang des roumains, va-t-il sortir l’habitude de demander du bakchich et d’être rusés ? Du sang des hongrois, va-t-il sortir l’égoïsme et le chauvinisme ? Aurons-nous jamais un monde comme se l’imagine une idéaliste ?

Je sais, je suis un peu trop utopiste, beaucoup me disent que je n’ai pas les pieds sur terre, mais je crois encore, envers et contre tout. Mais ce film soviétique Le printemps à Moscou m’a fort perturbée. De tels problèmes existent là-bas aussi ? Pas seulement chez nous ?

C’est vrai, les hommes ne sont que des hommes partout, même si un peu meilleurs d’une certaine façon (je l’espère encore). Si j’imagine qu’un homme honnête, (comme le père de l’héroïne du film) peut être accusé, interné presque toute sa vie à cause des médisants (et de ses idéaux), qu’il peut être tellement malheureux, et que d’un autre côté les êtres rusés, méchants, menteurs vivant en faisant du mal aux autres et en profitant, peuvent avoir la chance et ne pas être démasqués, alors...

Mais je ne le crois pas ! Je crois que le bon vaincra et le mauvais sera vaincu. Je crois que la fin sera bonne à chaque fois. J’ai l’âme d’un enfant. Qu’y faire ? Je suis ainsi.

Ajouté après la révolution hongroise en marge du texte :
Je ne crois plus, hélas que tout finit bien, que les bons gagnent toujours.

11 juin 1953

Je sors du film “Printemps à Moscou”, il m’a donné pas mal à penser.

C’est difficile dans la vie de trouver son compagnon. Quand j’aimerai un garçon, sera-t-il tout à fait comme il faut pour moi ? Sûrement pas. Et si j’ai énormément de chance, même alors, ce sera seulement dans les choses les plus importantes qu’il sera comme il me faudra.

(Maman vient pour me dire de faire les lits. Mes pensées vont se perdre ! Bon, j’y vais. Fini.)

Une femme, une fille, doit être belle, s’habiller agréablement. Il faudra faire plus de gym, de sport, m’occuper davantage de mon apparence, mes cheveux. Les gens aiment en général celle qui est énergique, obstinée, effrontée, pleine de vie, explosant. Je suis trop tranquille, trop sérieuse.

Ce film m’a montré que si tu aimes quelqu’un, tu ne le lui dis pas pendant longtemps, même s’il t’aime lui aussi : laisse-le se torturer un peu, vous serez plus heureux ensemble ensuite. Il faudra faire ainsi. Quand ? Et puis, même si quelqu’un ne te plaît pas mais avoue t’aimer, laisse-le parler, de loin. Ceci, je ne le faisais pas.

Je dois être moi aussi plus gentille avec les garçons. Je dois l’apprendre absolument. J’ai déjà commencé à le réaliser un peu, même si c’est lentement et difficilement. Je dois aussi aider plus à la maison, me soigner mieux, etc. Avec le temps on peut réaliser beaucoup de choses importantes. Je dois m’habituer à dire quelques mots gentils, montrant que je m’intéresse à l’autre, ceci ne coûte pas beaucoup. Pas facile, pour moi. Pourtant, il le faut !

C’est intéressant, souvent il nous manque quelque chose, au moins à moi, jusqu’à ce que nous l’ayons obtenu, ensuite même cela nous dérange. Par exemple, combien j’ai désiré avoir des amies à Bucarest. J’en ai, et si je le voulais, je pourrais en avoir davantage. Et voilà, elles me “ pèsent ” ces temps. Je sens que souvent c’est mieux d’être seule, non, pas tout à fait seul, mais avec un livre.

C’est quand même merveilleux d’avoir des amies. Et plutôt trop que pas du tout. Je ne les estime pas assez. Je n’ai pas assez de tact. Chacune d’elles est spéciale, j’oublie trop vite et je les contrarie. Toutes ne me le disent pas aussitôt, comme Alina, quand je les ai heurtées. Pour la plupart, il faut se rapprocher avec plus de tact de Vera ou Tina. Mais cette dernière, est-ce une amie? Pas vraiment.

Je voudrais tellement pouvoir participer au Festival International de la Jeunesse ! Je crains que je n’en aie ni l’occasion, ni le temps. Alina a été nommé déléguée, l’a-t-elle mérité? En plus, elle va entrer au le parti communiste ! Elle ! Alina est débrouillarde, habile. Si on me laissait entrer au Parti, l’accepterais-je ? Je suis assez mûre. Non, ce n’est pas sûr. Mais Vera et Alina disent qu’il sera bien d’en avoir beaucoup comme moi. Parce que les autres, trop hélas, non seulement ne correspondent pas à l’idéal communiste, mais ne sont même pas communistes en leur âme, leur cœur. Hélas, il y en a beaucoup qui affirment une chose tout en faisant une autre.

