30 août 1958

J'ai ouvert la fenêtre, pour raconter mon après-midi à mon étoile, mais je ne l’aperçois pas. Les nuages obscurcissent le ciel. Je suis trop bouleversée pour m'endormir, mais je n'arrive pas non plus à écrire ou réfléchir, mes mains tremblent. Mon cœur bat fort. Je comprends enfin la différence entre l'amour et l'amour, l'estime et l'estime. Baiser et baiser.

Que Sandou est plus sérieux ! Il mérite en tout cas ma confiance en lui. À la fin, je me suis dépêchée de partir, tellement je tremblais. Je crois que c’est après qu'il m'a embrassée dans le cou, mais je me suis laissée emporter de plus en plus. Au début, j'ai été horriblement tranquille et froide. C’est fini - j'ai trop peur que quelqu’un le lise. Demain, quand je serai plus calme, je décrirai le reste.

Bien sûr, il m'arrive à moi aussi d'avoir besoin qu'on me console, me câline, mais pas si intensément, et si je ne le reçois pas de quelqu’un, je le cherche dans des choses. C'est bon d'avoir des amies, mais il ne faut pas oublier que l'amitié est une attention, un intérêt réciproque et plus l’intérêt est fort, plus forte est l'amitié.

Curieusement, je m’intéresse plus à ce qui se passe avec les autres, qu'eux à moi. Beaucoup viennent me raconter leurs problèmes, leur vie. Ma tante me comprend et me connaît, Alina aussi, mais un peu moins. Édith me comprend bien, mais ma vie ne l’intéresse pas, maman me connaît très bien, elle aussi, mais c'est différent. Simon a connu de moi ce que j'ai voulu lui montrer et Sandou encore beaucoup moins (il me voit comme une statue qui flotte en haut, pourtant je lui avais dit que je suis de chair et d’os.)

Je suis contente que papa parte en voyage pour son ministère, je pourrai respirer un peu plus librement. Bientôt je vais faire connaissance avec George. Et alors ? Je n'ai pas vu Alina depuis longtemps. Heureusement, j'ai en moi un peu de légèreté, un peu de ’sang Kertész’. Cela m'a aidée et va m'aider à passer à travers pas mal de difficultés.À quoi servent tous ces mots ? Au moins ils me soulagent. À cause d’eux, je n'ai pas besoin de parler avec quelqu'un d'autre tout le temps. Je parle avec mon journal. Il m’écoute et le supporte.

29 août 1958

Quelle joie, quel bonheur de se réveiller dans un lit douillet agréable, avec une couverture de pouf légère et un bon petit oreiller sous la tête, ayant bien dormi et l’air délicieux. Que le ciel, la lune, les nuages peuvent être beaux, le coucher du soleil peint le ciel en nuances formidables. Ces temps-ci, le ciel me procure énormément de plaisir.

Curieux, cette dernière semaine j'ai plus réfléchi que d'habitude, beaucoup plus et ce matin je suis contente, en harmonie avec le monde, bien que j'aie un peu mal au ventre.

Je me suis rappelée ce que Sandou m'a dit dimanche : je suis pour lui comme la terre aux matelots. Ce n'est pas seulement pour lui que je suis quelque chose de sûr et calme. Intéressant. Combien de gens y a‑t‑il sans appui solide dans le monde ! Et moi ? Ce matin je suis si satisfaite et si paresseuse, je n'ai même pas envie de réfléchir.

Quand même : d’un certain point de vue, j’ai un peu plus d’art de vivre. D'habitude je suis plus contente et plus heureuse que ceux qui m'entourent.

À Budapest Szilàrd m'a demandé.
- C'est quoi le but ?
- Le bonheur.
- Comment l’obtenir ?
- D'après moi, ai-je répondu, le but c'est la route.
Bien sûr, il y a aussi d'autres buts, plus ou moins grands et après les avoir réalisés, on est satisfait, heureux. Mais cela donnerait trop peu de joies.

Il faut tirer du plaisir de toutes les minutes, des moindres choses. Déjà pour le chemin. Mais il se fait tard, je dois partir. La chemise de nuit achetée par papa est la plus fine au monde. George va travailler à l’Institut, au même étage que moi !

26 août 1958

Alina me conseille de me marier : “l'important est que Sandou soit gentil et honnête.” D'après elle, je ne serai plus amoureuse et, si j'en ai assez, je pourrai divorcer. Elle le prend trop à la légère. Je n’en suis pas encore là. Puis, l’ingénieur rencontré à Pest vient de resurgir. Bien que je ne le connaisse pas vraiment et lui aussi est roumain. Mais il est sympathique. Plus grand que moi. Sandou est plus petit d'un centimètre que moi.

D'autres aussi peuvent arriver. Je ne veux pas devenir une femme infidèle. Ainsi je suis au moins libre. C'est vrai, que l'exemple de Bert me rappelle, me dit, je pourrais le regretter. J'ai rarement regretté Bert et en réalité pas du tout.

Je ne peux pas non plus rester vieille fille indéfiniment. Et ce n'est pas mon type d’avoir un amant - des amants. Surtout, si j'ai déjà attendu jusqu'à cet âge. Je ne veux quand même pas me marier uniquement pour l’être. Au moins, être décidée que mon mariage durera pour toute la vie.

Où tard George n° 2 mais sans son égoïsme et ses défauts ?

C'est difficile de comprendre ceux qui pensent (comme Sandou) qu’il n'y aura devant eux plus rien de nouveau et de bon dans la vie. Moi, je veux encore énormément de la vie: me distraire, faire l'amour, me promener, aller en excursions, découvrir quelque chose, éventuellement écrire, allaiter un enfant, l’élever, etc. etc. Je sens que malgré mes 24 ans, la vie entière est encore devant moi. J’aurai, c’est vrai, encore 20 vraies années. Pas “seulement”, c'est déjà beaucoup !

En tant qu’adolescente, pendant ces six dernières années, il m’est déjà arrivé plein d'événements. Pas assez, c'est vrai. Je devrais vivre beaucoup plus intensément. Par exemple, ne pas faire la sieste chaque après-midi en revenant du travail, puis c'est fini la journée. Faire plus d'excursions. Par exemple un week-end à Snagov. Pour le moment je suis de service. Ou alors, une excursion en montagne, sur les sommets. Je sais tellement y prendre du plaisir ! Si possible dans un endroit avec des rochers.

Guszti... mon prof. Pourquoi me suis-je souvenue de lui ? Ah oui, c’est au sujet de l’excursion, il me paraissait alors spécial. Aujourd’hui je saurais me comporter plus adroitement et qui sait - même le conquérir. Est-ce vrai ?

Demain, j'irai chez le coiffeur, pour jeudi Simon et son copain, se sont annoncés, je les attends. Enfin, vraiment, définitivement indifférente, mais avec amitié.

Enfin, il m’a embrassée

25 août 1958

J’ai vraiment trop peu de précaution de mes affaires, si j’avais dû me battre pour l'argent, je serais devenue probablement beaucoup plus matérialiste. Hier, j'ai perdu mon collier d'or porté depuis 15 ans (pourtant je faisais attention à ceux qui étaient autour de moi dans l’église), et aujourd’hui, je viens de casser ma montre. Et je ne suis pas vraiment affolée. Je le regrette, mais pas autant qu'il le faudrait.

En réalité je tourne autour du pot, je n'arrive pas à entrer dans le vif du sujet. Je me décide difficilement à en parler. Pourtant il faudra le décrire. Déjà depuis plusieurs jours j'ai voulu écrire au sujet de Sandou. Et depuis encore plus longtemps j'attendais qu'enfin - il m'embrasse.

Mon Dieu, je suis avec le baiser comme...


Comment le dire ?


J’ai envie d’en recevoir, mais quand il arrive, hélas, il ne me plaît jamais. Est-ce parce que ceux qui m’ont embrassé, ne savent pas comment le faire ? Il faudra que j'essaie avec quelqu'un qui sache, par exemple d'après Édith avec Stéphane, pour voir la différence, apprendre et l’enseigner aussi, si besoin est, à mon mari.

Hier soir je suis partie avec Sandou au lac Baneasa dans mon costume blanc (et un costume de bain dessous) nager au clair de lune, sous les étoiles. C'était très agréable et beau. Je pouvais le faire tranquillement même au milieu de la nuit, il se comportait toujours gentiment en copain. D'après maman, m’inviter à nager la nuit dans le lac signifie ou une énorme naïveté ou une provocation. La première, comme il s’agit de lui, assurément.

Ensuite j'ai eu faim et nous avons soupé dans un petit restaurant où je me suis rappelé le soir où, avec Simon, nous sommes allés au restaurant Bordei. Dans les deux cas, c'est moi qui avais de l’argent, seulement Simon me l'a rendu entièrement même si c’était longtemps après, Sandou m’a rendu la moitié à la rencontre suivante. Nous avons bien mangé et vers minuit nous sommes repartis contents de tout.

