Première lettre après mon départ

A Sandou Crisbaseanu, Bucarest République Socialiste Roumaine, sa femme, Julie
Bruxelles, le 19 mars 1961


Mon cher mari,

Bien sûr, c’est à toi que j’écris ma première lettre et si je n’avais pas oublié de prendre du papier avec moi je t’aurais déjà écrit dans l’avion. Je veux que tu sois avec moi mon cher mari, au moins par écrit si on n’a pas pu partir en même temps ensemble. Je t’écris aussitôt partie de façon aussi détaillée pour te rapprocher, pour te sentir près de moi. Je suis sûre que pour une fois, mon abondance de paroles ne te dérangera pas.

A propos, je t’appellerai le 29 Mars, dans dix jours, téléphoner d'ici c’est relativement bon marché. D’accord ? J’attendrai enfin de nouveau ta voix profonde et chaude, même si je ne peux bavarder autant que je voudrais. Revenons à notre voyage.

Presque aussitôt après notre séparation, dès le décollage de l’avion, j’ai mangé de bon appétit un petit déjeuner et bu du café. J’ai parlé un peu avec papa, puis j’ai lu des chroniques des films dans les magazines de l’avion.

Nous avons atterri à Budapest et nous y avons déjeuné, une bonne soupe et un rôti. Une heure plus tard nous sommes repartis et je me sentais très bien, me disant que j’aime bien voyager en avion; j’ai quand même pris une pastille contre la nausée. C’est la première fois que j’ai voyagé en avion, mais papa était habitué. Pour moi tout paraissait nouveau, étrange et sans toi, surtout triste, même quand tout allait encore bien.

Nos quatre premières heures se sont bien passées mais au﷓dessus de Cologne nous avons eu un vent très fort et avant d’atterrir l’avion a dansé pendant une demi﷓heure, alors j’ai vomi tout ce que j’avais mangé, encore heureux, que j’avais quelque chose dans l’estomac. Heureusement, le voyage ne durait plus qu’une heure jusqu’à Bruxelles.

Là-bas, nous attendait Adalbert (le frère de papa) avec son ami Marcel et sa femme Virginie. Entre les frères la joie de se revoir, après tous ces mois et émotions a été grande. Nous sommes entrés en vingt minutes à Bruxelles avec un train, puis encore quelques minutes de voyage avec la voiture de Marcel et nous voilà à l’hôtel. Papa habite au deuxième étage dans une chambre avec salle de bains avec Adalbert , j’ai une minuscule chambre pas très loin d’eux à mi-étage.

Je me suis baignée chez papa et je me suis changée. J’ai dû prendre un tricot et une veste puisque ici il fait froid encore, même ainsi je tremblais, probablement des frissons dus à ma fatigue et mes émotions de voyage. Ma tête tournait pendant toute la soirée, mais ce matin ça va. Nous sommes descendus pour dîner dans le restaurant de l’hôtel où les repas sont servis en costume national italien, j’ai mangé un peu, j’ai surtout bu du thé. Le soir, nous sommes allés chez Viorica, elle m’a donné un dentifrice et une crème pour le visage, ensuite les hommes sont partis à la poste télégraphier.

Ici les tramways circulent très rapidement et après avoir voyagé avec l’un d’eux vers Viorica, j’ai préféré aller à pied pour rentrer à l’hôtel. Arrivée sur le boulevard j’ai vu une grande pâtisserie, plus grande mais du même genre que le fameux “Lipscan” de Bucarest. Nous sommes entrés dans un buffet et nous avons mangé des sandwichs avec un pain fantastiquement frais et j’ai bu du “Coca-Cola” qui est une sorte de limonade sucrée de couleur foncée, avec beaucoup de bulles et un goût assez désagréable. Retournée chez nous, j’ai pu enfin me coucher.

J’ai une chambre minuscule tapissée de rose avec des fleurs blanches, elle a un énorme lit avec deux couvertures chaudes aux couleurs nationales italiennes. Je n’ai pas de baignoire, mais je peux faire un bain chez papa.

Hélas, le plupart de mes vêtements sont à la limite de la mode pour ici, pourtant ils sont beaux et, crois-moi, à Bruxelles on porte des chaussures pointues : même les hommes! Les jupes et les pantalons sont plus courts que chez nous.

J’ai demandé un vase pour les fleurs reçues au départ, elles sont bien arrivées jusqu’ici et sont fantastiquement belles. Ce matin dès que je me suis réveillée j’ai mangé deux bananes et deux oranges (reçues hier de mon oncle.) Aussitôt je suis descendue, demander du papier de lettres et me voilà en train de t’écrire.

Il est neuf heures et demie du matin. Il fait assez froid, il faudra que je me trouve un pyjama chaud. Ici les vêtements sont moins chers, mais les médicaments et le cinéma coûtent plus. Il faudra un certain temps pour que je m’habitue aux valeurs en francs belges.

Probablement dans environ deux semaines nous pourrons voyager à travers l’Europe. Rien n’est sûr encore pour le futur - mais, ne t'inquiète pas, tu vas revoir ta femme dans environ trois mois.

Sandou, s’il te plaît, commence à apprendre dès aujourd’hui le français, tu dois savoir au moins une autre langue que le roumain. Ceci doit être la plus importante chose à faire dorénavant. Et fais-toi faire un bon habit. Ici on porte surtout des vêtements nylon ou tergal, ce qui est très pratique, mais tout fait, il ne sera pas facile de trouver à ta taille un costume à cause de la carrure forte de tes épaules et ton cou épais de sportif que j’ai hâte à embrasser.

Salue Alina, salue tes parents et tes frères de ma part, tous ont été si gentils en nous aidant à faire nos paquets.

Marcel est très gentil et mon oncle est heureux de savoir que j’aurai un enfant. Le reste on verra plus tard.

Je dois descendre maintenant, au revoir,
Julie

4 commentaires:

Anonyme a dit…

bonjour,
je lis votre blog depuis quelques mois sans vous avoir laissé quelques mots.
je veux simplement vous dire que je trouve ce blog très beau et touchant à bien des égards.
brivier

Julie Kertesz - me - moi - jk a dit…

Merci, Brivier! vos mots me touchent

coyote des neiges a dit…

J'adore la description du Coca-cola, et je suis tout à fait de ton avis!!!

Anonyme a dit…

cela n'a pas du être facile de se retrouver toute seule, enceinte en plus ;-)
Mais on sent bien ta joie dans tes mots ;-)

Sophos