Le monde n’est pas comme il devait être, le sera-t-il jamais ?

29 mai 53

J’ai honte de ne pas avoir écrit depuis si longtemps. Chaque soir, avant mon bain je décide que ce soir, j’écrirai. Je me suis habituée à laver mes dents deux fois par jour, mettre de la crème sur ma peau chaque soir, mais je dois m’occuper davantage de mes cheveux. Je n’ai pas écrit, non parce que je n’aurais pas eu de sujet, j’en ai énormément, mais je suis fatiguée ou j’oublie. Oh, je me rends compte que j’ai fait comme si j’écrivais une lettre et je n’avais rien à dire et alors, les trois quarts de mon texte consistent à demander pardon de n’avoir pas écrit depuis si longtemps. Assez !

Cette semaine, ma vie a été mouvementée, elle était très pleine, sans une seule après-midi libre.
Lundi matin école, après-midi dentiste puis étude de la chimie physique. Mardi école, Alina aurait dû venir mais elle n’a pas pu, Tina est passée et nous nous sommes préparées pour la thèse de chimie physique du lendemain. Mercredi école, après-midi de 6 à 8 natation, et le soir de 9 à 10 Math à l’université. Jeudi école, puis travaux de laboratoire de chimie physique à l’école de l’Antibiotique. L’expérimentation a bien réussi mais le directeur n’a pas de tact et m’a mise dans une position fort inconfortable, disant devant moi à l’enseignant (oui, le même) que je suis une des meilleures élèves de l’école.

Vendredi, aujourd'hui, après l’école on a eu une réunion (chapitre trop douloureux) puis de 3 à 4 natation, ensuite de 4 à 8 laboratoire de chimie organique à l’université. Il aurait fallu aller ensuite au séminaire de math, mais je n’y suis pas allée parce que notre enseignant est malade et je ne supporte pas son remplaçant, je préfère écrire.

Demain, après l’école, je vais me faire couper les cheveux, puis j’irai au travail volontaire et à 8 heures de soir, si je ne suis pas trop fatiguée, je vais assister à la compétition de natation. Ce dimanche on doit aller à l’université seulement à dix. J’aurais voulu acheter des billets de théâtre pour l’après-midi, je n’en ai pas trouvé.

C’est ainsi que s’est passée en gros la dernière semaine. Entre-temps, j’ai fini le 1er thème russe pour le contrôle et je me suis arrangée pour recevoir le 2e lundi. Malgré tout, ce n’était pas une semaine agréable. Elle était pleine mais pas agréable. Pas mauvaise non plus.

Il y a trois semaines, j’ai eu sept très bons jours. Alors, je ne les ai pas passés non plus avec rien, mais j’avais eu le temps d’étudier davantage, j’avais nagé et je suis allée au cinéma et je ne sentais pas le poids : “ aujourd’hui je dois faire ceci ou cela ”, je faisais ce que je voulais. Mais j’avais l’envie et l’énergie d’étudier beaucoup et la géométrie descriptive me paraissait intéressante.

J’ai l’intention de terminer d’ici à mardi les deux leçons de russe, mercredi je les recopie et puis jusqu’à la fin de la semaine je finirai la moitié de mon deuxième devoir de chimie. (On nous les envoie l’un après l’autre de l’Université par Correspondance.) L’autre partie sera faite par Tina puis nous échangeons. Que puis-je faire, j’ai si peu de temps. Bien sûr, je le corrigerai, agrandirai ou changerai mais ceci me prendra moins de temps.

Demain, on va nous donner probablement une thèse surprise de marxisme (C’était un sujet obligatoire, mais que je connaissais bien à l’époque). Je vais me préparer le matin de 6 à 7 1/2, c’est à ce moment que ma tête retient le mieux.

Mais maintenant je vais essayer de dormir, j’ai besoin de huit heures de sommeil. Ce serait bien de m’habituer à ne dormir que 6 à 7 heures, mais alors je suis ensommeillée toute la journée et en plus, abattue.

Bonne nuit, mon cher journal.

