7 mai 1959

Hier j'ai constaté qu'on peut conduire les hommes par le nez. Qu’il ne faut pas beaucoup de “savoir-faire” pour que la chose que je veux, paraisse comme si c’était lui qui la voulait (et à la rigueur moi aussi); et qu’alors cela leur plaît davantage que lorsque l’on est direct, qu'on le leur dit ouvertement. Vraiment, ce n'est pas très difficile de les “séduire”. Mais il ne faut pas le faire directement: il faut même faire semblant quelquefois que je ne le veux pas. Et alors...

Quel bon sentiment d'être dans une chambre propre et en ordre comme la mienne maintenant.

Je me suis décidée à me fiancer. Je me demande comment je peux le lui présenter. Serai-je assez adroite ? Et mes parents, comment réagiront-ils ? Et lui ? Bien sûr, il faudra le tourner de telle sorte, qu’à la fin, il puisse croire que l’idée venait de lui.

Je dois encore apprendre pas mal, mais j’étais toujours une étudiante douée, et même si mon instinct n'est pas très fort, on peut l’améliorer avec l'intelligence. Les hommes méritent vraiment qu'on soit rusé et malin avec eux. En face de leur “inégalable logique masculine” (que seulement lui a le droit d'initier). Pour ne pas faire une brèche dans leurs principes nous devons recourir au stratagème, ainsi leur “logique” ne souffre pas. Et si même Sandou est ainsi ! Par exemple, quand je suis un peu pâle, je dois me mettre du rouge sur mes joues sans penser qu'il me préfère sans fard. Les hommes ne savent pas ce qu'ils aiment : simple mais belle, se refusant mais s’offrant.

Même Paul Géraldy écrit :

“On se comporte donc logiquement, quand on demande aux femmes d'être provocantes et distantes à la fois.”

Mais c’est un bon conseil aux hommes toujours de Géraldy :

Si tu dis "je t'aime" que cela ne ressemble pas à un appel au secours. L'homme n'est jamais tout à fait fort. S'il était complètement fort, il n'aurait pas besoin d'amour. Essaye d'être fort, sois aussi fort que tu peux l'être. Ou au moins, cache tes faiblesses, autant que tu peux.

Nous aimons la force de caractère. Et les hommes ? Préfèrent-ils les faibles ? Les fortes ? Ou bien, même eux ne savent pas lesquelles ?

C'est vrai aussi que chaque femme essaie d'être - quand quelqu'un lui plaît - comme il voudrait qu'elle soit. S’adapter n'est pas tricher. Mais que reçoit-on en retour ?

L'amour est une chose difficile. Ce n'est pas bon si tu aimes trop et ce n'est pas bon si tu n’aimes pas assez.

Je suis trop sincère et trop franche, c'est un problème. Je voudrais crier au monde entier : Oui, j'aime, on m'aime, donc je suis amante ! En fin de compte, j'ai déjà presque 25 ans. Je ne l'ai pas regretté et je crois que je ne le regretterai jamais. L'avenir est caché dans un épais brouillard, je ne le vois pas du tout, il me montrera si j'ai eu raison.

Il faut apprendre même l'amour et chaque femme doit user de la tactique, sans avouer à l'homme qu'elle manœuvre. être honnête et sincère, mais seulement jusqu'à un certain point. Ensuite, ça commence à nuire.

N'hésite pas!

"Ember küzdj, és bizva bizzàl !"

“Homme, lutte toujours et continue à croire

De la pièce Tragédie de l’homme par I. Madàch)

24 avril, 1959

Hier je n'avais pas de cahier et pour cette raison triviale je n'ai pas pu écrire, mais ces réflexions démarrent d'hier, m'ont été inspirées d'hier, leur devise pourrait être ça, du poème “La leçon du Karinthy. ”

N'hésite pas, n'aie pas peur, ne te ménage pas,

Reçoit gratuitement seulement celui donnant comme ça.

27 avril 1959

Les pensées et les sensations s’envolent si on ne les fixe pas, si je ne les mets pas tout de suite sur papier. Le 23 avril restera une grande journée pour moi, le 25 ou 26 aussi. Karinthy a raison quand il affirme qu’un adulte devient toujours moins sincère envers son journal. En grandissant, on a de plus en plus de secrets. Et même, si j'ai décidé que je cacherai bien ce journal, j'ai peur malgré tout. Bien sûr, ces choses passeront, avec le temps, tout perd un peu de son secret, de son importance. Je n'ai pas noté, noir sur blanc, mon premier baiser non plus ! Et ensuite, j'en ai décrit combien !

De toute façon, je continuerai d'écrire, mais je ne parlerai plus à personne de mon journal. J'écris, parce que cela me soulage et je sens le besoin de m’exprimer. Et c'est si agréable, si intéressant de se relire, de ressortir de temps en temps mon ancien moi.

Je me demande, ai-je devancé Édith ? Elle est plus jeune de quatre ans, mais ça ne se voit pas. Tout le monde me croit plus jeune qu’en réalité, comme si j'avais vingt ans et non pas vingt-cinq. Je devrais me faire photographier, ces jours-ci, il y a sur mon visage une sorte de sourire secret. Je viens de recevoir deux bouquets de tulipes magnifiques, je ne sais pas de qui. Ce ne peut être que Sandou. Mais pourquoi deux ? Peut-être en réponse à ma lettre et à la traduction de ces vers. Je crois que les mieux réussies sont ces lignes :

En hongrois c'était :

Ne tétovàzz, ne félj, ne félts magad, Csak az kap ingyen, aki ingyen ad !

En roumain cela a donné :

Nu ezita, nu-ti fie frica, nu te menaja ! Numai cine da gratis, primeste tot asa

En français :

N'hésite pas, n'aie pas peur, ne te ménage pas,

Reçoit gratuitement, seulement celui donnant ainsi.

Je recopie tout le poème. Il n'y a pas grand-chose dedans, seulement le fait qu’il m'a plu le plus, juste maintenant.

Quelquefois il me paraît que je n'aime pas assez Sandou, d’autres fois que je l’aime énormément. Serais-je capable d'aimer quelqu'un encore plus fort? C’est une pensée laide, n’est-ce pas? ou normale?


La Leçon, de Frigyes Karinthy

Je t’ai étreint à la folie,
Montrer comment me serrer, ma mie.
Comment il faut m’embrasser,

J’ai aussi pleuré sur tes genoux,
Sachant que tu comprendrais le coût,

De mes pleurs, le coût aisé,
Pour tes larmes abondamment versées.

J’ai tout jeté - pour que tu voies,
On peut aimer ainsi, autre que soi,

Pour qui cent fois, tu donnerais tout,
Plus que, pour toi, tu renoncerais.
Je suis prêt à mourir pour toi,

Que tu vives, ne meurs pas pour moi,
Comme tu me l’as montré, comme je crois.

N’hésite pas, n’aie pas peur, ne te ménage pas,
Seul reçoit celui donnant ainsi.

Je t’ai dit “je t’aime”, dis que tu m’aimes,
La leçon n’était que cela.
Tout le secret, l’amour est là.

Mais gare à toi si toute la peine
Et les leçons sont en vain.

Il aurait été mieux de ne pas naître
Qu’à notre amour être traître.

J'adore ce cahier. C'est très agréable d'y écrire !

Que des nuances!

20 avril 1959

De toute ma vie, je n'ai pas eu autant de plaisir du printemps, je n’apercevais pas autant de nuances dans les couleurs et je ne les ai jamais autant admirées. Combien de verts existent ! Et combien des bleus différents ! Les arbres se transforment du jaune vert au vert foncé et qu’ils peuvent être beaux ! Le ciel est rouge, jaune, bleu, prend diverses nuances de gris, mais surtout que c'est merveilleux ensemble !


Le ciel, les arbres, le printemps, sont beaux, mais je sais que si Sandou n’était pas à côté de moi ou dans mes pensées, caché quelque part profondément, si l'amour n'était pas si complet, si beau (même avec les doutes, les craintes - je l'aime toujours), alors ils perdraient eux aussi, la plus grande partie de leur magie. George avait raison: n’est total que l’amour complet. C'est seulement alors qu'existe ce sentiment de plénitude et de sérénité. Je ne suis pas satisfaite à quel point je l’aime (plus fort serait mieux), mais ce printemps... que c'est beau !

Qui lit ce blog?

Je me demande si cela vaut la peine de continuer, jamais aucun commentaire sur ce que cette jeune fille, dorénanvant femme, écrit. Les réactions que cela produit. Est-ce vaut la peine de continuer les publier jour par jour?

Les rayons de soleil réussissent à passer

11 avril 1959

Que la vie est belle !

Que c'est bon de s’éclipser comme une collégienne échappée ! Aussi, me sentir à vingt-cinq ans vraiment femme, "Juliette". Comme m’a dit maman en parlant d’autre chose : ce matin-ci, dorénavant personne ne peut me le prendre !

C’était un bonheur extraordinaire : sortir à sept heures du matin de l’hôtel. Le ciel couvert, il pleuvotait au début, mais le soleil a finalement commencé à briller, l'air était merveilleux et tout! D'un coup, j'ai été pleine de bonheur, je me sentais légère et en vacance toute comme à Budapest. Bucarest est belle, il faut seulement savoir la regarder.

Comme disait papa : tout paraît selon le point de vue dont on l’illumine. Cette fois, le réflecteur a illuminé une jeune femme en vadrouille, comme échappée de ses études, en trompant ses parents. C’est la première fois que je suis allée visiter le tribunal, j’ai réussi à passer devant le portier, mais il n'y avait aucun procès, si je voulais assister, il faudrait retourner lundi, le balayeur m’aidera à entrer dans la salle. C'est comme dans un conte de fées, n'est-ce pas ? Ensuite, je suis allée à la poste, mais la caisse était encore fermée, je n’ai pas pu retirer de l’argent. Au-dessus du beau bâtiment, les nuages étaient gris, mais les rayons de soleil réussissaient à passer de plus en plus.

Je suis retournée à l’hôtel, me suis coiffée, ensuite je suis entrée dans l'église orthodoxe et j'ai allumé deux cierges en souvenir de Mihai, ancien ami de Sandou, mais aussi pour tous nos morts. Comme le magasin Victoria venait justement d’ouvrir, je me suis baladée entre ses rayons. Quand je suis sortie, j'avais mal aux pieds. J’écris ces lignes dans la grande bibliothèque de Bucarest, pendant que j'attends les livres, elle est belle et bien organisée. Vers dix heures, je serai déjà devant la caisse de théâtre pour acheter des billets à l’opérette La reine des csardas de Kàlman.