Nous sommes ensuite entrés au parc Staline “juste un peu”, finalement jusqu'à deux h du matin, assis sur un banc, sous les saules pleureurs. Avec Simon nous étions restés une nuit jusqu'à trois heures du matin et c’est alors que nous avons eu notre plus belle soirée. Mais la comparaison a été tout à fait à l'avantage de Sandou. Je me souviens, j'avais le même costume. Alors, la première fois - et maintenant j’ai maigri de nouveau.

Sandou m'a enfin embrassée. Je suis restée froide bien sûr et comme d’habitude presque tout le temps ma tête tournait trop. J'ai constaté que pendant que l'autre est le plus amoureux, plein d’idées traversent mon esprit. Peut-être plus qu'une autre fois.

Au début, je ne l’ai pas compris, il me disait, quelque chose comme : jusqu'à maintenant il n'a vu en moi que la mère et pas la femme. Je l'ai mal interprété et je me suis dit, tant pis, je le gâterais avec plaisir, puisque n’étant pas amoureuse il ne m'attire pas trop comme homme.

De ce point de vue avec Simon c’était différent. Il m'avait bouleversée, attirée déjà à la première promenade. Est-ce magnétisme ou seulement parce qu’il savait y faire ? De toute façon, nettement mieux que Sandou. C’est aussi vrai, que Sandou n'a jamais provoqué de répulsion en moi et. D’une certaine façon ce premier baiser est arrivé seulement (j'ai honte de l’avouer) parce que c’est lui qui était là et pourquoi ne pas essayer enfin aussi avec lui.

C’est seulement le premier baiser qui a été difficile - celui avec Eugène. Depuis, je voudrais seulement m’embrasser avec plusieurs, avant mon mariage. Il me restera de bons souvenirs (au moins des souvenirs) et de l’expérience - j'apprendrai au moins cela. Puisque le reste, c'est mon mari qui devra me l'apprendre.

Je reconnais, j'en ai encore honte, Sandou l’a pris beaucoup plus sérieusement.

Il m'a dit - finalement j'ai compris ce qu’il voulait dire, qu'il voyait en moi la mère de notre futur enfant et à cause de cela pas la femme. Dorénavant, (après ce baiser) « le banc va nous séparer » et il aura honte de m'appeler, me dit-il. Il avait le sentiment de me voler. Non. Mais il comprenait par ceci qu'il prenait (ma bouche) ce qui n'était pas à lui. Et ceci oui, mais je ne le lui ai pas dit. Et, bien que je l'aie eu sur le bout de la langue, je ne lui ai pas dit non plus qu’il donnait beaucoup plus d'importance à tout que moi. J'ai eu énormément de chagrin pour lui. Il ne va pas mériter que je le quitte, tout comme Bébé ne le méritait pas non plus (à Simon cela n’a pas nui). Combien de gens ont des complexes d'infériorité !

Enfin je suis arrivée à ne plus penser en écrivant à ce qui arrivera si celui-ci ou celui-là ou même mon futur mari le lit. J'écris. Tout ce que je pense. J'ai déjà mal à la main et pourtant je dois encore beaucoup ajouter.

Pendant que j'écris, il fait affreusement chaud et je suis dans ma chambre, couverte seulement d’un drap jusqu'à mi-corps et mes seins à l’air. J'ai honte de moi–même, de les voir de mes propres yeux. N’est-ce pas horrible, une situation impossible, être seule dans une chambre fermée et avoir honte de rester nue. Oh là, la ! Qu'est ce qui va m'arriver, alors... (Quand ?)

Bien, allons plus loin. À cette occasion, j'ai découvert quelque chose de moche sur moi-même. Finalement je suis malgré tout plus ou moins matérialiste. Pourtant combien j'ai méprisé cela chez les autres. Dans l'amour et le mariage, ceci ne doit absolument pas compter, c’était ma religion.

Qu'est-ce que je viens de découvrir ?

C'est vrai, il ne s'agit pas encore d’amour, au moins de ma part. Mais qu'est-ce qu'on peut savoir. (Voir mes seins me dérange tellement que je me les suis couverts.) Avec Simon aussi, je me suis dit que ce n’était pas de l’amour, et finalement, en regardant en arrière, il me semble bien que je l'ai aimé. C’est autre chose, que chez moi la réflexion domine à la fin.

Il ne s'agissait pas de ça cette fois, mais de mariage. Je ne réussissais pas à l'imaginer avec Sandou. J’ai commencé à y réfléchir, pourquoi ? (J'écris déjà depuis une heure, aïe mon poignet!)

C'est vrai, il ne m'attire pas autant que ça. Et ça compte énormément. (Et grand amour-ci ou là de sa part, j'ai l'impression que je ne l’attire pas trop non plus comme femme.) Mais il ne me répugne pas, il m’est neutre pour le moment - et avec le temps tout peut arriver. Est-ce possible ?

Ceci devrait être le seul problème en réalité.

Parce qu'il est honnête, sérieux, ouvert, sincère, bon, bien élevé, réservé, tranquille mais quand il est avec moi il parle pas mal, il est assez cultivé, il aime faire plein de choses, les mêmes que moi, il est assez intelligent, sensible, etc. etc.

C'est vrai aussi, et c’est un problème, qu'il n'est pas supérieur à moi. (Anne Franck l'a écrit aussi, mais je ne le prends pas d'elle.) C’est quand même une vérité de toujours que la femme préfère sentir son mari, son futur partenaire plus spécial qu'elle-même. Elle aime, même dans la vie moderne actuelle, pouvoir regarder son mari un peu en haut. C'est vrai qu’aujourd’hui les relations sont devenues davantage comme copains et partenaires, et non plus l'un "Dieu" l'autre "l’esclave" comme c’était avant, non plus "le but de ma vie n’a été que lui" comme me disait ma mère. Pas du tout. Mais il faut quand même qu'il soit un peu plus spécial que nous, qu’on puisse le regarder avec un peu d’admiration. Il est possible que ce soit le motif pour lequel je cherche des hommes plus âgés que moi, parce qu’entre les garçons du même âge, je trouve ça très difficilement.

Sandou est beaucoup plus fort que moi, il est très fort (une fois il m'a fait passer une barrière, en me soulevant facilement) et c'est agréable mais ce n'est que de la force physique, rien d’autre... Tout jeune il a fait de la lutte gréco-romaine, puis il a été membre de l'équipe de rugby junior de Roumanie, tant qu'il voyait encore sans lunettes. De plus, il est plus sérieux, encore plus honnête que moi. Hélas, ceci peut être déjà aussi considéré comme de la bêtise (n'est ce pas, le monde est absurde, mais c’est ainsi.)

Ce n’est pas beau-beau, j'apporte d'abord plein d'arguments pour m’absoudre, j’essaie de m’expliquer à gauche et à droite. Qu'est-ce que la vérité ? Ce sont les raisons importantes, mais en plus (ce que je ne veux pas avouer parce que je ne l’admets pas en principe) : pour moi la langue et la religion comptent aussi un peu.

Un peu ? Être élevé et comprendre de façon similaire, avoir la même culture, ça compte de toute façon. En deux mots : Sandou n'a pas fait d’études supérieures, n'a pas une bonne profession ni une situation convenable, ne sait pas se procurer de l'argent illégalement et ne gagne que très peu. En général, il ne sait pas se débrouiller dans la vie. Il n'aime pas trop son métier mais ne sait pas quoi faire d’autre. Il n’a pas le courage de l’abandonner mais ne voudrait pas le continuer non plus. Il n'a pas le temps, la patience ni peut-être l’intelligence de continuer ses études. Il faudra de toute façon que je trouve une porte de sortie pour lui, y penser sérieusement, au moins qu'il lui reste ça de moi. J'ai réussi à apporter à Simon aussi une confiance plus grande et d’autres choses moralement qui lui ont fait du bien.

Maman se sent mal, envie de vomir, toux, fièvre. Je n’arrive plus ni à écrire, ni à réfléchir. Je sens que ma place est à côté d'elle, même en pensée.

16 août, Bucarest

Je viens de finir le journal d’Anne Frank (acheté à Budapest.) Ce journal m'a dit autre chose qu'aux autres, mais il m'a fort bouleversée. D'abord, parce qu'elle me ressemble. Le début du journal et beaucoup de ses phrases.

Bien sûr, Anna a été nettement plus adulte que moi à son âge. J'ai reçu mon premier baiser dix ans après elle. Et elle est plus sincère. Moi aussi je suis sincère dans mon journal, mais pas autant. C'est vrai que l'âge compte aussi et en plus, elle n'a pas dû penser qu'à n'importe quel moment sa mère le prendrait furtivement et le lirait. Elle l’écrit seulement pour elle-même. Moi aussi. Mais je ne peux pas oublier, quand même, que quelqu'un pourra le lire : (par exemple ce que j’écris autour de la lutte de la raison et des sentiments ; sur ma mère et mon père...)

Anne aussi voulait être journaliste, écrivain, comme moi. Nous avons beaucoup de choses en commun, mais elle avait des qualités que je n’ai pas. Par exemple elle était gaie, plus rapidement femme, plus bavarde, mais aussi plus paresseuse, etc.