Oui, mais

J'ai été désenchanté sur le champs, il courtisait une autre, mais je me souviens encore, tellement des années après, de ses mains et surtout, de mes premiers palpitations sensuelles qu'ils ont provoqué en moi.

23 mai 1953

Je me suis désenchantée, finalement assez vite. C’est mieux ainsi. Il est égoïste et il n’aurait pas mérité que je perde du temps avec lui, même dans mes fantasmes. Ce n’était même pas la peine d’écrire à propos de lui.

Aujourd’hui je suis allée avec maman au parc Staline (Herastrau avant), nous nous sommes promenées une heure en canot. Que le lac est beau et ses environs aussi, avec ses saules tombant jusqu’à l’eau, le vent faisant chuchoter les arbres, le bruit des vagues cognant sur les rives. Il faisait ni trop chaud, ni trop froid, à Bucarest, il n’y a qu’environ trente jours aussi beaux dans l’année. Mais déjà ils valent la peine de venir ! Les roses ont commencé à fleurir, elles embaument l’air. J’ai eu tant de plaisir avec cette promenade ! Comme il pourrait être bon de se promener dans un endroit pareil avec son amoureux, pensais-je et je l’ai même dit à maman.

“ Tu es heureuse, tout cela est encore devant toi !” m’a-t-elle répondu.

J’ai lu un livre intéressant, Ivan Ivanovici de Antonina Copteava. Combien elle a raison ! Si je me marie, je voudrais que chaque soir nous racontions l’un à l’autre ce qui s’est passé dans la journée pour chacun de nous, si déjà nous n’avions pas la chance de travailler ensemble.

Quelle sorte d’amour : le matin les deux partent, le soir ils reviennent, dorment ensemble, échangent un ou deux mots et c’est tout?

Quelqu’un a écrit que le grand amour consiste à aimer, à se soucier de l’autre. Cela devra être ainsi !

Dans la vie, c’est souvent comme dans ce livre, à la fin deux deviennent heureux et les trois autres non, souvent les gens s’aiment en chaîne, moi lui, lui une autre, celle-ci un troisième, etc.

Trembler à la vue d'une main

18 mai 1953

J’ai rencontré le premier garçon à 10 ans. C’était surtout moi qui lui plaisais, mais il me plaisait aussi, et flattait ma confiance. C’était à Obecse. Un dimanche après-midi il est venu me chercher, et nous nous sommes promenés de haut en bas de la longue rue centrale. Une autre fois, il m’a présentée à sa mère et m’a promis de me prêter des livres. Il devait avoir entre 14 et 15 ans, puisqu’il était au lycée en 4e. Je ne me rappelle plus son nom, ni son apparence exactement. Il était mince, bronzé, musclé et avait des yeux intelligents et chauds. La dernière fois, il était entre des gendarmes parce qu’il avait nagé plus loin que la moitié de la Tisza, alors fleuve frontière. Non, nous nous sommes rencontrés encore une fois dans la rue quand je me préparais déjà à repartir pour Budapest.

Le deuxième garçon par qui j’étais attirée était Moise. Pendant trois ans au lycée, j’étais persuadée qu’il était le meilleur, le plus... de toute l’école et je m’arrangeais pour être toujours dans la même classe et au même stage que lui. Pendant un ou deux mois après la fin d’école j’étais folle de lui et Alina. [Elle lui a dit lors un bal. Il m’a invitée à danser et m’a serrée trop près, me dégoûtant seulement.] Depuis je suis étonnée : comment ai-je pu être entichée aussi longtemps, si folle de lui ?

Pendant notre dernier stage avant la fin d’école, Fred m’a plu, mais il sortait avec Alma, ainsi ce sentiment n’a duré que fort peu de temps (et c’était seulement de loin, dans ma tête.) Puis un garçon de 3e année de Droit m’a plu à la piscine, c’est lui qui m’a appris comment bien plonger. Une fois, je crois qu’il aurait voulu même me raccompagner après la piscine, mais Édith se dépêchait et j’avais honte de lui demander d’attendre, je suis partie avec elle. Je l’ai revu de loin à la piscine encore deux fois et c’est tout.

Et maintenant, je suis devenue folle.

Cet envoûtement m’a prise à la gorge d’un coup, en apercevant ses mains, ses doigts fins et minces. Bien sûr, ce n’était pas le plus important mais c’était ce qui a tout déclenché. Pendant deux jours, j’étais toute bouleversée, je me suis un peu tranquillisée quand je l’ai revu. Dieu sait ce que ce sera, ce qui arrivera. De toute façon, rien de sérieux n’en sortira. Je ne sais même pas s’il n’est pas marié. Il peut même avoir des enfants (mais je ne le crois pas). Et sinon, il doit aimer quelqu’un, il est sûrement amoureux. De toute façon on n’aura rien entre nous. Surtout à cause de ma nature.