Que la vie peut être belle ! Et de plus en plus belle ! Si on peut être si plein de joie “Seulement pour la matinée, le vert de l'herbe et les rayons du soleil”.

N’est-ce pas, j'avais bien dit que tout mal mène au bien. On m'a interdit de travailler. En plus, depuis quelque temps, mes parents ne cessent pas de me contrôler : Où as-tu été, qu’as-tu fait? Sans tout cela, "l’escapade” d’aujourd'hui n'aurait pas le même goût exquis. Je sais qu’aucun ennui n’en sortira.

Ma chère amie Aghie ! le 15 avril 1959 (lettre a ma nouvelle amie de Budapest)

J'ai enfin du papier à écrire, mais ne crois pas, que si je ne t'ai rien envoyé depuis longtemps, j'ai moins pensé à toi, ni que je t'ai oubliée. Pas du tout. En réalité, il n'y avait pas de quoi écrire.

Depuis que nous avons demandé d'émigrer [1](et même avant) il ne m’est arrivé que des événements désagréables et l’on n'a pas envie de les raconter - quand ils sont encore près. J'ai perdu mon travail et je n'ai pas pu soutenir mon diplôme d'ingénieur. Je travaille maintenant comme apprentie en collant des étiquettes sur des fioles d’essence pour briquettes, mais en même temps (et je sais que ta mère sera enchantée) j'étudie sérieusement le Français.

As-tu du temps pour étudier des langues ? Si oui, laquelle ? J'ai énormément de joie à étudier des langues et déjà j'écris à grand–mère en français.

Ces jours-ci je suis de très bonne humeur, parce que... le printemps est arrivé. Et celui-ci est spécialement beau pour moi, j'ai beaucoup de plaisir à prendre des bains de soleil, me promener et faire des excursions dans les forêts voisines... Il n'y a pas de montagnes autour de Bucarest comme à Budapest, mais il y a quand même des beaux parcs autour des lacs et de fort belles forêts - le printemps est beau partout ! En plus, maintenant j'ai le temps d'en profiter, de regarder autour de moi, de me réjouir de tout.

S'il te plaît, écris-moi sur toi, Budapest et ta maman, je me rappelle avec beaucoup de chaleur et souvent toi, votre logement et votre accueil formidable.

L'amitié comme l'amour, n'est pas une question de temps, ni de place !
Julie

[1] Rayé dans original

Que c'est beau l'amour

29 mars 1959
Aujourd’hui c'est la Pâque protestante. Intéressant.

1er avril 1959
Que c'est beau l'amour ! J'ai senti seulement hier combien c'est bon d'être - un vrai couple amoureux. C’est seulement hier que je me suis rendu compte combien on s'aime, mutuellement. Le ciel était couvert, le vent soufflait, mais l'air était si agréable ! Et je ne me souviens d’aucun de ses baisers - seulement de lui.

Et maintenant commence la comédie, le problème d’Einstein (espace? temps?) il aurait pu y penser avant. Mais tout a une solution. Il pense à plus loin, moi à plus près. Dorénavant, je ne veux plus songer à plus tard, et lui, il a besoin d'y penser. De toute façon depuis hier, je n'ai plus peur du futur immédiat.

Je constate encore et encore, ce que je sais déjà depuis longtemps : la vie est belle ! Il faut seulement savoir la savourer, en profiter, avoir du plaisir. On regrette seulement, ce qu'on ne fait pas... Mais l'amour, non. Et même, si on avait du chagrin un jour, cela vaut déjà pour ces moments-là comme une promenade, celle d'hier. Il faudrait mettre souvent des fleurs dans ma chambre. C’est devenu si beau avec les pivoines rouges.

Avant, j’avais peur, maintenant je l'attends. Vraiment ?

Ce soir, Sandou viendra en visite chez moi. Devrais-je lui lire des parties de mes anciens journaux ? Je suis conséquente et en réalité à mes yeux, je ne suis pas tombée du tout. Qu’il est bon, combien il m'aime !

J'ai demandé à maman de ne pas entrer dans ma chambre pour un peu de temps. Elle n'a pas supporté d’attendre !

Il faudrait qu'on soit un peu plus compréhensif avec les autres, on ne peut pas autrement. Depuis que je l'ai appris du livre Quoi faire? de Cernisevszki, je le suis. Pourtant, quelquefois je suis débordée de curiosité moi aussi. Sandou et moi, nous pensons souvent la même chose, est-ce un bon signe ou est-ce mauvais ? En quoi serait-ce mal ? Depuis un temps, l’étude de la langue française est restée en arrière, mais chaque chose en son temps. J'étudie toujours, mais sans donner à cela tant d’importance.

L'important est que la route soit toujours belle.

Sandou et moi


Summer 1959
par Julie70.
Sandou & Julie au lac de Bucarest
J'avais 25 ans
lui, 26

Décider soi-même

23 Mars 1959

Que la vie est difficile ! Souvent on doit décider soi-même. Et qui sait si c'est mieux ainsi ou autrement? On ne peut pas, cela ne vaut pas de demander l’avis des autres!

Sandou vient de me dire : "Cette fois-ci je ne te le promets plus..."

Quand je demandais encore aux autres quoi faire, j'étais sûre que rien n’arriverait. Je ne demande plus, parce que je crains que... Laisser le sort décider ? Ce qui veut dire accepter. Ou non ? Devrais-je y réfléchir encore ? Je n'ai pas envie, je ne veux pas, et malgré tout c'est seulement ça qui tourbillonne dans ma tête sans cesse. J’essaie de ne pas y penser, mais je ne réussis pas.

Maintenant, j’aime Sandou, beaucoup. Je le vois intelligent, bon, sérieux, je suis tout à fait conquise, la glace à fondu.

Seulement par ses quelques baisers tendres, ça valait d'inventer de s’embrasser !

J'y vais ou je n'y vais pas ? 1 Quelle importance ? Ce n'est pas toujours bon de trop réfléchir. De toute façon, cette fois, ça ne serait pas par curiosité ni besoin, seulement par amour. Probablement, le printemps a aussi son mot à dire. Quel merveilleux printemps ! Il n'y en a jamais eu de pareil ! Beaucoup plus beau et plus plein que le printemps où je sortais avec Bébé. A ce moment-là on m'aimait, mais aujourd’hui j'aime et l’on m'aime.

Depuis quelques jours, j'ai réussi même à l’admirer. En réalité c'est ce qui me manquait et c'est ce qui vient de “m’achever”. Depuis, je me suis dit, advienne que pourra...

Sandou perçoit toujours ce que je ressens, même quand je ne me rends pas compte encore. Mais il n'a pas toujours le courage de le prononcer. Il le fait bien. En réalité, il a une très forte volonté. Il serait bien de l’utiliser aussi dans d’autres choses, pour le travail et les études.

À côté d'un tel mari on peut être heureux. Et puis, sûrement, il ne me quittera jamais. Est-ce sûr ? Oui. Au pire, ça sera moi qui le quitterai. Je l'aime maintenant énormément, mais je crois qu’il m'aime encore plus. Parfois il est incroyablement naïf, d’autres fois affreusement clairvoyant. Je le connais bien, pourtant il m'étonne encore souvent.

De toute façon, papa croit que je me suis déjà donnée à lui, il m'a dit quelque chose de si moche en janvier quand j'insistais pour partir en excursion avec Sandou et il voulait m’en empêcher : “Je ne te laisserai pas tomber sur un tas d'ordures.” Pourtant alors il n'avait pas de quoi s'inquiéter. Je crois, comme maman avait dit alors : “On peut faire l’amour aussi le matin, l'après-midi, pas besoin pour cela de revenir à trois heures de l'aube.”

Oui, ce matin, dans la forêt, c'était si beau ! Aussi, l'excursion au monastère ! Mais c’était avant. Je dois me décider, il faut ou il ne faut pas ?

Mon opinion est : suivre mes instincts.



Pendant que je travaillais à la chaine, collant des étiquettes sur des fioles d'essence, je ne pensais qu'à cela, en fait, c'était déjà décidé probablement, même si j'avais encore la peur de sauter le pas et devenir femme. Je ne savais pas encore, que ce n'est pas un mince membrane qui sépare une fille d'une femme et que devenir femme c'est un long chemin.



Premier lignes en français

page journal
Juste avant que je deviens femme, mais je l'avais lu à lui ce jour-là, juste avant. Où après?

La traduction du debut de page.
pourquoi avoir peur. Comme le dit d'ailleurs maman, on le peut aussi le matin ou l'après-midi, on ne doit pour cela revenir à la maison à trois heures de nuit. Ce matin, dans la forêt, c'était très belle l'excursion à la monastère! Mais cela c'était avant. Maintenant, je dois décider, où alors je ne le dois plus. Je dois le laisser à mes instincts. C'est cela mon opinion.

Robindranath Tagore.(Recopié dans mon journal en français)
À toi je me suis entièrement donnée

À toi je me suis entièrement donnée,
Je n'ai conservé qu'un simple voile de réserve
Il est si mince que tu souris en secret
et que je ressens un peu de honte.
Les souffles printaniers le déplacent ;
le trouble même de mon cœur en remue
les plis comme une vague remuent son écume.

Ne me blâme pas, mon amour, de m'être
cachée sous les brumes de ce voile.
Ma réserve n'est pas une feinte,
c'est la tige frêle qui porte la fleur de ma dévotion
devant toi s'incliner avec des grâces réticentes.
Cette nostalgie des jeux de l'Amour, mon amour,
n'est pas seulement mienne mais vôtre.
Vos lèvres sourient, vos pipeaux chantent
parce que mon amour les inspire.
Votre désir s'impatiente aussi vivement que mon désir !

La lune d'Avril promène encore ses rayons de corolle en corolle,
mais parce que cette nuit-là vous vous êtes injustement tu,
l'instant plein de trésors qu'elle vous offrait demeure à jamais perdu.
Et maintenant vous cherchez en vain un prétexte
pour rappeler celui qui vous a quitté, les yeux noyés de larmes !

Je me suis arrêtée au bord de la route ;
si ma présence ne t'est pas douce, je n'irai pas plus avant.
Si tu n'as pas besoin de mon amour laisse-moi te quitter ici.
Je ne te mendierai plus un seul de tes regards, si les miens t'importunent.
La poussière et la lumière crue de midi m'aveuglent,
mais au bord de la route j'attendrai,
que ton cœur revienne, peut-être, chercher le mien.