Chez nous, les choses ne vont pas du tout bien, maman est toujours malade et nerveuse, papa se sent mal aussi, on va probablement le congédier de son travail et il est impatient avec moi. Pour le moment, au moins, tout va très bien à mon travail et des garçons me courtisent. Mais celui que je voudrais, n’apparaît toujours pas. Peut-être, parce que j'attends “qu'il tombe du ciel (tout cuit dans ma bouche)”. Pourtant il serait temps de me marier. Mais le dire ne suffit pas. Par ailleurs, beaucoup de choses me réussissent et ma confiance est assez bonne, mais elle commence déjà à baisser ; c’est mauvais. Il faudrait me trouver rapidement des copains, de la compagnie. Je crois que c'est cela qui me manque le plus. C'est aussi vrai jusqu’ici, je ne l'ai pas voulu, j’étais trop fatiguée. Après le retour du travail, la seule chose dont j'avais envie était de dormir. J'ai enfin réussi à me bien reposer.

Le voyage de Pest a été un grand événement, mais en même temps une désillusion. Peut-être parce que j'y suis allée seule. Ou alors, parce que je me suis trop fatiguée : énormément d’événements les uns après les autres, quelquefois j'ai été si pleine de tout. Il paraît que même en plaisir il y a du trop plein. Pourtant...

J'ai acheté beaucoup de livres hongrois : plusieurs romans de Jókai, Les frères de Naples Werfel, Les renards et le raisin par Feutwanger et surtout, Bonjour tristesse, le premier roman de Françoise Sagan, une fille de 18 ans, ce livre m'a montré, tout comme le journal d’Anne Frank, que les enfants ne sont pas si enfants. Prenez-les comme adultes ! Je regrette de m'être développée si tard.

Je donne raison à ma tante qui laisse déjà ma jeune cousine Mariette aller aux bals et être courtisée très tôt, tant mieux... Est–ce vrai ? Qu'apportera une telle vie ? Sinon, on perdrait quoi ? Se privant, on ne gagne rien.

Je suis trop lasse, trop paresseuse pour réfléchir ce soir. Je ferai mon plan de lutte une autre fois. Sur mon travail et les examens je l'ai déjà, mais pour ma vie privée il faudra en faire aussi un. Trouver des copains et rechercher un compagnon. Peut-être George a-t-il des amis qui lui ressemblent. Je serais curieuse de savoir ce qu'il pense de moi. Et si je pouvais devenir son copain ?

J'essaierai dorénavant d’être complètement ouverte, ne laisser rien dehors, n’avoir aucun non dit. Et celui qui lira mon journal est le dernier des salauds ! Ce que j’écris est un secret, privé, c’est ma vie et elle ne concerne que moi.

J'ai parcouru mes journaux. Celui-ci est le huitième. Énormément de ressemblances. Mais sont-ils assez pleins !? Je crois que je ne vis pas assez intensément. Est-il possible que je serais après tant d'années comme Mister Nul ? Et quel est l’intérêt de tout ça en réalité ? Mes pensées sont devenues horriblement pessimistes ce soir. Ça me passera, mais pour le moment...

Lettre de maman à Budapest

Chère Agnes,

J’aurais dû écrire séparément parce que Julie dans ses comptes rendus de son voyage à Budapest commence à chaque fois en parlant de toi… puis Agnes est venue me chercher… la première fois Agnes etc. etc. Elle t’a beaucoup prise en affection et dit que tu es exactement comme elle était à dix-huit ans. Je te félicite pour avoir été la première au bac et avoir été acceptée à l’Université. Je suis heureuse que tu aies pu passer tes vacances au lac Balaton.

Ma chère amie et cousine Annie,

Après avoir cassé le fémur, j’ai commencé à marcher seulement ces temps-ci et à me sentir assez bien pour écouter Julie, notre représentante, raconter votre aide et tout ce que vous avez fait pour rendre son séjour à Pest encore plus beau. Je suis heureuse de ne pas devoir avoir honte d’elle.

Elle dit de toi « on voit de loin déjà sa finesse et la beauté de son esprit » - ce que tu viens de nouveau de montrer en prenant en charge les cinq ans d’études de ta fille. D’après Julie la mentalité de famille vous a rapprochés aussitôt, mais en plus elle a été accueillie avec une chaleur et un amour incroyable en se sentant aussitôt chez elle.

Nous avons passé ensemble le meilleur temps de notre jeunesse pendant les vacances et même plus tard à Pest…

Maintenant hélas je ne suis plus qu’une ruine et je vis des temps très difficiles.

Le pire n’est pas encore arrivé avec Pista.

Nos trente ans de mariage sont passés, mais depuis trois ans, je ne tiens qu’en apparence et avec d’énormes difficultés, à cause de Julie pour qu’elle finisse ses études et se marie si possible - elle est aussi « difficile » comme tu l’avais été longtemps. Et, combien tu as été ensuite heureuse avec ton regretté mari…

Je ne sais pas être sage. Je n’arrive pas à m’y faire. J’ai peur de vivre seule. Julie est égoïste et l’on ne peut y compter, Kertesz versatile. Si je n’étais pas mal-entendant. Bien sûr relativement aux jeunes d’ici et de maintenant Julie est fantastique mais pas comme nous l’étions jadis. Elle est gâtée.

Je préférerais mourir mais ce n’est pas possible non plus, Julie a besoin et aura besoin de moi. Il faut (il faudrait) savoir donner.

Si au moins, si cette femme de Pista avait été quelqu’un de bien mais après trois ou quatre ans Pista sera lui aussi malheureux et trompé. En réalité c’est une maladie des hommes à cet âge mais la plus grande tragédie est que Pista se comporte maintenant comme pendant que nous étions fiancés - sauf qu’il est amoureux d’une autre - et je ne peux pas ne plus l’aimer. Il est comme il était avant vu de dehors mais à l’intérieur il est devenu un étranger. Jour et nuit cette situation me tourmente dévore torture et peut-être ça serait mieux quand le pire mais sûr arrivera.

Même aujourd’hui par exemple devant moi, qui ne peux me lever seule du lit, il arrange ses souvenirs et regarde avec des yeux amoureux son étui à cigarettes qu’il a sûrement reçu d’elle. Je me tourmente horriblement et je dois supporter parce qu’à cause de Julie il garde le décor, les apparences du mariage.

Ma chère Annie, réponds-moi quelque chose d’intelligent à ceci et envoie la lettre à l’adresse de mon amie Frida.

Je vais me prendre en main. Mais toi qui sais quel amour était le nôtre, tu me comprends ? Il y en a qui ne me croient pas parce que cette femme doit être à l’étranger depuis quelque temps. Mais Pista est jour et nuit avec elle en pensée.

Je ne devrais pas t’envoyer cette lettre,

je t’embrasse

Katinka, le vase brisé (en français en original)





Ces deux notes, celle-ci et celle d'avant, sont liées, donc je les publie ensemble.

Voyage à Budapest

26 juillet
  • 1e journée : les douaniers, l’homme à bicyclette, puis Budapest vue du haut du mont Gellért.
  • IIe journée : Visite de l'église Màtyàs et l’ancien palais royal, promenade dans l’île Margueritte, visite de l’Opéra et ballade à Rozsadomb.
  • IIIe journée : La piscine avec les vagues de l’hôtel Gellért ; Pest visite du centre ville ; le soir au bar bonne discussion avec ma cousine Eva et son mari Szilard.
  • IVe journée : Excursion à Hüvöshegy avec Agnès Déri, ma cousine et déjà amie ! (1)
  • Ve journée : L'orgue à la Basilique qui m’a poussé à m’agenouiller, me recueillir et même - prier ( vers qui ?) Ensuite la visite au Parlement, puis merveilleuse causerie avec Anna et la photo faite au pied de la statue du Petöfi, près du Danube.
  • VIe journée : Visite du Musée, “Suzanne et les deux vieux”, ballade aux boutiques, une petite pâtisserie, encore causette avec Agnès.
  • VIIe journée : Courses, un très bon dîner.
  • VIIIe journée : Nous sommes aussi allées au lac Balaton. Le matin, nous avons nagé dans le beau lac, le soir, nous sommes rentrées en bateau : la pleine lune luisant sur le lac, nous avons dîné et puis nous avons encore nagé au clair de lune !
  • Dernière journée : Dîner avec ma nouvelle copine (et 2e cousine) Agnès dans un petit restaurant où un pianiste jouait en sourdine. La nuit, à partir de Buda, panorama des lumières sur Pest.
  • Retour.
Jusqu'au bout le temps a été excellent !

(1) nous sommes restées amies jusqu'à sa mort, trop jeune, il y a quelques années

12 Juillet 1958

Déjà 24 ans ?

J'ai aujourd’hui 24 ans. Malheureusement mon plan de finir l'université avant mon 24ème anniversaire n’a pas réussi, mais il s’en est fallu de peu. En réalité, ils me traitent déjà à l'Institut comme si j'avais fini et en février j’aurai derrière moi une expérience sérieuse, et je passerai sûrement la soutenance, mais quand même... cette journée aurait été différente si tout était en sûreté derrière moi.