Malgré tout, je n’ai pas résisté aujourd’hui et je suis allée lui parler.

16 mai 1953

Que je voudrais être un peu plus belle ! Mais il est possible que ce soit surtout la confiance en moi qui me manque. Quelquefois j’en ai trop, puis pas assez.

Aujourd’hui j’ai vu le film Anna Karenine après le roman de Tolstoi. Cernesevski avait raison “le sublime réussit à exprimer plus fortement les émotions humaines ”. Anna a des sentiments plus forts que les autres femmes, sa grandeur consiste en cela. C’était bien joué, parce que j’ai réussi à le ressentir si fortement qu’à la sortie j’étais tout épuisée. Il y a quelques mois j’avais lu ce livre de Tolstoï mais je n’y ai pas beaucoup réfléchi. Quel est son enseignement ?

D’abord, ce n’est pas bon pour une femme de dépendre d’un homme, parce qu’alors elle ne sera pas vraiment heureuse, même s’il l’aime. Donc : indépendance !

Cernasevski dans son roman Que faire disait la même chose, son roman optimiste est hélas un peu trop utopique et me va bien. C’est Paul qui m’a dit la première fois que j’étais naïve et utopiste (et plein d’autres, j’y réfléchirai une autre fois). C’est probablement vrai.

Le 4e Festival International de la Jeunesse Communiste s’approche . Je l’attends avec impatience ! Bucarest sera beau, comme il n’a jamais été. La présence des jeunes blancs, jaunes, noirs arrivant de mille endroits, l’embellira davantage par leurs chants, leurs danses. J’espère qu’on réussira à obtenir des vacances pour cette date et à ne pas avoir d’examens à l’université.

Mon père m’ordonne : “ Dors ! Demain à huit heures tu dois être à l’université, c’est toi qui me l’as dit ! Au lit !”

Bonne nuit.

10 mai 1953

Je suis en train de lire Allemagne le cycle de poèmes de Heine adapté par Faludy. Que c’est beau ! Je suis toute pénétrée d’eux, ils sont magnifiques. Et aussi très intéressants. Je ne sais pas quelle partie est de Heine ou de Faludy, pourtant c’est grand du début à la fin.

À la douane... de Heinrich Heine

Pendant que je me demandais
S’il existe une sortie de la boue allemande,
Des douaniers en uniforme bleu
Retournèrent ma valise.

Ils étaient là droits, avec leurs visages froids
Au-dessus de mon linge retourné,
Cherchant des bijoux précieux,
Du vin de bourgogne et des livres à saisir,

Chers messieurs qui fouillez ma valise,
Croyez-moi, votre travail est peine perdue,
La contrebande que vous ne trouvez pas,
La contrebande est dans mon cerveau.

J'ai des dentelles, plus fines
Et piquantes que la dentelle de Bruges
Quand je vais les coudre sur vos visages
Votre peau va brûler et se détruire.

J'ai apporté dans ma tête,
Des milliers de bijoux étincelants
Et leurs feux brilleront
Encore pendant des siècles.

Il y a dedans un bâton pour le dos du ministre,
Des pétards allumés pour les tristes oreilles,
De nouvelles lumières pour les aveugles,
Et des sons déchaînés pour les sourds.

Et sans qu'on puisse le voir,
Ils bouillent dans ma tête,
Comme du vieux bourgogne,
Mes poèmes et le vieil Aristophane,

Candide et la nouvelle Héloïse.
Se pressent dans ma tête,
Comme le champagne, et bientôt
Ou plus tard, le bouchon sautera...
Quel bonheur pour un écrivain, un poète qu’il puisse dire ainsi :
“les livres à confisquer sont dans sa tête!”

Un autre de ses plus beaux poèmes est : “ Rêve, dans un lit mou allemand. ” Et quel rêve ! Comme c’est décrit ! Je suis curieuse de savoir ce que le traducteur a ajouté.

Je vois devant moi clairement le grand salon : d’un côté Christ, Marie et les apôtres débordant d’amour et de patience ; et de l’autre les révolutionnaires, Spartacus, Christ, Voltaire et lui, Heine. Je vois l’apôtre se rapprochant de Heine, tout en jonglant avec ses bombes. Le peuple suit l’apôtre au nom de l’amour. Ensuite l’apôtre en robe pourpre sur son cheval, devenu chef enferme Heine en prison “au nom de l’amour” et le condamne à mourir sur l’échafaud. La dernière image : la place vide après le mitraillage.