Je lève mon chapeau

11 Mars 1959

La pièce Les trois sœurs de Tchekhov. On ne doit pas l’applaudir, on n’applaudit pas la vie. Mais on peut rire, pleurer, sourire, compatir, espérer ou être attristé. Serrer le poing et apprendre ce qu'est la Vie et aussi ce qu’est l'Art. Pourtant il n'y eut et n’y aura pas un succès populaire.

Est-ce vrai, ce que dit Paul Géraldy, qu'on ne peut pas aimer plus ou moins ? Qu'on aime, puis de temps en temps on n’aime plus ? Parce qu’alors… aujourd'hui... Bon, regardons la réalité en face. Curieux, ceci ne m'a pas soulevée, ni provoqué une exaltation, mais j’ai me suis senti l’âme si pure si… La vie est vraiment comme ça. Et je lève mon chapeau devant Tchekhov, pour cette pièce et pour toujours.

Je deviens "ennemie de l'état" !

25 Février 1959

Curieusement, il m'a fallu seulement un choc et je suis complètement remise. Hier matin je me suis déjà réveillée guérie. Je n'ai plus senti aucune angoisse, inquiétude et le soleil brillait, j'étais heureuse. Ainsi j'ai pu prendre froidement les affreuses nouvelles d’aujourd’hui.

On m’a donné un certificat avec les notes pour mes six ans d’études, mais on m’a exclue de l’université (toutes les universités du pays) : “Ennemie de l’état socialiste”. Juste trois jours avant l’examen d’État! Tant pis, je terminerai mes études ailleurs, je recevrai un diplôme quelque part.

Tournant de ma vie

Souvenir décrit en 2002, déjà publiée dans mon blog "il y a de la vie après 70 ans"
(déjà publié dans Il y a de la vie après 70 ans)
Est-ce possible vraiment que toute ma vie ait changé à cause d’une simple table? En me rappelant, je me le suis souvent demandé, comment était-ce possible.

J’avais vingt-quatre ans et depuis cinq ans je travaillais déjà comme technicienne dans un des laboratoires de l’Institut de Recherche Chimique de la Roumanie. J’étais enchantée de moi-même.

Bientôt, je serai ingénieur, je ferai mes propres recherches !

Mes six ans d’études laborieuses par correspondance, avec seulement un mois disponible pour les examens pendant chaque session, étaient finis. Bien ou mal, tous les examens passés. Mon travail de fin d’études enfin accepté, dans quelques mois je le soutiendrais, ce n’était dorénavant qu’une formalité et je recevrais mon diplôme. J’avais des bonnes amies, un garçon qui s’intéressait sérieusement à moi, et j’avais un travail de recherche passionnant.

Tout allait à merveille.

Enfin, presque.

Mon père me poussait à déposer une demande d’émigration de la République Socialiste Roumaine : il en avait assez ; depuis longtemps d’ailleurs. Les sept mois, enfermé sans raison dans les caves de la Securitate, police politique secrète du Parti Communiste, l’avaient aigri, puis poussé à agir. Trouver une solution pour s’en échapper tout à fait, loin des communistes. Maman était réticente, sa sœur vivant en Israël, professeur de gymnastique, lui avait écrit que la vie est dure, partout. Maman avait aussi peur qu’une fois dehors, mon père l’abandonne tout à fait. Ici, tout en la trompant, son mari restait vivre en famille, d’ailleurs il niait tout ; elle aura une pension et nous avions un bon logement pas cher.

Partir ?

Laisser mes amies Alina et Edith ? Sandou ? Laisser amis, bon travail, tout ? J’hésitais. Je me sentais enfin si bien, justement, tout allait de mieux en mieux pour moi.

Jusqu’au jour fatidique avec cette foutue table.

La première année de travail à l’Institut, je n’avais qu’un tabouret haut pour m’assoir et surveiller les ballons et distillations et je travaillais surtout debout, avec des chaussures à talons hauts, fatiguant moins mes jambes et une blouse blanche pour préserver ma robe des trous. Ensuite, comme j’écrivais de plus en plus des comptes rendus que mon chef, « une vieille de 35 ans » utilisait dans ses rapports, appréciant ce que je lui avais fourni, elle me donna une petite table et une chaise normale, basse près de laquelle je me mettais après avoir fini les expériences, j’écrivais et lisais de la nouvelle littérature sur le sujet de recherche.

Une partie de ma journée s’y passa dorénavant, depuis plus de trois ans. Mes recherches étaient à la base de ma thèse de fin d’études universitaires et bientôt, nous allons les essayer en gros.

Justement, une matinée quand elle n’était pas présente, j’étais assis seule dans la pièce, près de mon bureau et j’écrivais.

Soudain, la porte s’ouvre et une femme entre.

Une femme inconnue, vêtue et coiffée comme une femme de ménage. Elle s’arrête devant moi, met la main sur ma table devant laquelle je me tenais assise et déclare :

— J’emporte cette table.
— Quoi ? ? ?
— J’en ai besoin.

Ahurie, je me lève, je la regarde. Comment ose-t-elle ?
— C’est mon bureau.
— Je la prends, j’en ai pas dans la pièce qu’on m’a donnée comme bureau. Juste une chaise…
— Pas question ! Je l’ai depuis trois ans.
— Te me la donnes !

Elle commence à tirer.
— Non !

Je tiens fort la table.

— Je suis… et elle marmonne un nom compliqué, jamais encore entendu.
— C’est. Ma. Table.
— Donne-la tout de suite !
— Pas question.

Je ne suis pas arrivée là, ni dans mon travail, ni avec mes études en me laissant faire, me convaincre de ce qu’on peut, ce qu’on ne peut pas faire.

Elle tire, je la tiens. La table bouge, mais pas beaucoup.
Elle commence à hurler, devient toute rouge de rage.

— Vous êtes devenue folle ?
— Comment oses-tu ?

Je réfléchis. Elle paraît sérieuse, mais tellement hors d’elle. Comment la raisonner au lieu de lutter ? Je n’aime pas la force.

— Mon chef n’est pas là ce matin. Quand elle arrivera, je lui demanderai si je dois, si je peux vous le donner. Mais avant, la table ne bouge pas d’ici.

Des discussions ont encore suivi, et finalement, elle partit toute rouge de fureur. La porte se ferme. Enfin.

Je m’assis, inquiète, devant la table restée.

Après un temps, ne tenant plus, je vais voir la porte à côté, l’amie de mon chef pour lui raconter ce qui venait se passer.

— Que faire ? Savez-vous qui elle pourrait être ? Cette folle, allure de femme de ménage… et je lui raconte le tout.
— Ah la là ! Elle vient d’arriver, on nous l’a raconté dans la dernière réunion de la cellule communiste.
— Qui est-ce ?
— Elle est importante, l’épouse d’un dignitaire important du parti. Du camarade Ceausescu.
— Est c’est ?
— Le dauphin du Secrétaire du Parti.
— Dauphin ? Comme pour un roi ?
— Successeur. Futur chef, responsable du pays. Actuellement, il est…
— Quoi ? Comment est-ce je n’ai jamais entendu son nom ?
— Chef de la Securitate.

C’était la police secrète, crainte par tous. Ceux qui ont des années avant emporté papa et l’ont tenu sept mois sans que personne ne sache où il se trouvait. Finalement, par d’heureuses circonstances et grâce à des vrais amis, il était relâché : « erreur. »

— Mais elle est habillée comme une…
— Modestement.
— Et parle comme une…
— T'es dans de beaux draps, maintenant, ma pauvre fille, me dit-elle, en secouant sa tête.

Je ne pouvais pas me l’imaginer encore. Pour une inconnue, une nouvelle venue. Pour une table ? Une remarque blessante ? Elle avait mérité mes paroles, me disais-je.

Oui, une table a changé ma vie.

Était-ce juste la table[1] ?

Le lendemain, deux hommes jeunes et d’aspect dur m’attendaient à la porte et me conduisirent, tout en me regardant d’un air menaçant dans une pièce sombre et fermée pour m’interroger sur l’incident avec reproches.

Ils s’étaient pourtant déjà renseignés et savaient que je n’avais pas eu l’intention de lèse majesté, ne sachant pas qui elle était.

« La seule chose qui joue dans ta faveur, me dit l’un d’eux après des heures interminables et des questions répétées, est que tu ne savais pas avec qui t’avais affaire. »

— Pourtant, ils ne me laissèrent même plus entrer dans mon labo que je ne revis plus jamais, ni même dans l’Institut.
— Et mes recherches, pas terminées ?
— Pour le moment, tu prends trois jours de vacances. Elle ne veut pas te voir. Tu dois t’éloigner.
— Éloigner ? De mon travail ?
— On verra plus tard.

Deux heures plus tard, on me dit de me présenter le lendemain dans une fabrique de Colorants de banlieue.

Là-bas, on ne me permit même pas d’entrer dans l’usine, ni dans le laboratoire : sans que je comprenne bien, je suis devenue d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre « ennemie du peuple. » On me plaça donc dans une petite cabane de bois de la cour, bien éloignée du bâtiment principal, sans me donner aucune tâche, mais en m’obligeant à me présenter dès sept heures du matin et à rester seule entre les quatre murs de bois jusqu’à quatre heures de l’après-midi. La solitude, la fureur de l’injustice, l’angoisse du futur, la tristesse de ne pas pouvoir continuer mon expérience intéressante (et d’après moi, importante aussi) interrompue, me décidèrent finalement.

Le troisième jour, je revins à la maison en disant :
— Bien, demandons notre départ.

Mon père était tout préparé, il ne tarda pas, le lendemain, notre demande de départ fut déposée. Nous savions pourtant qu’entre la demande et son acceptation, plusieurs mois pouvaient se passer.

Dans notre cas, des années.

Que faire ? Je me sentais perdue. Je me croyais au fond d’un gouffre.

Pourtant, la dégringolade n’était pas encore finie.

La semaine suivante, on m’appela à la direction et le Directeur, un ancien copain de mes parents de notre ville natale, me regarda avec reproche et fureur.

— Qu’a-tu fait ? Cela retombera sur moi aussi.

Silence. Il savait bien que je n’avais rien fait du mal. Ce n’était pas utile de lui expliquer de nouveau.

— T’es licenciée.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Tu me le demandes encore ?

Dans un pays communiste, il ne fallait pas de motifs, disons plutôt qu’ils étaient toujours fabriqués et l’on ne pouvait rien contre eux.

— Donne-moi tout de suite le badge d’entrée à l’Institut et aussi ton carnet de membre de UTM (Union de Jeunesse Ouvrière.)
— Le carnet ? Pourquoi ?
— Comment as-tu pu tant lui manquer de respect ! rouspéta‑t‑il pour toute réponse.