Que cette année a passé rapidement !

J'ai parcouru mon journal. Trois périodes :

1) Simon, les premiers essais, les premières sensations.

2) De longues vacances pleines d'événements agréables.

3) Des études sérieuses et laborieuses.

Je me suis amusée, j'ai aimé, j'ai vu plein de belles choses, je me suis reposée, j'ai travaillé, j'ai terminé tous mes examens. Le résultat est une sérieuse augmentation de ma confiance. Moi qui ne l'étais jamais, je suis contente de moi-même.


Ces derniers mois, l’aide que j’ai apportée pendant la maladie de maman et mes succès culinaires ont augmenté ce sentiment et aussi cette dernière semaine de travail à l'Institut. Surtout ne pas m'arrêter ! Il faut continuer ainsi. Je dois être efficace, il faut résoudre les problèmes devant moi, avoir plein de nouvelles idées, soigner la documentation, ce n'est jamais du temps perdu. Au contraire, je m’éviterai ainsi beaucoup de travail pratique.


Ce que maman m’a souhaité il y a une année n'est pas arrivé (de me marier l’année prochaine), le souhait de papa si (sois bonne.. Cette fois, c’est mon père qui m'a souhaité comme maman l’année dernière. Qui sait, cette fois...

C'est aussi vrai que l’année passée je n'étais pas encore assez mûre pour ça, je n'avais pas le temps non plus. J'ai maintenant les deux. Mon père me dit que l’année prochaine, mon bonheur sera le plus important et que dès que je reviens de Pest il me prendra partout avec lui.


Oh, si maman pouvait enfin se remettre sur pied ! cela, de deux façons
[1].


Je dois appeler Alina, écrire à grand-mère et remercier Bandi : il est passé par ici ce matin pendant que je n’étais pas à la maison et m'a apporté un très joli livre d’art. Surtout une photo me plaît spécialement : "Portrait de femme de Goya" elle est très expressive, en même temps, triste et troublante.


[1] Maman avait cassé son fémur et en plus ses nerfs étaient par terre aussi.

29 juin 1958

J’essaie de me raisonner, mais malgré tout, j'ai tellement de chagrin. Je saigne, ça me heurte fort de penser qu’aujourd’hui j’aurais pu moi aussi… pour la première fois de ma vie, j’étais envieuse, jalouse (à la façon dont les autres utilisent ce terme).

Tina a fini hier, elle est passée et sera la première de notre promotion à être ingénieur. Si j'avais choisi la section Colorants, j'aurais fini, moi aussi, Tina n'est pas plus intelligente que moi.
Si je pouvais penser objectivement, je dirais tant pis, je serai mieux préparée, plus complètement pour la prochaine session. Si je passe en février. Il le faut ! Ne pas avoir encore mon diplôme en juin, a fait une brèche dans ma confiance. Dorénavant, je dis avec hésitation : «il le faut”.

J’espère au moins réussir mon voyage en Hongrie et aussitôt revenue, je recommencerai à travailler. Il faut que je leur montre que je sais travailler, je sais ! Voilà, au lieu de me reposer, je continue de penser à mon travail et au diplôme. Pourtant je suis fatiguée. J'aurais tellement besoin d'un peu de repos!

21 juin

Cette fois, je suis vaincue. Curieusement, je le supporte bien, je suis étonnée de moi. Mon directeur de thèse, ce foutu Solomon, est un moins que rien, il ne veut pas me laisser passer l'examen d'état à cette session, mais seulement en février. J'ai l'impression que le directeur de l'Institut ou mon chef Felicia, y sont pour quelque chose. Qui d’autre pourrait l’être ?

Et dans l'autre section, on va laisser passer sa thèse à Tina. Mon projet était bon, j’en suis convaincue. J'ai lutté tant que j'ai pu. Hélas, il n'y a rien à faire avec un porc pareil.

Mais les oiseaux gazouillent merveilleusement dehors.

Hier, je suis allée à l’office du tourisme, j'espère que cette fois je réussirai à aller à Budapest. Je touche vite du bois. Ensuite j'ai passé chez la couturière pour prendre ma jolie robe, je suis allée me faire coiffer, me faire les ongles, tout le tralala... et nous sommes allés voir une opérette avec Sandou, puis nous avons dansé dans la cour d'un restaurant. Comment m'habiller ?

16 juin

Une grande nouvelle ! Je viens de découvrir que j’ai du charme ! Il fallait que je prenne mon journal et que je l’écrive aussitôt. Jusqu’à aujourd’hui, mon miroir m'a montré quelqu’un des fois moche, rarement jolie, en général grise. Depuis un temps, j’ai du charme. Ceci m’a tellement frappée que j'ai dû l'écrire. C’est avec mes cheveux derrière. Qui sait, peut-être papa a raison ? Il faudra sortir cette grâce. Y ajouter un mouvement gracieux. Si déjà je ne suis pas belle, il faut quand même que je tire quelque chose de moi.

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J'ai ramené maman de l’hôpital, j’ai réussi à me débrouiller et je lui ai trouvé du tranquillisant. Mais j'attends que papa me débarrasse de ce poids pesant trop fort sur mes épaules. Je le supporte, mais c'est dur, c'est mieux sans. Surtout avant l'examen d'état arrivant bientôt.

J'ai mal aux yeux, au revoir.


Encore une fois, mon père était parti pour son travail à l’étranger. Ma mère soupçonnait qu’il était cette fois avec sa maîtresse. Les docteurs disaient que probablement, elle n’a pas eu un accident mais une tentative de suicide et on l’a hospitalisée pour la désintoxiquer d’abord puis lui faire une cure de sommeil.

11 juin 1958

Hier j'ai remis mon mémoire de diplôme : 167 pages. C'est un bon travail, sérieux, du moins, d'après moi. Pourtant, je ne suis pas heureuse. Pourquoi ?

Serais-je inquiète à cause de ce que le directeur de l’Institut m’a dit : “ On verra ce qui arrivera..."

Que je suis bête de m’en soucier. Mais que faire ? Je n'ai pas dormi pendant les dix dernières nuits pour terminer ma thèse. Je me sens mal dans ma peau et j’ai encore tout le temps sommeil. Au revoir !

Au bord du lac avec Sandou

25 ans
Et ses yeux se sont allumés d'un coup.

J'ai appellé Sandou!

2 mai, 1958

J'ai appelé Sandou, pourquoi pas ! Dimanche j'ai été me promener avec lui. Nous avons pris un canot et nous sommes promenés sur le lac. D'un coup une lumière curieuse s'est allumée dans ses yeux. Le lendemain, au bal des assistants des universités et des ingénieurs constructeurs, j'ai vu encore une fois deux paires d’yeux si brillants se regardant.

(C’est horrible, ce cahier avec ses lignes, j’aime écrire sur papier libre, surtout mes pensées. Comme si on me tenait en laisse, je vais m’échapper, briser la règle. J’ai déjà passé outre les lignes, me suis déjà échappée. Mais c’est aussi difficile.)

Ainsi brillent seulement les yeux des gens quand quelqu'un leur plaît, quand ils veulent plaire à quelqu'un qui leur est sympathique. En même temps que ses yeux, tout l’être change alors un peu, il prend un autre air. Pas seulement les filles mais également les garçons, je crois. Il est possible qu’en réalité c'est une hormone qui est secrétée, mais ça arrive et ça allume aussi l'âme, l’enflamme et change l’homme.

Maman a raison, j'ai été comme cela moi aussi quand je sortais avec Simon, mais aujourd’hui je ne pourrais regarder personne de cette façon.

Je voudrais aller me promener, il fait si beau. Mais qui voudrais-je avoir à mes côtés ? Je ne trouve personne avec qui j'aimerais... George le copain de Marie et même lui seulement en rêve.
Je suis heureuse qu'on ait enfin prononcé le divorce de Marie, elle est déjà quelque part dans les montagnes avec George. Je suis juste un toute petite peu jalouse, je le jure. Comment un inconnu peut-il vous plaire tellement, rien qu’à travers ses lettres ? C'est vrai que par ses lettres je le connais bien.

Je rencontrerai, moi aussi, quelqu’un qui ne soit pas moins bien que lui et, si possible, sans ses défauts. Évidemment, il en aura d’autres, parce qu'il n'y a pas d'homme qui n'ait pas quelque chose n’allant pas bien. Je ne suis pas tout miel non plus, malgré mes bons côtés.
Heureusement, je suis dans une période où je suis contente de moi-même. Probablement à cause des examens réussis et du rythme de travail soutenu avec lequel je prépare mon diplôme. Je me suis rendu compte que je sais travailler, réaliser quelque chose, quand je le veux sérieusement. C'est un sentiment très agréable, encore mieux que le fait que j'aie fini l'université. Parce que j'aurai sûrement encore beaucoup d’obstacles devant moi, mais si j'ai le sentiment que je pourrai passer chacun, quand je le veux sérieusement, quand je le désire énormément, alors je me lancerai avec courage dans la vie. En tout. Et ainsi la moitié de chemin est déjà réalisée.