Finalement, le peuple a seulement reçu un nouveau tyran.




Voilà comment je montrais dans mon journal les doutes qui commenaient à m'assaillir de plus en plus.

9 mai 1953

J’ai hélas trop de défauts dont je dois me débarrasser. Et j’en découvre tout le temps d’autres. Encore heureux que j’en connaisse certains, et même si c’est sans beaucoup de succès, j’essaie de les vaincre, mais le reste...

Aujourd’hui, je me suis aperçue que j’ai beaucoup de mauvaises habitudes ressemblant à celles de notre directeur d’école. En les voyant chez un autre, je me rends mieux compte qu’ils sont beaucoup plus graves que je le pensais. Je m’enflamme souvent pour un rien.

Ce matin, j’ai discuté, disputé et en plus, j’ai regardé Tina comme elle me l’a dit “ avec les yeux d’un tueur ”, pourtant c’était elle et le directeur qui avaient raison. Hélas trop souvent d’abord j’agis, je parle, etc. et seulement après je réfléchis, c’est un horrible défaut.

Enervée, je parle sans réfléchir, je réponds trop vite : “Non ! Pas vrai ! Je ne le crois pas!” et je heurte. Plus tard, quand je reconnais mes torts, je ne le dis pas aussitôt (et souvent, de toute façon ceci n’aide plus.)

Ce sont d’affreux traits de caractère, notre directeur est tout à fait comme cela. À presque toutes nos “ revendications ” il dit tout de suite “ Non! ”, “ Impossible! ” ou “ Ce n’est pas selon le Parti, de soulever cette question de cette façon!” etc., ensuite, après quelques heures ou jours, il réalise ce que nous lui demandions. Il lui faut le temps de réfléchir : je lui ressemble aussi en cela.

Bien, bonne nuit, mon journal. Je n’arrive pas à bien exprimer mes pensées, les décrire comme je les voudrais... bien parler de tout ceci n’est pas facile.

Histoire d'une stage (épilogue)

C’est ici que s’arrête, ce que j’avais écrit, alors.

Mais l’histoire ne s’arrête pas pour autant.

Une fois l’usine construite ; les techniciens soviétiques l’ont mise en marche difficilement et lentement (nous ne savions pas encore qu’en Roumanie ils vivaient tellement mieux que chez eux), mais finalement, ils l’ont mise dans les mains des Roumains. Enfin la Roumanie a eu de la pénicilline sans devoir payer, outre qu’aux Soviétiques pour les plans, les appareils et l’aide…

Avec le temps, mais assez rapidement, on se rendit compte qu’on a fait une fabrique de taille pour l’Union Soviétique ; la Roumanie, même Socialiste, n’était qu’un petit pays en comparaison ; on ne pouvait l’arrêter, sinon, les micro organismes, champignons, d’où l’on fabriquait les médicaments mourraient. On n’avait pas prévu d’avoir trop de pénicilline.

Que faire maintenant ?

Il faudrait essayer de vendre le surplus aux pays étrangers : à qui et comment ?

Comme mon père (travaillant à l’époque à l’Import/Export des Médicaments) suivait ce qui se passait avec cette fabrique de près, il se proposa comme volontaire. Mais pouvait-on lui faire confiance ?

On l’envoya en Yougoslavie, pays frère, et là il réussit à lier amitié avec un directeur de fabrique et à lui vendre de la pénicilline. Ce n’était pas assez. On produisait toujours trop.

On l’envoya ensuite dans d’autres pays, la France, la Hongrie, l’Argentine, l’Égypte, l’Allemagne. Partout, il fit des bonnes affaires, tant pour ceux de là-bas que pour le pays. Coup de chance et flair pour des bonnes relations de mon père, les Allemands étaient prêts, à acheter à la Roumanie la matière première et à l’emballer ensuite sous leurs étiquettes contre d’autres médicaments achetés par eux, même de l’aspirine et de la pénicilline.

Mon père fut fêté et en plus, il put nous apporter des choses de partout. De nouveau, il pouvait m’habiller bien, nous avions notre premier frigidaire, une radio, un beau costume de bains, une paire des chaussures avec talons - et même des disques de rock’n’roll.

Qui aurait cru, tout ce que le chemin de pénicilline apporterait dans notre famille…