Je ne lui répondis plus qu’avec mes yeux, d’abord accusateurs, puis en larmes. Il m’abandonne, lui aussi.

Déposer ma carte de membre, lui rendre ce que jadis j’avais porté sur le cœur, me fit très mal, quoique depuis des années je ne croyais plus au rêve et surtout à la réalisation communiste, mais la joie de l’avoir obtenue était restée quelque part encore dans mon inconscient.

Après cinq ans de travail acharné et intelligent à l’institut, et six ans consacrés à étudier pendant presque tout mon temps libre et tout près de l’espoir d’entrer définitivement dans l’Institut de Recherche comme Ingénieur Chercheur à part entière, j’étais jetée du paradis des chercheurs. A ce moment-là, je croyais, que j’étais rejetée seulement de cela.

Quelques semaines plus tard, j’allais à l’Institut Polytechnique : dans trois jours devaient commencer les soutenances de Diplômes et je voulais savoir l’heure à laquelle je devais présenter ma thèse.

Mon nom ne figurait pas sur l’horaire.

J’allais voir au Secrétariat.

— Kertesz ? Kertesz ? Vous êtes exclue.
— Quoi ? Comment ???
— Ah, oui, je ne devrais pas vous le dire, mais c’est écrit ici, comme « l’Ennemi du peuple. »
— Exclue ? Après six ans ? Avant l’examen final ? Comme ennemie ?
— Et non seulement d’ici, vous êtes interdite à toutes les études, dans toutes les universités de la République.
— Montrez-moi.
— Non, c’est interdit.
— Ce n’est pas possible !
— Je regrette, mais c’est vrai. Définitif.

Je partis, hébétée.

Si près de mes buts, après tant de travail, sans diplôme, sans travail de recherche.

J’ai pleuré. Pleuré.

Puis, décidai de me trouver un autre travail.

J’allais de fabrique en fabrique, de laboratoire en laboratoire : « Pas de place ! » Finalement, mon père, connaissant beaucoup de monde, me trouva un travail de manœuvre à la chaîne, dans une petite coopérative.

Après un mois, on me mit à la porte de là aussi :

— Tes papiers sont arrivés au Cadre[2]. Si je continue de t’employer, c’est moi qui sauterai, me dit le gérant.

J’étais complètement dans les limbes, ma vie bouleversée.

Je pleurais jusqu’à n’avoir même plus de larmes. Je regardais le mur, consternée, pleine de chagrin, n’arrivant pas à comprendre ni croire ce qui m’arrivait, sans voir ce qui se passait autour de moi, sans presque plus pouvoir réfléchir.

Mon père me proposa alors d’apprendre la langue française avec un de ses amis ayant passé une année entière à Paris.

— Apprendre, de nouveau ?
— Le Français pourrait te servir, plus tard.
— Bien, j’aimerais assez.

Nous commençâmes. Deux fois une heure par semaine, mais moi, j’apprenais huit heures par jours, sept jours sur sept.

Que c’était beau cette langue ! Et avec le temps, j’ai pu même lire, en comprenant de mieux en mieux. D’abord, les dialogues de théâtre, puis des policiers. Je recommençais à vivre.

8 Mars 1959

Quand j'étais furieuse contre Simon ou que je me querellais avec lui, j'étais inquiète, bouleversée, furieuse - ou je ne l'aimais plus. Avec Sandou, je suis triste. Et je l'aime toujours.
[1] Probablement, c’était préparé d’avance et l’histoire de la table n’était que l’aboutissement. E. Ceausescu avait prétendu avoir fait les mêmes études que moi, par correspondance, même section aussi. J’ai dû la gêner. Personne d’entre nous, autres étudiants, ne l’a aperçue à aucun examen et elle ne fit jamais aucun travail de recherche. Par la suite, une grande partie de ses prétendus travaux ont été réalisés par George, époux de Marie et une autre partie par l’amie de mon ancien chef de laboratoire, celle qui m’avait sauvé du pire, racontant que je ne savais pas qui j’avais heurté.

[2] Le service Cadre, c’était l’équivalent du service du personnel, mais politique, près du contre espionnage tout puissant.

Déchirée

24 février

Ces temps-ci, je ne désire vraiment pas autre chose que la solitude. Ne voir personne, ne parler avec personne. Même pas avec toi, mon journal. On ne me comprend pas. Pourtant je me sens si bien quand je suis seule ! Je trouve toujours quelque chose à faire, je lis, j’étudie, je dors, etc. Moins je sors de mon nid, mieux je me sens. Bon, maman arrive.

23 février

Quoi qu'il arrive, j'aime étudier, travailler, aimer et je crois que je sais vivre. Finalement, ça ne pourra pas être pire. Je suis pleine d'optimisme. Pas grand-chose, mais je viens de réussir à lire 108 pages de roman de Pierre Nord - en français. Moi, en français ! La vie est belle, j'étudie la langue française jusqu’à ce que mes yeux se ferment ou... jusqu’au matin.

Le soir

J'aime Sandou. L’aimer, quelle sensation agréable ! Jusqu’à quand, etc. qu’importe. Maintenant, je l'aime. Et malgré tout, il m'aime lui aussi. Et combien !

Simon m'aime, lui aussi, plus encore qu'avant, même s’il n'ose plus me le dire. Je ne l’aime plus autrement qu'un ami ou… un petit frère. Je ne voulais pas le blesser, je lui a dit quand même : “j'aime Sandou”. On réussit tellement à me conquérir en se comportant bien avec moi ! C’est ce qu'a fait aujourd’hui Sandou. Comment sera la journée de demain ?

Je suis très bouleversée de ce qui se passe autour de moi. Mais pas si mal. Qu’arrivera-t-il, comment serait-ce, la vie à l'étranger ? Malgré tout, c'est bien d'être jeune : la vie entière est devant toi !

Aïe, mon père!

3 février 1959
J'ai très peur. Confier ma vie à mon père ? Qu'arrivera-t-il ?
M'empêcher d'aller en excursion avec Sandou en me cachant, enfermant mes bottes, me brutalisant ?! Par contre mes amies et maman sont très bien, peut-être je ne mérite même pas autant d’amitié, de chaleur et de tact d’elles.

Mon père m’avait même traité de putain, pourtant j’étais encore jeune fille. Je suis partie quand même finalement en excursion avec Sandou, maman m’a aidé et rien ne s’était passé pendant l’excursion. Mais je suis resté avec l'idée "de tout façon, mon père crois que je suis déjà femme, alors..."

19 février
Que c'est bon d'être de nouveau à la maison ! Je découvre de nouveau (et encore une fois) que finalement le mieux est chez soi. Il serait bien que je puisse avoir toujours une chambre séparée. De temps en temps on a envie d'être seule. Tout tourne autour de moi, j'ai sommeil, je n’arrive plus à écrire. Pourtant, énormément de choses se sont accumulées en moi. À plus tard.

fin janvier 1959 : qu'arrivera?

Je viens de découvrir avoir hérité de mon père ses dons de lutteur: obtenir quelque chose, même si on me le refuse dix fois, on me jette dehors trois fois. J'ai reçu le certificat de mes "travaux pratiques" malgré tout.

Vers la fin, j'ai lutté seulement pour me prouver à moi-même que je réussirais. Marx avait raison, "la vie est une lutte", du moins il y a beaucoup de lutte dans cette vie, mais la lutte ne procure pas le bonheur. À la fin, je n’ai pas eu de joie non plus, j'ai surtout senti une énorme fatigue. Bien sûr, la réussite a agrandi la confiance en moi.

Qu’arrivera-t-il ?

J’étudie et je me prépare. Ça serait un miracle s’ils me laissent passer l’examen, mais un miracle pour lequel j’ai travaillé longtemps énormément, pour lequel j’ai lutté de tout mon pouvoir.

20 janvier
Je voudrais énormément revoir Simon. Je l’appellerai demain, j'espère qu'en le voyant, cette envie me passera. Que l’homme est un être étrange ! Je n'ai pas envie de lui physiquement, ni qu'il me touche, juste... Peut-être, c’est son souvenir qui me hante. J'ai recommencé à réfléchir pendant les baisers de Sandou. Presque comme si je ne l'aimais plus. Est﷓ce que l'amour est si peu durable chez moi ?

Me reviendra-t-il ? Qui sait. Ma tante et mes cousines sont déjà dehors, tout s'est bien passé, sans problèmes. Que je sois là, moi aussi.

Je commence à n’être plus décidée à partir.

J'ai réussi à m’arranger de sorte, que ni le passé, ni le futur ne me préoccupent trop, seulement le futur immédiat. Depuis, je vis agréablement, tranquillement.

Me laissera-t-on passer l'examen d'état ? Tout paraît contre, mais moi, malgré tout, je n’arrive pas à abandonner l’espérance. C’est un sentiment humain éternel : ne pas perdre l’espérence - sans lui on ne pourrait probablement même pas vivre. J'espère aussi que ce journal va être mon dernier écrit ici.

J'ai oublié de te raconter, mon cher journal, une chose importante, une vraie satisfaction : on a approuvé ma thèse de diplôme d’ingénieur - telle que je l'avais donnée auparavant, exactement la même que cet été, celle dont ils n’ont pas voulu alors. Par cela, ils ont reconnu que cet été, s’ils l'ont refusée, c’était seulement à cause d'un caprice ou par "des raisons politiques", et surtout, que ma thèse était bonne dès le début. Bonne nuit !

J'espère

16 janvier 1959

C'est curieux : j’ai de nouveau envie de Simon. En réalité - seulement son souvenir. Ai-je été vraiment amoureuse de Sandou ? Et maintenant ? Le tout n'a aucun sens.

D'après lui, hier était l’anniversaire de trois ans de notre rencontre, je ne me suis pas fâchée qu'il soit venu ivre (on le sentait à son odeur et ses yeux rouges), mais il a été si horrible que j'avais envie de le mettre dehors. En réalité, ce qui m'a le plus fâchée était que j'ai senti qu'il regrettait que je ne sois pas restée sa vision, la hautaine et froide statue. Va-t-il marcher sur des chemins de rêve, toute sa vie ? Je voudrais correspondre avec lui et lui apprendre un tas de choses de loin. Je n'ose plus lui dire face à face.

Je ne peux pas lui dire : ce n'est pas de cette manière qu'il faut se comporter, ce n’est pas ainsi qu’il faut se rapprocher d’une pêche fraîche. Simon le savait, trop, il était plein de stratagèmes, Sandou ne sait pas bien se comporter avec des femmes. Dorénavant, il faudra se rencontrer moins souvent, une ou deux fois par semaine au plus. Ça sera mieux pour lui que pour moi, mais je m'habituerai, moi aussi.