En plus, depuis quelque temps, n'importe où que j’aille, il y a toujours quelqu'un à qui je plais. Mais je ne me décide pas facilement ! C'est dommage que celui que j’attends ne soit pas encore apparu. L'exemple de Marie a montré qu’on ne doit pas se marier juste pour devenir une épouse, mais seulement quand on trouve le garçon qui nous convient vraiment. Que le temps est beau ! Je dois vite organiser une excursion ; je pourrais partir même seule.
Je dois chercher quelqu'un qui sache bien dessiner, m’aider pour mon projet de diplôme. Cherche et tu trouveras. Il faut que je demande à Édith et à Marie, elles devraient connaître quelqu'un. À qui encore ?

Il sera bon de se promener dimanche prochain, je devrais faire un rendez-vous d'avance. Jusqu’à maintenant, j’avais besoin d'avoir des jours libres pour finir mon projet. Il faut que je finisse toutes les références d’ici mercredi.

11h
Vasiliu, le mari d'Alina, est venu me parler. Il m'a appris des choses importantes. En réalité, il faudrait faire un cours ou écrire un livre sur tout ça : comment il faut se comporter à un bal, comment il faut réagir quand un garçon s'approche, comment il faut le conquérir et commencer à lui parler vers la fin d’une danse pour rester ensemble et prolonger la conversation autant que possible en l’admirant ou l’écoutant. Il a souvent raison. La prochaine fois, j’essayerai d'utiliser ses conseils. Il m'a démontré que dimanche soir je me suis comportée bêtement avec ses copains et il m'a expliqué comment j'aurais dû agir. Il a raison. Je dois le faire. Le temps est arrivé.

D'après Vasiliu, j'ai 14 ans dans mes comportements. Il faudra mûrir vite, au moins de deux ans.

19 avril 1958

Ne pas oublier de tenir mon futur mari loin de toutes mes amies. Toutes. Parce que peu de filles ont autant de volonté que j’en ai eu ce soir.

Je ne croyais pas être si vulnérable. Après deux danses, j'ai presque commencé à trembler et je ne me suis pas encore tout à fait remise. J'en suis encore troublée. Heureusement, j'ai réussi à bien le cacher. Mais si ça avait été n’importe qui d’autre...

Je dois vraiment chercher quelqu’un qui m'aille. Je suis trop bouleversée. C'est le printemps, son pouvoir magique est fascinant. Je devrais revoir Sandou. Je l’appellerai, lundi. Il n'y a personne d’autre à l'horizon, hélas. Où trouver ?

Alina m’avait invitée pour rencontrer les copains de son mari et me trouver quelqu’un. Aucun ne m’a plu (et réciproquement), mais lentement son mari m’a serrée contre lui pendant la danse : étais-je vraiment de glace? Je me suis enflammée, puis m’enfuis à la maison. Avec le mari d’Alina ? Non, jamais de la vie !

Rester en ligne ? Sortir du rang?

Rester en ligne, sortir du rang, les deux sont difficiles. Obéir à ses parents ou devenir indépendante, décider pour soi même. Respecter les règles de bonne conduite, se comporter comme une jeune fille bien - ou alors...

20 avril 1958

Ce cahier avec des lignes, c'est terrible. J'aime tellement mieux écrire sur du papier blanc, surtout pour exprimer mes pensées. Comme si quelqu’un essayait de m’encadrer, de m’enfermer, de me tenir en laisse - et voilà, j'ai déjà passé à travers les lignes, je ne tiens plus compte d’elles en écrivant. Mais c’est difficile, aussi.

Je viens de découvrir des beaux poèmes du cycle J’ai tant de chagrin par le poète Joseph Attila. Je ne comprends pas tout à fait ses vers, mais ceux que je comprends sont beaux et tellement vrais, il les a vécus et ressentis profondément. Combien il a pu souffrir !

Je suis toujours heureuse de découvrir quelque chose de beau par moi-même, comme les nuages, par exemple. Je viens aussi de relire les poèmes de mon poète préféré Sàndor Petöfi, et ce n'est pas en vain que j'ai ouvert son livre cette fois non plus. Je croyais que je connaissais tous ses poèmes, mais je viens de découvrir que je les ai lus mais pas compris tout à fait bien jusqu’à aujourd’hui.

[J’étais près de mon but, fin des études malgré les difficultés qui m’obligeaient à travailler en même temps qu’étudier. Je me souvenais de mon énorme détresse quand, malgré les bonnes notes et seulement à cause de l’origine bourgeoise, on m’avait interdit de m’inscrire à la Faculté dans cette Roumanie communiste. ]

C'est réussi !

17 avril 1958

C'est réussi !
J'ai terminé l'université !
Toutes les six années.

Pour le diplôme d’ingénieur, je dois seulement passer l’examen d’état encore, en soutenant mon projet en juin, comme je l’avais projeté.

Et cette dernière année, je n'ai eu que 9 et 10 et même plutôt des 10/10.
Je ne me suis pas donné tant de peine pour rien et j’ai réussi à réaliser ce que je désirais.

Sûrement, le reste réussira aussi bien ! Si tout va bien - et il faut que ça marche ! je serai ingénieur à vingt-quatre ans ! On ne donne pas le diplôme gratuitement.

Je me sens épuisée, mais très heureuse. Je devrais me reposer trois jours jusqu’à lundi si j'en ai la patience. Que c'est bon ce sentiment ! Formidable ! Derrière moi 40 ou 50 examens ; beaucoup d'études, d’inquiétudes – comme s'ils n'existaient plus. Déjà, je pense à eux en souriant. Pourtant, ils ont existé. J'ai réussi à traverser malgré les difficultés. Je suis tellement heureuse, j’aimerais le claironner à tout le monde.



Je me souviens encore aujourd'hui de bonheur ressentie "après". Je me promenais sur les boulevards de Bucarest et je ressentais que dorénavant "tout le monde était à mes pieds" et tout allait merveilleusement bien. Même si la suite ne fut pas ainsi, du tout, cette moment de bonheur resta en moi pour toujours.

24 mars 1958

Depuis trois jours, je me sens mal dans ma peau et j'essaie de trouver les raisons. Un mal à l’âme, de la nervosité, etc. Mais bien sûr, bien sûr, mes règles sont arrivées. Dans mon journal, il faudra que je note les 3-4 jours avant : « attention ! danger de querelle ».

Il faut passer!

3 avril 1958

Encore deux semaines et je dois finir tous mes examens. Il faut que ces trois derniers examens réussissent ! J'ai tant étudié, tant souffert et je me suis tellement fatiguée à cause d'eux - il faut absolument que ça marche ! Il faut y aller en étant décidée d'avance : je passerai coûte que coûte. Et les réussir avec des notes aussi bonnes que possible. J'ai déjà trois ‘très bien’. La note n'est pas vraiment importante : il faut passer !

14 mars 1958

Est-ce que j'ai passé l’examen seulement hier ? Étrange. Combien ça peut paraître lointain quelquefois une distance d'une seule journée.

Hier j’ai eu une journée bien remplie : le matin l’examen (matières colorants, bien réussi), l’après-midi j’ai présenté à mon prof de thèse le projet et le soir je suis allée voir une opérette. Aujourd'hui, j’ai fait de la gymnastique, puis les calculs restants pour ma thèse d’Ingénieur et bien sûr, je n’en peux plus.

J'ai l'impression d’avoir le cerveau embrouillé, mon cœur bat la chamade.

Moi, qui ai toujours été pour faire une pause dans les études, je ne m’y suis pas tenue. J'ai aussi oublié qu’étant fatiguée, faire de l'exercice physique ne m'aide pas, au contraire ; pourtant l’excursion faite l’été dernier juste avant les examens me l'a démontré. Faire du sport avant d’étudier peut aider les autres, mais pas moi. Ma tête tourne, même en écrivant ceci.


Depuis longtemps je voulais noter une vérité que je ferais bien d’avoir toujours devant les yeux, ce n'est pas de moi, je l'ai prise de la Bible, mais c'est une vérité : « On peut tout réussir si on le veut énormément. » Il faut seulement le vouloir beaucoup, le vouloir assez. Et bien sûr, comme on vit dans un monde civilisé, ne pas foncer avec la tête contre le mur, mais avec de la volonté, de l’intelligence, de la stratégie, ou même, en prenant des chemins détournés - mais on peut l'atteindre.

Donc, si je le veux très fort, je réussirai à devenir Ingénieur Chimiste d'ici juillet. Je le veux, énormément. Que ces études interminables finissent ! Le premier pas a été de réussir ce dernier examen, et ensuite, sans pause, de commencer à réaliser mon “Projet de fin d’études”.
Je continuerais si je ne me sentais pas tout à fait épuisée. Je devrais peut‑être dormir 24 heures ou alors ne rien faire pendant une journée entière. Mais le puis–je ? Aujourd’hui, je n'ai pas pu dormir même deux heures : si je ne laisse pas maman écouter la radio très fort, elle me regarde en ennemi, comme si je voulais la tuer. C’est vraiment désolant qu’elle entende[1] si mal. Que faire ? Aller chez Alina ? Je dois finir rapidement ma thèse, mais je dois me reposer, au moins une journée. Ainsi, ce n’est plus possible de continuer.