Maintenant j’ai plus de temps, j’ai trop de temps libre. Depuis que je me repose beaucoup, j'ai meilleure mine, mon teint s'est amélioré, mais mes nerfs ont empiré. J'ai recommencé les rayons ultraviolets.

Plein de choses me sont arrivées ces derniers temps.

Pourquoi est-ce que je désire Simon de nouveau ? Il avait plus de tact, c’est sûr. Quelquefois, c'est quand même agréable d'entendre des mensonges.

Je me suis rendu compte que c’était une bêtise de me dire : je ne serai jamais à personne. Une femme appartient à son mari, à son amant, au moins pour un certain temps. Il paraît que la femme se donne, et l'homme la prend. Je verrai quand moi je deviendrai femme aussi. Nusi, le mari d’Ève, a dit il y a quelques jours : “Il faut que tu te donnes complètement, seulement alors tu vas, toi aussi, recevoir - beaucoup”. Il m'a dit en pensant que je ne serais plus ici quand cela arrivera, puisque d'après lui ça sera une bêtise de commencer quelque chose, maintenant. Il a dit aussi qu'un jour quelqu'un me ferait trembler seulement en me touchant avec sa main. Et je saurai, je comprendrai alors. Qui sait que faire ?

Pendant ce temps, les années s'écoulent : 20, 21, 22, 23, 24. Bientôt j’aurai 25 ans. Mais, même ainsi, j'ai encore au moins dix années pleines.

À la rêveuse de Mikhaïl Vörösmarty


À quoi rêvent tes beaux yeux ?
Que cherchent-ils dans les lointains incertains?
Est-ce que sur les sombres fleurs du passé,
Coulent les larmes de tes désillusions?

Est-ce le brouillard de pleine lune
Que des images effrayantes viennent vers toi,
Et tu ne peux plus croire à un meilleur avenir,
Parce qu'une fois tu l’as cherché et l’on t’a trompé ?

Regarde le monde, tant de millions,
Et entre eux, heureux vraiment si peu.
Fantasmer, abîme la vie.

Quand on regarde dans un ciel peint, faussé
Qu’est-ce qui fera le bonheur de l’homme?
Trésor? renom? plaisir? autant qu’il aurait
L’incapable se perdrait dedans,
Et ne saurait pas saisir le plaisir du cœur.

Celui qui a besoin des fleurs, n’offre pas un buisson de roses
Celui qui veut voir, ne regarde pas le soleil en face
Perd le plaisir, qui court s’amusant après des excès.

Seulement aux modestes, le désir n’apporte pas de douleur
Á celui qui a le cœur bon et l’âme noble,
Qui n’a pas épuisé sa soif de vivre,
Pas ensorcelé par l’orgueil, ou frénétique de désir,
Seulement celui-là trouve sur la terre un vrai chez soi.

Ne regarde donc, ne cherche pas au loin tes désirs,
Le monde entier n’est pas notre domaine ;
Tant que le cœur peut en soi contenir
À nous, autant peut-on le dire.

Le passé et le futur, est trop grand océan
Notre cœur ne peut pas entrer dans un si petit jardin
Ils emportent les vagues mortes, s’envolent les châteaux
De son bruit le cœur solitaire s’effraie.

S'il y a en quoi s'accrocher dans ton présent,
S'il y a de quoi sentir, penser, et qui aimer,
Reste dans le présent que t’offre la vie
Et ne cherche pas un futur plus beau, mais trompeur.

Ce que tu peux avoir, ne l’échange pas pour des rêves,
Parce qu’en ta main tu le serreras sans gains
Le plaisir imaginé va te coûter de la tristesse.

Si tu ouvres tes bras aux fantasmes miroités,
Il te reviendra comme un oiseau qui s’est envolé
Quand il revient, s’il trouve sa branche verte
Toutes les fleurs de forêt le trompent déjà.

Reste entre nous, avec tes jeunes yeux,
Apporte le sourire sur le visage de ton ami :
Si t’es devenu son soleil, ne prends pas son joli midi
Ne lui donne pas à la place, tristesse et larmes.

Serai-je heureuse ? Si je n'attends pas et ne souhaite pas trop de la vie, alors sûrement, j'espère que oui. En réalité, je n'ai pas trop d’ambition. J'aime travailler, j'aime vivre. Même si parfois je me laisse abattre, je relève de nouveau ma tête. Hélas, je n'ai plus la même flamme en moi qu’auparavant. Comme si je ne pouvais plus jouir de la vie avec la même intensité qu’avant. J'espère, c’est seulement passager et je pourrai de nouveau trembler de joie à cause d'un paysage, d'un livre, d'une pièce, d'un toucher, de la musique. En apercevant quelqu'un. Comme ça sera bien !

J'espère que Vasiliu n'a pas raison, il m’a dit “tu as tort d’attendre le prince charmant”. Je l'attends. Même si je sais qu’il sera, lui aussi, un homme en “chair et sang”. En réalité, même mon journal je l'écris pour lui, pour qu'il sache comment j’ai été, qu’il sache que je l'ai attendu - un roman d'amour écrit d'avance pour lui - le lira-t-il ou pourrais-je lui lire. Aurai-je à qui ?

J'espère que mes journaux ne se perdront pas.

Accepter ce qui existe

7 janvier 1959

Avec ces lignes, j'ouvre une nouvelle année. C'est bizarre, je n'arrive à écrire ni quand il y a trop des choses qui m'arrivent et me bouleversent fort, ni quand il y en a peu.

Je voulais déjà depuis longtemps le décrire et je viens de le constater : la personne qui annonce les mauvaises nouvelles en petits morceaux, lentement a raison. Annoncer qu’il est malade ; il est très malade ; il est mort, chaque fois à une journée de distance. Lentement on s'y habitue, on espère encore mais moins. Ce n'est pas bon d’assommer quelqu'un avec la vérité d'un coup.

Le premier choc est le plus dur. Et bien sûr après - quand c'est déjà passé - et que l’on commence à réfléchir à ce qui était arrivé.

Que de choses se mêlent dans mon cerveau ! Comme une mer turbulente.

Je dois recommencer à être heureuse de ce que j'ai et cesser de me lamenter sur ce je n'ai plus, comme m’a dit si bien Alina. Au lieu de pleurer sur mon travail de recherche suspendu ; mon carnet de membre de l'organisation de jeunesse repris ; au lieu de pleurer sur les problèmes avec mes études; vivre dans l’après-demain, me demander quand arrivera notre départ et est‑ce qu’il arrivera - parce que je ne pense plus à comment ce sera là bas - je dois plutôt penser au jour présent et m'en occuper.

Partir en excursion, me promener dans la belle ville, me réjouir de ne plus devoir aller remplir des fioles avec de l’essence à briquettes que deux fois par semaine, que ce travail n'est pas trop difficile et me réjouir que je suis assez adroite, me débrouille bien même dans ce travail manuel, qu'il me reste plus de temps pour m'occuper du ménage à la maison. Je devrais danser plus souvent et trouver avec qui y aller. Rencontrer le plus possible ceux d'ici ; jouir du soleil, du ciel, des chants d'oiseaux et de ma nouvelle robe. De la musique et des bons disques, de ma chambre agréable réaménagée. “Que la vie est belle”! c'est ainsi que je devrais, je dois! penser, et ne pas me tourmenter sans cesse.

Accepter ce qui existe et être heureux de ce qui est possible.

Et beaucoup est possible. Par exemple, je peux aller quand je veux à la bibliothèque centrale quand je veux au jardin botanique et à l'opéra plus souvent. J'étais tellement enchantée quand j'y allais !

Alina et Sandou me pèsent, mais je ne peux pas être méchante avec eux, et autant que possible, il faut que j'aie de la patience, de la compréhension. Moi envers eux, puisque c’est moi qui partirai et c’est eux qui restent et pas le contraire. Ils souffrent davantage que moi. Ils sont plus sensibles parce que c'est moi qui les quitte. Et attendre. Un amant, j'en trouverai aussi là-bas, et si je perds encore six ou douze mois au point où j’en suis…

Et croire à l'avenir, n’importe quoi arrive : je suis jeune, je sais et j'aime bien travailler. Je réussirai à faire face quand il le faudra.

Planifier une excursion pour ce mois. Je pourrai y aller seulement si quelqu'un peut faire la cuisine à ma place, comme maman ne se remet pas sur ses pieds, hélas. Prendre plaisir à ce joli pays tant que je peux encore. Il y a peu de pays si beaux et si riches en tout ! Je vois déjà comment je le louerai, de loin.

Et que je ne perde pas de vue, que je sache tout le temps et ne l'oublie pas, qu'il a aussi de bons côtés et que pour le moment, je vis encore bien. Ne pas tomber moi aussi dans la panique de papa ni dans les cauchemars de maman. J’ai toujours pensé plus sainement !

Me souvenir de tout ce qui m'attend cette année : l'amour. Qui sait ? C'est même possible que je me marie ! Sandou est encore jeune, il n'a que 25 ans et en réalité il est encore plus jeune. Il trouvera encore une fille qui lui convienne et il tombera de nouveau amoureux.

C’est vrai, le repos est bien, mais surtout après le travail.


Je publie aujourd'hui trois notes, pour m'en sortir plus vite de souvenir de cette période cauchemaresque. Les autres deux, ci-dessous, sont courtes.

25 décembre 1958

“La maison est vide, finis les rires, vides sont les chambres anciennes” comme dans l’air d’opérette. Après deux semaines passées chez nous, ma tante Irène, mon oncle et mes deux cousines sont définitivement partis du pays. Dehors, dans le monde, une autre partie du monde. J’espère, bientôt nous partirons aussi.

J'espère ? Il n'y a plus d'autre voie. Autrement...

Je voudrais terminer ce journal à Vienne.
Ce dont il n'y a rien dans ce journal est la claque que j'ai reçu pendant ce temps (j'avais presque 25 ans!) de mon père, provoqué par la délation d'une cousine et de méchanceté de mon oncle aussi.

Après avoir été au cinéma avec mes cousines, jeunes, et Sandou, je suis resté cinq minutes au coin de la rue pour échanger avec lui quelques baisers en les envoyant à la maison avant moi.

Lettre de ma mère

Ma chère Annie,


pendant huit semaines je n’étais pas à la maison « besoin d’un changement de contexte » et quand ceci ne m’a pas aidée,, à l’hôpital sous cure de sommeil.

Pas de nouvelles de vous. As-tu assez de leçons pour vivre ?