Et j’ai aussi des problèmes avec l’argent. Depuis un temps, maman n’achète pas ce qu’il nous faut pour manger, ne me donne pas d’argent de poche non plus. Je ne peux pas demander sans cesse à papa, il ne veut plus m’en donner non plus. Je préférerais le jeter par la fenêtre, qu’il advienne ce qu’advient. Mais alors, ce sera de nouveau de ma faute, pourquoi j’ai dépensé à autre chose, l’argent de notre nourriture. Tant pis. Tout argent est horrible. Si je pouvais jamais en avoir dans les mains, s’il n’existait pas du tout. Maman est devenue tellement matérialiste, je ne la reconnais pas. Mes parents, seraient ça ?

Au moins, si je pouvais déjà bien gagner ma vie ! Hélas, je sais, je ne vais pas me libérer d’ici là de l’argent, j’aurai encore beaucoup d’ennuis à cause de lui. Quand on en a aussi et encore davantage quand on n’en a pas. D’autant plus, que je ne sais pas bien m’en procurer. S’il me tombe dans les mains ou que je le gagne, bien, mais je n’aime pas lutter pour l’argent, je n’aime pas ça du tout.

Ne jamais oublier : les amis, bonnes amies, sont bien, mais quand on est dans un grand ennui, on se retrouve très seule. Bien sûr, c’est idéal d’avoir un mariage où l’on vit tous les problèmes difficiles ensemble, mais est-ce possible ? Au moins, dans mon cas ?

Serai-je jamais amoureuse ?

Aurais-je quelqu’un bien pour moi, trouverai-je un homme sérieux, comme il faut pour moi, quelqu’un avec qui je pourrai être plus - ou moins heureuse ? Qui soit mon compagnon et soutien pour le meilleur et pour le pire ?

Cela me paraît maintenant sans espoir. Le film avait raison. Dans le Printemps à Moscou, une fille de vingt-quatre ans affirme : « Les garçons correspondant à mon âge sont déjà mariés ou ils ne veulent plus se marier. Que reste-t-il ? Seulement les divorcés, mais ils ne veulent pas se marier de nouveau, non plus. » Elle a raison, hélas. J’ai presque vingt-quatre ans, moi aussi. Toute fille désire un chez-soi, un mari, un compagnon qui soit là dans les problèmes, un amant. Pour le moment, je suis tout à fait refroidie, ai-je peu de tempérament ?

Je voudrais enfin devenir amoureuse d'un homme plus âgé, tranquille, bon, bien. Même cela me paraît improbable, puisqu’on aime mieux les jeunes filles fraîches, de bonne humeur, courageuses, exubérantes, comme on voit dans ce film. Je me sens de nouveau si isolée. C'est vrai que je n’ai pas revu Alina ni Edith, non plus. Je n’ai plus été en compagnie, depuis quand ? Depuis l’année dernière. Pourtant j'aime être avec les autres, même si ce ne sont pas ceux-là. Depuis que j’ai rompu avec lui.

Je vais me relever de ma promesse de ne jamais plus écrire au sujet de Simon, je n'en ai plus besoin. Je ne pense plus à lui du tout et notre relation me paraît si lointaine, même improbable, comme si ce n’était jamais arrivé, comme si ce n’était pas moi cette fille-là. Je me le rappelle avec mépris et dégoût : comment ai-je pu sortir avec ce type-là ? Je n'arrive plus à croire qu’il y ait eu un temps où je le trouvais bon (pourtant, il n'est pas mauvais). Que tout cela est loin !
J'ai pensé prévenir sa nouvelle. Que m'importe ? En plus, elle ne le mérite pas. Donc, pourquoi ? Je dois trouver un autre groupe, si possible hongrois, pas des roumains comme étaient ceux de Simon.

Il ne faut pas oublier qu'on vieillit. J’élèverai ma fille pour qu’elle commence à s'intéresser aux garçons dès ses quinze ou seize ans et qu'elle se marie vers dix-neuf ou vingt. Qu’elle ne soit pas en retard avec ça comme moi. Même si c'est dur un peu, l'amour stimule dit Cernasevski, dans le travail et l’étude et aide à trouver un but, est‑ce vrai ? Je vais prendre un bain, j’espère qu’il m’aidera à me détendre.

Est-ce que quelque chose sortira de ce qui est arrivé ce dimanche ? C'est excellent que Sandou soit réapparu, j'aurai de nouveau avec qui sortir de temps en temps, aller au théâtre ou me promener.

[1] Elle était malentendante depuis ma naissance, mais cela se détériorait de plus en plus

Lettre de ma mère

Cher oncle Hugo, Bucarest, 10 mars 1958

Je sens que tu m’en veux un peu, mais si je pouvais te parler personnellement, tu comprendrais tout. Pista découvre chaque mois un nouveau plan, chaque fois menant à perdre cet appartement. D’abord, il dit qu’il veut aller dans un deux-pièces (où mettrons nous alors les meubles qui n’auront pas de place ?

Il leur en trouvera) ensuite, il dit qu’il mariera Julie à Cluj, sa tante s’en occupera (jusqu’ici c’était lui qui disait s’en occuper.) Ni Julie ni moi ne pouvons déménager à Cluj, Julie travaille ici dans l’Institut de Recherches, Section Matières Macromoléculaires et elle a un bon avenir là et une chambre avec entrée séparée et terrasse dans notre appartement et elle pourrait se débrouiller ici dans sa vie si elle ne recevait pas le droit d’émigrer. Jusqu’à maintenant, on lui a présenté quatre garçons, aucun ne lui plaît, le deuxième est resté bon copain et en a épousé une autre. Elle est trop honnête et ouverte et c’est une enfant intransigeante, il lui sera difficile de se marier, bien qu’elle soit fraîche[1] charmante intelligente et sensée.

On ne peut plus sauvegarder Pista et notre mariage et je suis enfin arrivée à ne plus l’aimer, moi non plus. Il voulait envoyer Julie travailler à Cluj pour la jeter hors de cet appartement.

Il faut que tu saches, les six ans horribles - la partie principale de la jeunesse de Julie – à travailler et apprendre en même temps, ensuite au lieu de vacances, passer des examens. Le bon côté, quand elle aura fini, c’est qu’elle travaillera ici dans la meilleure place comme un ingénieur qui n’aurait fait que fréquenter l’université et quoiqu’on ait constaté qu’au point de vue professionnel Julie est mieux ici.

Pista a fait ce qui suit.

Il disait : « Allons demander un congé sans solde au directeur de Julie » Comme je sais que c’est le premier pas, il ne fait rien qui n’aide pas son futur mariage avec cette femme-là.
J’ai écrit une lettre à Annie disant que je ne voulais pas partir à Cluj et devenir là-bas une femme délaissée - ici je peux au moins donner des piqûres, etc. Le directeur de l’Institut de Recherches est Gabi Hirsch, sa femme Agi mon amie était longtemps la doctoresse de Julie et je lui ai demandé de ne pas déplacer Julie, même si Pista le demandait, et de ne le dire à son mari qu’au cas où cela arriverait. Quand Julie entre chez Gabi faire signer sa demande de congé, il lui dit : « Je sais l’opinion de ton père et celle de ta mère je veux apprendre la tienne. » Bien sûr, Julie dit qu’elle veut travailler où elle était jusqu’à maintenant. Alors, Gabi lui dit : « Dis à ta mère que j’arrangerai les choses comme si j’étais son propre frère » et il est allé aussitôt au service du personnel demander de donner un congé non payé à Julie jusqu’au 11 avril, et ensuite de mettre le garçon qui la remplace ailleurs et de reprendre Julie. Cela paraît donc arrangé.

D’après Pista, un retraité ne peut pas avoir un tel appartement. Pourquoi ? lui ai-je demandé. « Il ne peut pas le payer. » Ce logement coûte 68 lei par mois, 19 par personne, le chauffage pour toute l’année est de 800 lei. Je suis allée chez l’avocat et chez le notaire pour demander conseil et j’ai signé une déclaration par laquelle je m’opposais à faire quoi que ce soit avec le logement. Mais il n’y a rien de sûr, l’office du logement est corrompu et avec des bakchichs ou des relations on peut obtenir d’eux ce qu’on veut.

Cherche s’il te plaît un juriste ou un avocat pour qu’il cherche l’acte que nous avons signé avant le mariage du 11 août 1928 chez le notaire rue Ferenc.

Pista me menace tout le temps « si tu restes seule, ce sera ta faute ».

Julie a reconnu (m’a dit la doctoresse) que maintenant elle voit que ce n’est pas mon idée fixe mais la vérité que Pista prépare notre séparation. Il m’a même pris mes souvenirs. Quand Pista est sorti de sa visite au directeur de Julie à l’Institut de Recherches, il a déclaré « J’ai arrangé Julie. »

Hugo, tu sais que nous avons survécu parce que quand on a déporté ceux[2] d’Italie, j’avais demandé à Pista qu’il obtienne des papiers d’une famille chrétienne. Je ne veux pas que le secrétaire de ma grand-mère parvienne dans des mains étrangères - je dois pouvoir prouver que c’était à moi avant mon mariage, sinon tout est « bien commun ».