J’ai peur qu’elle reste ici et Pista a déclaré qu’il partira absolument, lui. Quelques choses moches qu’on aurait pu éviter, quatre à cinq chocs et après dix mois j’ai craqué, mes nerfs n’ont pas tenu le coup. Mais je suis forte de nouveau. Et toi?

J’ai déjà décidé : je reste avec Julie c’est elle qui aura plus besoin de moi. Ce sera dur matériellement. On a augmenté ma retraite de 25 . J’aurais voulu voir encore mes parents - mais je ne veux pas me séparer de Julie. Peut-être qu’on ne partira pas, peut-être viendra-t-elle aussi (même si lorsque nous avons demandé l’émigration tous ensemble elle m’a demandé qu’on met quelques meubles antiques dans sa chambre.) K.

Sans sol sous mes pieds

18 novembre 1958

En réalité, mon drame est le suivant : Je ne suis plus idéaliste, mais je ne suis pas encore matérialiste. Je ne crois plus dans les mots d’ordre comme “l’abnégation de soi“, “socialisme”, mais non plus à “l’argent“, “réfléchir en réaliste” etc. Je suis restée sans sol solide. De tous les points de vue. Alors, décider quand quelque chose change devient dramatique. Je ne savais pas, je n'aurais pas cru que l'amour, la passion s'accompagnent de tant de souffrances. Il faut croire quand même en quelque chose. Il faut à l'homme un signal montrant le chemin.

Alina dit qu’elle me haïra si je pars, elle devrait plutôt avoir de la compassion. Je lui ai trop raconté, papa voulait que je lui dise, il le regrette déjà. Je lui ai dit que nous avons demandé de partir. Que ce serait bon si on nous laissait sortir rapidement ! Dorénavant, c'est vraiment la seule voie possible. Si je devenais à Sandou, il en aurait assez de moi et il ne m'aimerait plus, et moi, je ne pourrais plus le quitter et je souffrirais et ensuite je n’en voudrais plus d’autre ? Comme m’a dit Vasiliu. Marie m’a dit le contraire. Pourtant, elle en a assez bavé.

Il paraît qu’il n’y a pas de bonheur sans souffrance. Si je me regardais du dehors, me déconsidérerais-je, moi aussi ? Mais qu'Alina ne l'oublie pas “ne dis pas trop vite !” Elle peut une fois tomber dans une situation similaire. J'y fonce. Est-ce bien, est-ce mal ? D'un coup, je crois qu’il faut le faire. Je devrais écouter leurs conseils. Lesquels ?

La musique me réconforte. Il existe des gens bien qui me comprennent, sachant compatir et me dire quelques mots de réconfort. Ça fait du bien. Je l'attendais depuis pas mal de temps de mes proches et finalement je l'ai reçu d'un inconnu.

24 novembre

J'aime beaucoup la sincérité, mais quelquefois elle peut se retourner contre moi et me heurter. Sinon, je suis très adroite. Que dira ma tante ? Je lui ai écrit une lettre.

Antisémitisme dans le parti communiste

16 novembre

Quand Lonci a essayé de me persuader de demander l’émigration, il n'a pas réussi à me convaincre (même si c'était déjà demandé sans qu’il le sache), mais aujourd’hui, Luca a réussi. Il est le copain d’échec de mon père, le seul entre ceux que je connais qui croit encore au communisme. Il ne demande pas à émigrer et il m’a convaincue sans le vouloir, savoir ou se rendre compte. Il paraît qu’il y a vraiment de l’antisémitisme dans le parti communiste roumain, de nouveau l’antisémitisme. Et les directions viennent d'en haut. Luca m’a dit avec amertume : “Contre ceux qui ont tellement attendu ce régime, pour qu'il n'y ait plus de discrimination des ethnies, races et religions !”. Si Staline vivait, le permettrait–il ? Il a été l'idéologue des problèmes nationalistes. Qui sait...

Sandou est chrétien. Et bien qu’il corresponde à mon idéal à 18 ans, la vérité est que depuis je suis pas mal mûrie. Je ne me marierai pas avec lui, c’est sûr, mais... Non. Je retournerai à l’idylle “à la lueur de la lune” - comme il l’appelle. Il a une nature saine, il va prendre les affres de la rupture beaucoup plus aisément que je ne le croyais. Pour le moment, je dois reculer doucement. Il le faut. Dommage que je ne puisse pas partir tout de suite, ce serait si bien !

Sandou est en réalité un enfant dans l'amour, comme l’Idiot de Dostoïevski. Je l'aime, je l'apprécie à cause de ça, mais je ne m'arrête pas à côté de lui. Ni ceci, ni cela n’est bien. Alors qu’est-ce qui l’est ? Il n'y a pas de milieu ? J’aurais voulu connaître l'opinion de George, mais rien ne dit qu’il s’y connaît.

Tagore

Rompre les chaînes?

14 novembre 1958

Le chiffre 4 m’est toujours répugnant. La vie est dure. Que de problèmes met-elle devant l'homme ! Quand on n'a pas de problèmes ça nous ennuie, quand on en a ça nous écrase.

Finalement Sandou n'est pas si intelligent que ça, il ne tire pas de conclusions, il est naïf et ne connaît pas bien les filles. Et ce rêve ! Dans mon rêve, je lui ai dit non, j'étais très mécontente et troublée. Mon cœur battait très fort. Je me suis réveillée avec le même état d'âme. Je l'aime vraiment. Pourtant tout ne me plaît pas en lui. Je le comprends, mais il me comprend nettement moins, il essaie nettement moins de me comprendre. Quelle pensée curieuse : existe-t-il l'amour “sentiment” sans désir ? D’après moi, ce n’est pas possible. Il m’est difficile de choisir.

J’attends. J’espère encore me réveiller un jour et d'un coup Sandou me sera étranger, etc. mais ça ne me réussit pas. Pour quelques minutes et même alors pas tout à fait.

Mon Dieu, je ne sais plus comment me comporter, que faire ?

Nous devrions sortir plus souvent. Et ne plus lui dire que je l’aime. Répondre avec une blague plutôt quand il me le dit, lui. Pourtant d'après Ovide exprimer son amour n'est pas mauvais. Je dois me tempérer. Oui, c'est cela qui sera le mieux. Trouver des billets de cinéma pour demain, mais comment ? Je devrais inviter du monde chez moi.

Qui ? Marie et George, Édith et Victor, Alina et Vasiliu, puis parmi les filles, Cela, Tina, Estelle. Dans environ deux semaines. Je devrais réunir enfin Édith avec Marie et peut-être avec Alina. Il faut absolument inviter Alina, je ne peux pas mêler Sandou seulement à des juifs, il faut inviter aussi des copains chrétiens. Et encore qui ? Peut-être aussi Eugène et Anca. Entre les garçons du groupe, seulement Lonci. L’idée n’est pas mauvaise. Il faut y réfléchir plus tard.

Si on me laissait travailler seulement encore une semaine à l'Institut, je pourrais terminer l’expérience nécessaire à mon projet. Je pourrais ensuite faire le rapport définitif chez moi. Je dois porter la semaine prochaine les dessins au professeur Solomon, mon directeur de thése. Me trouver un tas d’occupations. Me faire faire une permanente, mais pas aujourd’hui, c’est trop fatigant, peut-être lundi.

Aussi tard que possible. Quand je serai plus sûre de moi même. Je voudrais me déchaîner danser, m’échapper, rompre les chaînes dans lesquelles en réalité, personne ne me tient, seulement moi-même. Pas lui. J’ai placé mon cou dedans, bêtement.

Á qui demander conseil ?

Je devrais « devenir malade », partir pour une semaine à Kolozsvàr, rendre visite à ma tante, ça me fera sûrement du bien. Ce m’est nécessaire. Là-bas, je saurais mieux réfléchir. Et si son copain de Vàsàrhely était là… qui sait…

Ps. J’ai rencontré ce copain, il habitait avec sa compagne…

En attendant de demander "pardon"

12 novembre

Est-ce que grand-mère viendra nous voir ? (ps ils ne l'ont pas laissé entrer) Je pourrai demander à ce moment-là quelques jours de vacances. Me les donnera-t-on ? Je ne rencontre pas Sandou jusqu’à dimanche. C'est vrai que "ne le dis pas trop vite", comme on le dit ici. Est-ce qu'ils vont nous laisser partir ?

En relisant mon journal je me suis rappelée :

La plupart des gens me savent calme, détachée. S'ils savaient combien de lutte interne cela m’a coûté pour arriver à ça.

Ne serait-il pas mieux d’exprimer mes troubles et de ne pas me tourmenter sans cesse. Ma lutte permanente : domine-toi, reste calme, j'ai écrit ces mots il y a une année, puis encore et de nouveau. Mais peut-être la vie extérieure est ainsi. Je préférerais habiter dans une petite ville où il y a beaucoup plus de tranquillité. Comme je la désire !

En réalité, quel est mon but immédiat ? Me marier ? On ne peut pas résoudre cela comme les études. Partir, ce n'est pas mon rêve. Étant donnée la situation telle quelle est actuellement, il faut partir, partir - mais où ? En Transylvanie ? Je ne désire pas du tout aller en Palestine. Ces temps-ci, je m'étonne même quelquefois : pourquoi je me suis inscrite pour émigrer ? Je suis habituée à obéir à papa dans les choses sérieuses. En réalité, c’était probablement la cause principale.

Étrange, j'étais en crise aussi il y a une année. Mais je m'en suis sortie ! Je disais alors : "je ne suis pas faite de cette matière". Alors Julie ? Vas-y ! Va.

Heureusement, depuis lors j'ai rencontré George, le vrai. Pas le “fantasme”. Il ne m’intéresse plus autrement que comme le mari d’une copine.

Je voudrais rencontrer Sandou chaque jour. Quand il dit : « ma semaine est arrivée », ça me fait mal (il ne veut pas alors qu'on se voie pour certaines raisons.) Je serais étonnée ensuite si je le voyais avant dimanche, je m'habitue à l’idée, je ne veux même pas le voir avant. C’est un de mes bons traits de caractère, n'est ce pas. Je viens de découvrir que j'ai écrit au sujet de Sandou aussi en octobre 1957 et en mars 1958, c’est surprenant.


Je sais que je peux bien travailler, faire des recherches, j'ai réalisé davantage et mieux que les deux autres chimistes de notre groupe qui ont pourtant terminé leurs études depuis quelques années. Mais le bon travail ne compte pas ici ! Ils ne veulent pas me laisser terminer mes travaux de recherche. Je devrai lutter et malgré tout les finir (dans ces conditions.) Il faut (faudrait) avoir la force de les finir. La relecture de mon journal me fortifie et me rend confiance. Le plus important est d’être toujours content de soi.