Hélas, je dois vivre encore 20 à 25 ans et de dures luttes m’attendent, je voudrais au moins voir la fin de cette guérilla. Je marierai Julie.

Ne te fâche pas, je serai forte quand il le faudra
Je t’embrasse, Katinka

Non, je n’ai pas cru tout ce que croyait maman bien que je voie que mon père la négligeait et ne s’en occupait pas bien. Le reste, je pensais, était dû à sa névrose. J’étais sûre qu’elle exagérait et ne croyais pas qu’il existait quelqu’un de vraiment spécial : une femme d’origine allemande jamais mariée et accaparante’ qu’il voulait épouser et il n’était sûrement pas déterminé à nous laisser tomber. Mon père aurait pu plusieurs fois rester à l’étranger, mais n’envisageait pas d’y vivre sans sa famille.

(Mais après la mort de maman, il épousa exactement une comme ça, donnant raison en cela aux « idées fixes » de ma mère.)

[1] Maman n’avait pas d’habitude de mettre des virgules, ou alors très rarement.
[2] Les juifs d’Italie

émigrer ou pas?

28 février 1958
Enfin j'ai fini mes derniers examens de cette session. J'ai réussi à remettre mon amour propre d’aplomb avec deux 10 beaux et ronds. Il est vrai que c’était des sujets plus faciles, mais c'est quand même deux jolies notes 10 sur 10. Il faut continuer ainsi ! J'ai décidé que la dernière année, je serais de nouveau très bonne étudiante... Je l'ai été les deux premières, la première et la dernière impression comptent davantage.

Ce ne sera pas de tout repos. J'ai encore deux sujets difficiles et deux faciles devant moi, mais il faut du temps d'étude même pour ces derniers. Je me suis rendu compte qu'on peut mieux apprendre avec d'autres, j'essaierai de continuer ainsi.


Je pourrais être si heureuse, pleine de bonheur, et je le serais si ma mère n'avait pas recommencé à me tourmenter. Elle abîme ma joie. Elle croit bien faire ‘m'aider’ mais à chaque fois elle me rend seulement nerveuse, et finalement, ce qu'elle dit ne compte pas, ni d’ailleurs ce que je veux, moi. Ce qui comptera, c’est ce qu'ils vont vouloir eux, en haut[1]. Je suis, convaincue malgré tout, que pour moi ça se terminera bien, d'une façon ou de l'autre. Mais ça pourra aussi tourner mal. Comment savoir ?
Si je dois travailler pendant les mois suivants, il ne me restera pas assez de temps pour étudier et finir ma soutenance de diplôme en juillet ; si je n’y vais pas, je pourrai étudier, mais maman continuera de me tourmenter. Alors mieux vaut encore retourner travailler sans demander un congé supplémentaire, pour ne pas devoir écouter chaque jour le même disque. Finalement retourner pour quelques semaines ne peut me faire si mal. Je commencerai à étudier les colorants, je vais le préparer et alors ne devrais plus le reprendre jusqu’aux examens. Peut-être, pourrais-je quand même, terminer tous mes examens en juillet ?
J'ai mal à la main d'avoir autant écrit (pas dans mon journal mais pendant ces quarante derniers jours pour mes études, ma thèse). Je dois encore reprendre la pharmacie, recopier le cahier, revoir ensuite la mécanique, avec les autres filles. Je suis libre, quand elles le préfèrent. J’ai mal aux yeux. Il faudra aller chez le coiffeur, mais quand ? Cette après-midi, j’ai des billets pour le ballet de glace.

9 mars
Je me disais que c’était seulement Eugène ainsi : quand on le rend jaloux, on le jette dehors, alors il commence seulement à être intéressé par une fille. Il paraît, les autres garçons sont aussi comme cela. Les gens, n’ont-ils pas de fierté ? Où seulement moi, je n’ai pas eu la chance de rencontrer des gens fiers ?

[1] Émigrer ou pas, demander ou pas : maman avait une opinion, papa un autre. En plus elle craignait que je ne perde mon poste en prenant des congés longs pour les examens.

échouer n'est pas agréable

24 février 1958

Échouer n'est pas agréable. Surtout que je n'ai pas mérité de ne pas réussir à cet examen. Les autres ont étudié un à deux jours et moi cinq. Je savais. En plus, ils m'ont torturée comme un animal. Le matin l’écrit, ils affirment maintenant que je l’avais raté, mais je suis sûre que j’avais bien répondu.

Ils n'ont rien dit. Seulement de venir l'après-midi, pour l’oral. J'ai de nouveau attendu, inquiète, de 9 h du matin à 3 h de l'après-midi. J'ai relu encore une fois et j'ai été là parmi les premiers à 3 heures. Ils n'ont commencé à m'interroger qu'à 5 1/2, la dernière de tous. J'ai répondu très bien à deux questions et moins bien à la dernière. Il a dit “OK, viens le lendemain pour les examens pratiques au labo” (à certains, il a dit “tu n’es pas passée, ne viens plus”). De nouveau l’angoisse.
Une matinée entière de travail au laboratoire, ensuite attendre encore une heure les résultats : je ne suis pas passée. Pourquoi ? L'épreuve de laboratoire a été bien, m’affirme-t-il.

Pourquoi m’a-t-il tant torturée? Il est plus humain d’achever quelqu’un d’un coup, ne pas le faire attendre. La mère d’Olympia avait raison, (dans la pièce écrite par Molnàr) : “si tu veux épargner quelqu’un (qu’on doit exécuter), fais-le d'un coup et rapidement.”

J’ai eu une crise de larmes, en l’apprenant. J'ai pleuré tout l'après-midi et le lendemain matin aussi.

Bientôt printemps

16 février 1958
Enfin, en sixième ! La dernière année d’études universitaires. J’ai réussi à passer les Matières Plastiques.

Je me sens si bien, si légère. C’est un sentiment extra.

Hélas, hier il s’est avéré que mes problèmes au travail à l’Institut de Recherche ne se sont pas arrangés. Il faut y aller demain et m’en occuper et ensuite… recommencer à étudier. Cette fois, pour les examens de la sixième année. Ils commencent vendredi. C’est la vie. Mais ces examens sont nettement plus faciles. J’espère que je trouverai quelqu’un avec qui étudier, parmi les autres étudiants d’université par correspondance. Sinon, je me débrouillerai seule, plus ou moins bien.

Qu’il fait beau ! Le printemps ! Fait pour la promenade. J’ai commencé aujourd’hui à prendre des bains de soleil.

poème de rupture

J'ai rompu, je ne le regrette pas (poème de rupture)
S’il faut, je le referai encore
T’es volage, pas sérieux
Bon, mais on ne peut pas compter sur toi
      J’ai bien fait ce que j’ai fait
     La raison m’a bien conseillée.

Je ne veux pas me réconcilier - on ne le peut
On s’est séparés pour toujours - il le fallait.
Mais quand je passe devant ta maison
Je ralentis et je regarde
      Es-tu là, es-tu parti, que sais-je
     Tu m’as trop souvent menti

Que se passerait-il, si tu paraissais
devant moi soudainement,
Si une matinée je te voyais en ville
Je sais, nos cœurs battraient d’un coup plus fort,
Mais de plus près, nos couleurs reviendront
      Et l’on se fera mal de nouveau, moi avec mes yeux
     Ou avec le “non” de toujours à ta question

Toi, me racontant combien courent après toi
Combien de femmes t’ont offert encore leurs grâces
On repartirait, qui par ici, qui par là,
Mais sûrement en pensant l’un à l’autre :
     “Qu’il serait bon encore ... si, que...”
     Et nous serions troublés un certain temps encore.

Il est bon que tu sois parti
Il est bon que tu ne sois pas ici
Ainsi tranquille, j'étudie,
Tu ne peux plus me faire souffrir.
     Ce que j’ai décidé, je ne le regrette pas
      Comme j’ai fait, j’ai bien fait

Un petit temps passera,
Et nous désirerons un autre.
Nous serons étonnés :
     Comment ai-je pu être avec celui-là !

Ajouté février 1959 : C’est loin, il ne reste même pas le souvenir.
Après un an : C’est déjà un joli souvenir

Après deux ans : Que fait-il dans la dernière page de mon journal ?
C’est déjà de la neige d’antan ...

27 janvier 1958

Je n'aime pas heurter quelqu'un, cela me fait plus mal qu’à lui. Je me tourmente : a-t-il mérité que je lui fasse de la peine, sois aussi franche. C'est vrai que d’après la mère d’Olympia (de la pièce de Molnàr), la seule façon clémente d’en finir avec quelqu’un est d'un coup sec. Mais ça fait mal quand même, même si je ne le veux pas. On a le droit d'avoir des faiblesses, c’est normal, on ne doit pas les montrer.