Je crois que pour le projet de fin d’étude, c'est les chefs qui m'ont empêchée de le terminer. Si j’en étais sûre... Alors ? Je suis très fâchée contre le directeur de l’Institut[1]. Mais je réussirai à remonter de nouveau ! Et ma conscience est tranquille.


Je suis affolée d’un coup : y a-t-il attirance magnétique ? Les pôles divers, des répulsions existent sûrement dans l'amour corporel. Est-ce vrai qu’en août Sandou n'a pas été attiré non plus par moi ? Parce qu’alors, il serait possible qu’on trouve tous les deux à un moment donné quelqu’un d’autre. Et sûrement, hélas, pas en même temps.

Le lac Snagov était merveilleux ! Il faudra cet été - si je suis encore ici - y retourner, nager dans le lac, faire le tour à pied. Cette après-midi j'écouterai de la musique. Il s’est avéré que Sandou m'a mieux comprise que je ne le croyais. Il est plus perspicace que je ne le pensais. Est-ce vrai ?

Ce journal, je l'ai écrit pour moi et pas pour le monde en général, comme avant quelquefois. C'est bien. Point. Puis, peut être un modique signe d’interrogation ?

Je suis trop enfantine encore en certains points, mon chef avait raison. Changerai-je un jour ? Il y a des gens qui restent, même ayant les cheveux gris, toujours enfants d’une certaine façon. Pour qui la vérité reste aussi importante que pour moi. Ou pour Sandou. Nous avons le même regard sur un tas de choses, même en politique.

C'est possible que je sois devenue amoureuse de lui parce qu'il m'aimait tellement. Comme disait Paul Géraldy (si tu m’aimais, comme je t’aimerais).

Le problème avec Sandou est que si je dis "non" une fois, il n'insiste plus. Pourtant les filles s’attendent à ça des garçons. C'est aussi vrai, qu'ainsi il ressemble davantage à mon ancien idéal des garçons : "sincérité absolue, partage complet". Peut-être c'est quand même possible ? Ma tête répond non, mon cœur dit oui.

J’ai réussi à m’apaiser.

Dans cette pièce où j’écris, il y a plein de gens, mais c’est comme si j’étais seule justement à cause de ça. Je me suis cachée derrière une affiche et ils sont occupés. En écrivant je me suis un peu soulagée. Réfléchir en écrivant était un bon médicament. Pourtant un mal de tête le remplace. C’est quand même mieux qu’avant. Est-ce à cause des yeux ?

Bon, j’y vais (parler avec cette femme!) arranger mes affaires.


J'ai parlé, demandé humblement "pardon de l'avoir ofencée" et elle m'a répondu qu'elle ne se souvient de rien. A cela, bien sûr, a suivi que mes papier "cadres" ont été "perdus" et même pour ma retraite, on n'a pas trouvé trace... de mon travail dans l'institut de recherche pendant presque cinq ans! J'ai été "gentillement" mise dehors de travail, puis plus tard... mais je raconterai cela à la suite. J'ai reçu le papier prouvant que j'y avais travaillé sur ma thèse, mais par derrière, sans que je sache encore, ils ont averti l'université que je suis "ennemi d'état"... et d'autres chagrins ont suivi dont j'étais pas encore avertie.
[1] Ancien « ami » de Cluj de la famille.

Sans issue...

11 novembre

Je me sens, comme si je me trouvais dans une rue sans issue et, bien qu'il n'y ait pas de sortie, on me pousse encore et encore, par derrière à continuer.

Que le sort punisse cette femme à cause de qui je suis dans cette situation, ici ! C'est intéressant- j’ai oublié de nouveau son nom. Est-ce que ça vaut la peine de l'apprendre ? Pas du tout ! Et je dois rester ici de sept heures de matin jusqu'à trois heures de l’après-midi et faire une liste. Mais à cause de "Note de Pratique", dont j’ai besoin pour le "Projet de fin d’étude", j'agirai quand même comme George me le conseille, j’irai parler à cette femme.

11 novembre, le soir

J'espère, que je n'ai pas trop fâché Sandou hier, je ne lui ai pas parlé très gentiment au téléphone, mais je venais de me réveiller et mon père écoutait tout ce que je disais. Après ce que je lui ai dit dimanche, va-t-il lire le livre de Cernasevski "Ce qu'il faut faire"? - ce serait normal qu’il le fasse.

Je me suis réveillée ce matin en pensant qu'il était passé et j'ai été prise de panique de l’avoir manqué, puis je me suis souvenue qu'il m’avait demandé si j'avais réussi à résoudre mes problèmes d'université et la chaleur m'a envahie. Je pensais à lui toute la matinée. Je deviendrai son amante sans hésitations. Vraiment ? Je ne crois pas que ça arrivera. Mais si je ne renonce pas à émigrer je ne peux pas me marier pendant encore longtemps. J'ai déjà vingt-quatre ans et demi et je l'aime. Au moins maintenant. Je me demande jusqu’à quand.

De temps en temps, j'ai l'impression de m'accrocher à cet amour comme à une bouée de sauvetage. Pourtant je sais nager. Mais, tout autour de moi, l'eau est tellement sale.


Le nom « Ceausescu » et celui de sa femme était encore inconnu de public, ils sont devenus tyrans reconnus ou "sauveur du peuple" secrétaire du partie communiste et président l'un, "academicienne" l'autre (heureusement pour moi) seulement plus tard.

Ne plus pouvoir travailler!

9 novembre

Je hais faire semblant. Je supporte plus ou moins le mensonge. Mais ça non. Je crois que c'est ceci qui me ronge. Et de ne plus pouvoir travailler. C’est la situation actuelle.

Je n'ai pas encore la patience d’étudier, pourtant ici, dans cette petite cabane, à côté de l’usine, je pourrai, j’ai vraiment rien à faire pendant huit heures, toute seule. Peut-être aussi modifier ma thèse. Que la vie est difficile ! On ne peut pas vivre sans faire semblant ? Il faudra me décider et commencer à faire quelque chose de sérieux.

10 novembre

Suis-je vraiment, tellement amoureuse ? Je crois, que jamais je ne l'ai été autant. Est‑ce vrai ? Tout est arrivé si lentement. En même temps, subitement. Combien de temps ça va durer ? Je sens que ce n'est plus une flamme passagère, mais durable.

Ai-je été amoureuse jamais avant ? J'ai rêvé de loin de Moïse, de Guszti ; non ce n’était pas l’amour. Ensuite ? Eugène m'a préoccupée et bouleversée pendant deux semaines, ensuite je l'ai vu et il s’est précipité après Edith, et mon désir s'est dégonflé aussitôt. C'était pendant un printemps, n'ayant pas autre chose à faire. Seulement une passade.

Simon : c’est possible que je l'aie vraiment aimé à un moment donné, mais pas ainsi. Autrement. Avec des hauts et des bas, changeant, capricieusement, orageusement surtout entre nos rencontres. Avec beaucoup de disputes, de fureur et en sachant toujours que rien ne pourrait en sortir à la fin. Jamais, jamais, je n'ai perdu entre temps ma logique froide. Au plus, une seule fois, sur le banc du parc Staline, quand j'ai senti après moi aussi combien il serait bon d’aller dans un lieu à nous et de rester ensemble. Ce leurre, n'a duré que quelques heures. Je savais que je ne serais jamais ni son amante, ni sa femme. Quelquefois je suis restée froide, d’autres fois j'ai même ressenti une répulsion. Je me suis habituée à lui, bien sûr, nous nous rencontrions presque tous les jours. C’était normal. Et il n'était pas un mauvais garçon, mais il n'y avait pas de quoi parler avec lui. Un jour, je me suis réveillée, je me suis rendu compte, que nous n’avions plus rien à nous dire, aucun intérêt commun. Quand nous ne jouions pas ou ne dansions pas avec les autres, ou nous ne nous embrassions pas - nous n'avions plus rien à partager. Il se moquait de ce que j'aimais et je déconsidérais ce qui l'intéressait. Il ne lisait pas, etc. etc.

Et Sandou ? C'est un amour tranquille. Oui, je crois que déjà c'est un amour. Et tranquille - autant que cela peut l’être. Ce matin, ça m’a fait mal de me réveiller sachant que je ne le verrai pas pendant trois jours ou une semaine entière, mais c'était en même temps un sentiment agréable de savoir, me rendre compte, que ceci me faisait de la peine. Et je suis tranquille aussi, sachant qu'il m'aime, beaucoup, et que je n'hésite pas, non plus. Quand je le lui ai dit, je l'ai senti ainsi.

Je ne l’aime pas encore assez pour me marier avec lui - ça ne serait pas bon, je le tromperais - mais assez pour devenir sans trop d’hésitation son amante. Mais je ne crois pas que cela arrivera. Surtout, parce lui ne va pas le vouloir.

C'est un sentiment magnifique d’avoir confiance en quelqu’un.

Il est possible que je me réfugie vers lui à cause des choses extérieures, mais pourquoi l'analyser trop.

Nous nous entendons bien. Nous nous ressemblons en beaucoup de choses. Même quand nous nous taisons, c'est bon. Pas comme si on n'avait pas de quoi parler, plutôt parce qu’il y a trop à dire. C'est possible que je sois tombée amoureuse de lui à cause de son amour. Mais je n'arrive plus à le regarder d’une façon objective. Et j'ai encore peur : une fois je pourrais le voir petit, comme je le voyais autrefois, il n’y a pas si longtemps.

"Mon amour" c'était agréable à entendre ! Et il me voit belle. “T’es mon trésor !" il l'a vraiment pensé hier. Et ce matin, je me suis presque trahie devant mon père.

La tyrannie

Que les gens peuvent être vilains ! Ceci concerne cette femme... On m’a donné des "Circonstances Atténuantes" puisque je ne savais pas qui j’avais heurté... et l'ingénieur n'a pas rapporté comme j'ai parlé d'elle. Mais il parait, qu’elle est l’épouse du Dauphin du chef du Parti Communiste. Elena quelque chose...
J'ai trouvé une autre version du poème Une phrase sur la tyrannie de Gyula Illés, adaptation par Jean Rousselot, voilà quelques extraits.