Ne promets pas facilement ! Ce sera difficile à tenir tes décisions et tu t'abaisseras à tes propres yeux (ou devant d’autres.)

Par exemple, quand j'ai écrit de ne jamais plus penser à lui ou au moins, n’écrire rien. Curieusement, ce qu'il m'a dit hier au téléphone ne m'a pas heurtée tant, mais aujourd’hui j'ai de la peine, pourtant cette fois c'est moi qui ai été désagréable. Comme m’avait dit son copain : “mieux vaut mordre l'oreiller et te taire”. Je mords. Mais il faudra étudier et ... hélas, j'ai aussi un bon livre de détective. Ou est-ce bien ?

Julie, sache avoir la joie de la vie ! Sois heureuse de ce qui est beau.

Il y a des choses dont j'ai fortement envie, et si c'est impossible, c'est vrai que c'est moi qui l'ai décidé, j’accepte aisément leur perte. Comme si jamais je ne l'avais voulu. Ça a été ainsi avec la fête de la nouvelle année chez moi, et aujourd’hui, avec le Ballet sur Glace.

Que n'aurais-je fait pour le voir !

J'avais le billet, et j’ai dit à Simon "je ne peux pas y aller". Je ne regrette pas de ne l'avoir pas accepté, pas du tout. Je le considère comme si tout le spectacle n’existait pas pour moi. J’aurais pu demander à Eugène qui m'avait dit qu'il trouverait des billets, mais ça ne m’intéresse plus du tout. C’est curieux, et bien. Mais pour le ballet de Leningrad, il faut absolument trouver un billet. Pour cela, ça vaut la peine de parler avec toutes mes connaissances.

Point, fini

26 janvier 1958

Aujourd’hui, j'ai mis définitivement un point (une croix) après le nom de Simon. Dorénavant, je ne veux plus le voir, je ne penserai plus à lui, je n’écrirai plus à son sujet. Comme on dit, « j'ai retiré ma main de lui. » Notre connexion a duré jusque là. C’est fini : point .

Demain j’irai voir mon prof de thèse, avec des questions et je me mettrai à étudier sérieusement. Le matin, j’appellerai Eugène, lui demander de trouver des billets pour le ballet sur glace ; ensuite Alina, savoir comment s’était passée sa première journée de travail.

Quelque chose en moi est assez vide. ‘Tabula rasa’. Mais de nouvelles choses arriveront.

18 janvier 1958

Alina a eu raison, cette fois. Il faudrait l’écouter, surtout, dans de petites affaires. Simon essaie de me faire des caprices, de ne pas m’appeler jusqu’à 19 h, au sujet du billet de cinéma. Par chance, Marie m'a appelée et nous sommes allées voir le même film. Ensuite, jusqu'à deux heures du matin, elle m'a lu des lettres.

C'est intéressant, tous, au moins pas mal de gens, deviennent mes amis (ou seulement alors) quand ils ressentent le besoin de se confesser, parler, de demander conseil ou quand ils ont besoin de consolation. En fait, il n'y a rien de curieux, parce que je sais compatir, j’essaie de les consoler, les problèmes des autres et leurs aventures et leurs amours m’intéressent toujours.

J'ai toujours aimé écouter des histoires et les vraies encore plus, j’essaie de les aider de toutes mes forces et avec plaisir, conseils ou autres choses ou tout ce qui est en mon pouvoir. C'est vrai, surtout jusqu’à ce que cela ne me pèse pas trop, mais qui d’entre nous n'est pas égoïste au bout du compte. C’est arrivé avec Édith quand ils ont relâché sa mère et qu’Édith ne voulait plus habiter avec elle ; avec Eugène quand il voulait quitter Marie et aussi quand il pleurait après Édith ; avec Alina, quand Vasiliu lui faisait des caprices avant leur mariage ; et avec Simon, quand on a condamné son père, donc ce n’est pas nouveau pour moi.

Maintenant, je voudrais aider Marie et tout essayer, la conseiller efficacement. D’abord, bien réfléchir. Tant que je peux avec ma propre tête, ensuite s’il le faut demander conseil aux autres.

Marie est une fille (femme) bien et je la comprends. C'est vrai, qu'elle n'est pas assez intelligente et elle ne trouve que faire, il faudra donc la conseiller. Je ne connais George jusqu’à maintenant que d’après des ‘on dit’ mais il me plaisait. En voyant sa photo, il ne m'a pas plu d’abord, mais à partir de ses lettres et de ce que Marie m'a raconté, (surtout la façon qu’il écrit) je suis presque tombée amoureuse de lui. Il est sincère - presque jusqu'à la méchanceté, il est intelligent, profond et réfléchi, il est cultivé, mais la vie lui a aussi beaucoup appris, l’a souvent frappé.

C’est une des raisons pour lesquelles il ‘hésite’, il veut attendre, réfléchir à ne pas se faire mal une deuxième fois. Mais il est bon. Il a un bon fond. Et il aime Marie, l’estime comme être humain, l’adore comme amante, que faut-il encore ? Je crois que Marie lui a fait peur avec son amour débordant et exprimé si ouvertement. Quand elle aime, elle aime beaucoup et peut fatiguer, peser, surtout dans l’état où il est, après avoir dû partager avec son ex, tout qu’ils avaient eu. C’est pourquoi il lui a écrit cette réponse. Il a pris peur, comme un jeune garçon de 23 ans qui ne veut pas encore se marier.

D'après ce que je sais, le remède pourrait être que la femme fasse semblant de « ne plus vouloir. » Mais il faudra bien réfléchir aux étapes tactiques. Je voudrais tant les aider ! Même s'ils ne reconnaissent pas plus tard qu'ils me doivent quelque chose (j’ai appris depuis longtemps à ne jamais attendre de la reconnaissance.) Je voudrais tellement que cet amour réussisse, qu'ils se marient, qu’ils soient heureux ! Au moins un certain temps, au moins comme la plupart des couples.

J'espère qu’un jour je trouverai moi aussi un garçon comme la sienne. Il a de l’humour. Il aime son métier. Il aime la vie, les excursions, la musique, il sait vivre et ce qui est le plus rare encore, même réfléchir. C'est possible, que je paraisse insignifiante à un homme comme lui - mais peut-être pas. Je vaux quand même quelque chose. J'ai moi aussi quelques bons côtés.

Elle m'a demandé : « N'as-tu pas peur de rentrer à la maison au milieu de la nuit ? »

J'ai répondu : « Oui, j'ai peur. Mais les courageux passent au-dessus de ses craintes. »

En réalité, pendant tout le chemin de retour, j'ai réfléchi à ce que j’avais entendu et je n'ai pas eu le temps d'avoir peur.

Je dois dormir, au revoir Julie !

Sentiment de liberté

12 jan. 1958

En réalité je me sens soulagée. Je suis plus tranquille et j'ai un sentiment de liberté. Comme si je flottais en l’air ! Depuis longtemps, je ne me suis sentie ainsi et c'est merveilleux. C'est bon d’être seul et indépendante. Je me sens plus sûre de moi Comme si j'étais redevenue moi-même. Mais plus complète, davantage qu’avant. De nouveau, je suis contente de moi. Depuis deux jours, je me suis remise à étudier et je continuerai.

Je dois quand même avoir plus de tact, apprendre à mentir quand il le faut. Par exemple aujourd’hui j'aurais dû dire à papa, qu’il a fait dans le passé tout ce qu'il m'avait promis. À la place, j'ai hésité. (C'est moche qu'il faille user de ruse même avec ses propres parents.)

Aujourd'hui, j'ai rompu

9 janvier, 1958

Aujourd'hui j’ai rompu avec Simon.

Je le crois, au moins. Et c'est possible, que jamais plus, je ne parlerai plus avec lui, je ne le verrai jamais plus. Son sort m’intéressera toujours. Je l'aime, malgré tout. Au moins, l’être humain.

Mes parents sont en train de se quereller.

J’ai mal à la tête.

Bien sûr, tout s'est passé ‘sans vagues’. Je m’en doutais : Simon est très fier, je savais qu’il se comporterait ainsi. Il savait depuis longtemps, même s'il ne le voulait pas, que ça finirait ainsi entre nous. Depuis trop longtemps, ça allait mal entre nous. Il ne reviendra pas, ne m’appellera pas. Du moins je le crois. Je l'ai fait avec beaucoup difficulté, je me suis décidée péniblement, je l’ai prononcé presque malgré moi, mais je crois qu'il le fallait. Je crois que j'ai bien fait.

Je suis restée seule. Je lui ai dit aussi que je ne veux pas rencontrer ses copains, non plus. Je ne verrai pas même ceux d’entre eux que je voudrais. Tout est fini. Une partie de ma vie fermée. Je dois commencer à m'occuper de choses essentielles, me mettre à étudier sérieusement. c’est le plus important pour le moment. Suspendre toutes les distractions pour six mois. J'espère, d’ici là, j’aurai réussi à finir mes études universitaires. Peut-être aussi, que je pourrais recommencer, ailleurs… Soupir… Bonne nuit !