La tyrannie, chez les tyrans,
ne se trouve pas seulement
dans le fusil des policiers,
dans le cachot des prisonniers;
pas seulement dans les places
où les aveux sont arrachés,
ou dans la voix des porte-clefs
qui, la nuit, vient vous appeler;
pas seulement dans le feu noir
du nuageux réquisitoire
et dans les “oui” du prévenu
la ou le morse des détenus;

pas seulement dans le glacial
verdict de mort du tribunal :
“vous êtes reconnu coupable!”
pas seulement dans l’implacable
“peloton, garde à vous !” suivi
d’un roulement de tambour, puis
de la salve, et puis de la chute
d’un corps qu’aux voiries l’on culbute;

la tyrannie, chez les tyrans,
ne réside pas seulement
dans l’entre bâillement des portes
et les horreurs qu’on y colporte
dans le “chut”, un doigt sur la bouche
du confident qui s’effarouche
mais aussi dans le masque dur
comme des barreaux dans un mur,
qu’en public il faut afficher;
mais aussi dans le cri muet
qui agite et se tord derrière
ces odieux barreaux de fer;

la tyrannie, chez les tyrans,
elle est aussi dans les torrents
de pleurs qu’en soi l’on doit garder
sans ses pupilles dilatées;
pas seulement dans les vivats
pas seulement dans les hourras,
dans les slogans, dans les chansons,
qu’on beugle en se levant d’un bond;

pas seulement dans les bravos,
les bonds à fracasser l’écho
qui saluent la péroraison;
elle est aussi dans les flonflons
des fanfares de l’Opéra
dans les statues, ici et là,
et leurs mensonges, à l’unisson;
elle est sur les murs du Salon,
dans les couleurs et dans les formes
et dans le pinceau qui les torche;

chez les tyrans, la tyrannie,
ce n’est pas seulement, la nuit,
la voiture s’arrête-elle devant ta porte;
la tyrannie, chez les tyrans,
elle est partout, en même temps,
elle est omniprésente, mieux
que le Bon Dieu dans tes aïeux,

la tyrannie, chez les tyrans,
on la trouve au jardin d’enfants,
dans les conseils que donne un père,
dans les sourires d’une mère
et dans les réponses du mioche
à l’étranger qui l’interroge;
oui, partout, et non seulement
dans les barbelés, ou bien dans
les “bon livres” et les slogans
encore plus abrutissants;

dans la façon dont le visage
de ton amie soudain se glace,
car la tyrannie est partout
et jusque dans les rendez-vous,
dans les aveux que l’on murmure
comme en ceux faits sous la torture...

la tyrannie, te scrutant, tu la trouvés,
comme un mal qui jamais ne cède;
comme un souvenir qui t’obsède;
elle te suit partout;
c'est elle encor qui te dévisage
dans ta pensée et dans ta glace;
à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien,
puisqu’elle imprègne ton costume
et jusqu’au tabac que tu fumes;
et jusqu’aux moelles te corrode;
tu t’insurges, tu te dérobes ?
tu veux reprendre tes esprits ?
ce sont les siens que tu a pris;
tu voudrais voir ? Rien n’est à voir
que ce qu’a créé son vouloir
malicieux. Voilà qu’un bois
soudain s’enflamme autour de toi;

La tyrannie, chez les tyrans,
elle est à l’usine et aux champs;
elle est chez toi, elle est partout.

8 novembre 1958

Je suis Juliette. Et je crois l'aimer. Je ne pense à rien d'autre pendant qu’il m’embrasse. Je n’ai jamais senti de répulsion envers Sandou comme quelquefois à l’approche de Simon. Que donnera tout ça ? Quelle folie ! Mais c'était agréable et, cette fois, il m'est resté après un bon sentiment. On s'est endormi, mais curieusement on s’est réveillé en même temps. J'y vais, sans perdre la tête, mais aussi sans être complètement éveillée. Fière.

Hier, c’était romantique la promenade à travers le village et autour du lac Snagov sur le chariot paysan tiré par un cheval, c’était très beau. Il faut que nous retournions l'été. Que l'eau du lac Snagov est propre ! Seulement pendant un tout petit peu de temps ça ne m'a pas plu, quand je me suis réveillée. Mais “mon amour grave” je crois que cela me va. Ceci doit être vraiment l'amour. Je l’aime énormément. Comment suis-je tombée dedans ?

Sandou travaille au moulin de Popesti, une fois je devrais aller le voir là-bas.


Je ne me rendais pas compte que je me suis réfugié du chagrin, vers lui, et de plus en plus. Mais cette promenade, je m'en souviens encore, c'était formidable!

7 novembre 1958

C’est vraiment un temps de grands bouleversements. Il est possible qu'il y en ait eu déjà autrefois, mais pour beaucoup, il n'y avait pas d’occasion de douter. Il y avait moins d’événements bouleversants qui les faisaient douter de leurs croyances, de ce qu’ils avaient appris, lu et entendu.

Que le temps où j’étais avec Simon me paraît lointain ! Il ne m’intéresse plus du tout, même pas comme copain, au moins son fantôme m'accompagne encore quelquefois quand il s’approche de moi dans la rue. Sinon, il m'indiffère. Par contre Sandou... Moi qui ne voulais pas partir, croyant à la justice, en tout. Je m’enfuis vers Sandou pour échapper à mes problèmes. Ses yeux amoureux me regardent avec chaleur et admiration, ils me câlinent et me tranquillisent, donnent du bonheur. Je l'aime, je le désire et c'est si agréable. Est-ce que j’analyse trop ? Probablement. J'ai de qui l’hériter. Mais est-ce mauvais ?

Quel monde est celui-ci ! Où rien n'est certain. On ne peut croire tout à fait en rien. Tu ne peux jamais savoir ce qui est vrai, ce qui est bon, etc. Pour ça. Mais surtout, parce que depuis un certain temps je me sens ainsi. Oh que j'ai été mécontente hier, quand les six anciens copains de Simon sont venus chez moi et que je n'ai pas pu être avec Sandou. Est-ce que je l'aime lui ou je m'aime ? Quelles pensées !

Je ne regrette pas d’avoir rompu avec Ilan. Le sort a décidé. Je n'ai pas dû y réfléchir. Surtout, parce qu'il ne me parlait plus. Donc Julie : si tu aimes une fois, exprime-le, ne le cache pas, cette franchise-là ne peut te nuire, seulement t'aider. Écoute les conseils d’Ovide!

Liberté

C'était une période affreuse de ma vie: j'ai décidé de publier deux notes par jour, pour le "traverser" plus rapidement, ne plus y vivre trop longtemps.



6 novembre 1958

Ma chambre est devenue nettement plus intime grâce à ce rideau. Combien des petits détails peuvent compter !

Je hais le faire semblant ! Je crois que c’est ce qui me gêne le plus, ces derniers temps. À côté des deux autres problèmes.

Le fait que jusqu’ici je n'ai pas écrit et je n'ai pas envie d’écrire même maintenant, ni sur ce qui m’est arrivé au travail, ni en réalité sur notre demande d'émigration, cela veut dire, que je n'ai pas envie d'y réfléchir, non plus.

Mais dans une moindre mesure, parce que j'ai vraiment peur. Tyrannie.

La liberté, Jenö Heltai 1945

Sache! libre est seulement celui

Que la parole ne rend pas bête,

Qui n'est pas aveuglé par la lumière

Ni une position ou par l'argent

Qui peut haïr, maudir, aimer ouvertement,

Méprise les apparences, pas les respecter

Celui qui n'a rien à cacher.

Sache libre est seulement celui dont

La bouche n'est pas salie par le mensonge

Ne hurle pas des mots d'ordre vides

Il ne promette, fait croire, ne fait pas semblant ;

Ne s'achete pas ; qui fait ce qu’il a décidé

Et avec courage exprime sa pensée.

Celui qui ne se soucie pas d’être agréable à tous

Et même s’il lui, ne possède rien,

Il ne dépend non plus de personne.

Ne met pas de chapeau devant ses yeux

Et regarde le soleil en face avec courage

Il accepte ce qu’accepte son ami

Et vainc avec son l’âme et l’épaule,

Réussit à faire face partout,

Caresse plus souvent que châtie,

Mais quand il faut, il sait aussi frapper.

Et l'inverse, si on t’oblige à accepter, on appelle ça comment ? Tyrannie.

Et si quelqu'un lisait ces lignes ?

Je suis horrible. Ce n'est pas vrai ! Je ne suis pas si lâche que ça. Je suis trop fière pour l’être autant. D'après certains, être courageux, c'est une bêtise. Quand même, j’ai trop de chagrin même pour en parler.

Parce que j’ai dit à une collègue, qui s’est avérée ensuite être la femme d’un grand personnage « surveille tes nerfs » : ils m’ont envoyée ici. Tous savent que je n’ai rien à faire. Je dois demeurer ici pendant huit heures. Je ne voudrais jamais être enfermée. Je deviendrai folle. J’ai une tellement grande envie de liberté, de création !

2 novembre 1958

Je pense depuis quelques jours : je dois écrire ! Puis, je n'écris rien. Je ne sais pas pourquoi. Est-ce possible que je sois arrivée à ne plus avoir le courage de tout décrire ? Tyranniec'est vrai ce coup-ci.

Est-ce que demain je réussirai à me détruire ou ça ira mieux ou quoi ?

Rien de moi ne demande à partir, émigrer, même si ici ça va très mal. Comme j'étais bien et contente jusqu'ici, jusqu’à ce que ce problème soit apparu. Cette injustice, méchanceté immonde ou bassesse, je ne sais même pas comment l’appeler. Elle m'a énormément bouleversée, secouée. Pourquoi est‑ce arrivé[1] ? J’écouterai papa et demanderai l’émigration, pourtant, ça serait bien, si le problème avec cette horrible femme disparaissait d'un coup, par miracle. Finalement, il paraît que l'homme ne peut pas rester neutre.

Que c'est grand le Don Paisible, ce film soviétique fait d’après le roman de Solohov! Les hommes aiment des Juliette, des Diane seulement un certain temps, tant qu’ils ne trouvent pas une Juliette. C'est possible qu’instinctivement, j'aie été ainsi avec Sandou. Avec lui, on peut. Je me suis rappelée ce film, relatif à Marie et George, elle a été comme ça et elle a obtenu son bonheur.

Mon cœur, mon esprit sont horriblement confus, tout. Suis-je tombée amoureuse de Sandou ? En signant ma demande d’émigration demain, comme si je signais ma mise à mort. Pourtant je n’hésite plus. Pourquoi [2] ? Oh, si je pouvais déjà être dans le futur, avec 2 ou 6 mois de plus. Comment sera-ce alors ?


[1] Rencontre avec Elena C. : en quelques minutes, mon monde est bouleversé.

[2] Ce qui m’est arrivé avec la ‘camarade Ceausescu’, m’a déterminée, finalement.