Les plis, les traces

Les traces ou plis
Souvenir de débuts de mariage


Les traces restent, conscientes ou inconscientes. On apprend (comme disait mon arrière-grand-mère Paula) à les mettre sur le plus haut étage de la pièce la moins fréquentée et à se concentrer sur autre chose.

Pessah s’approche chez ma fille, ce soir elle aura des invités. Nous avons roulé avec l’aide des enfants les « mathos ball » (boules faites avec la farine de pain d’Azyme des pâques juives) et ils sont en train de bouillir dans la soupe.

Chacun des trois à son tour a cassé des œufs, mélangé et ajouté quelque chose à la préparation. J’ai ajouté l’huile requise, autant de cuillerées de soupe que d’œufs et ensuite les garçons ont roulé les boules avec des mains humides pour que la pâte ne colle pas aux doigts.
Je les ai ajoutées dans la soupe mijotant.

— Et maintenant ?
— Repasse s’il te plaît la nappe, surtout la blanche. Don rouspète toujours quand elle n’est pas repassée. Alexandre t’aidera.
Une boule s’est formée dans mon estomac. Un mari qui rouspète, blanc, repassage…
— Je ne sais pas repasser.
— Maman !
— Bien, mais ce ne sera pas impeccable.
— Cela ne l’a jamais été. Jamais assez.
— Elle sera mieux que maintenant.
— Pourquoi n’achètes-tu pas des nappes qu’on ne doit pas repasser ?
— Celle-ci est plus belle, damassée.
Bien, je ne discute plus. C’est un souvenir reçu de sa tante, la sœur de son père.
— Ton père…
Mais sa fille est déjà loin, elle a tant à faire. Sans relâche, elle se prépare pour la célébration de ce soir. Huit invités adultes, deux enfants, et eux cinq. Et moi. Dîner festif, spécial. Elle ne m’a pas demandé autre chose que d’aider les enfants à faire les boules – un plaisir – et de repasser une seule, mais énorme, nappe.
Ce n’est pas une chemise !
Alexandre, mon plus grand petit-fils, n’aime pas repasser non plus, mais il veut bien tirer. Pour passer le temps, je lui raconte une version édulcorée de son grand-père, d’après lequel il est nommé, et de ses chemises. Ce n’aide pas à dissoudre la boule dans mon estomac.
Je repasse et repasse, mais certaines rides restent ! Sur les tissus comme dans moi.


Dans le temps, on amidonnait les chemises de coton blanches pour qu’elles aient une meilleure teneur. On repassait les chemises longtemps, avec soin. Au début, c’était la sœur de Sandou (la tante qui a offert cette nappe à ma fille) qui repassait les chemises de son frère cadet, puis, lui-même. Un jour, il m’a raconté, qu’une chemise lui prenait une heure pour être impeccable, sans aucun pli.

Je le regardais, ébahie.
C’était l’époque où il me courtisait. Il venait chez moi, et quelquefois, m’étreignait. Il me donnait des baisers et je le lui rendais. En quelques minutes, la chemise repassée n’était plus impeccable – mais à l’époque, il ne me disait rien. Je ne savais pas encore que d’un seul élan, au coin de la rue, avant d’aller au théâtre, je détruisais le travail long et soigneux d’une heure entière.

Plus tard encore, après notre mariage, au début de notre vie commune, il attendait de moi que je lui repasse ses belles chemises blanches ou bleu clair.
Une vie, plusieurs traditions.
Je n’ai pas repassé souvent dans ma vie. Même quand nous avions assez d’argent pour une bonne à plein temps vivant avec nous, puis même plus pour une venant deux fois par semaine une demi-journée, laver – repasser était fait dans une pièce spéciale de la maison par une femme venant une fois par mois. Je m’y hasardais rarement et ma mère n’encouragea pas du tout ces incursions. Je n’ai pas appris non plus comment plier les chemises. Ma mère les sortait de l’armoire toute pliées chaque matin, mais je ne l’avais jamais vue de ma vie repasser.
J’avais appris à repasser un mouchoir, c’était facile, tout droit. Mais une chemise !

— Je te montre, dit Sandou, et je l’ai regardé pleine de bonne volonté d’épouse jeune, satisfaite et amoureuse. Voilà, conclut-il. A toi, maintenant.

J’ai dû m’arrêter d’écrire, une boule s’est formée dans ma gorge.

J’avais vraiment mis toute ma bonne volonté à repasser ses chemises et j’étais fière de l’avoir fait, montrant ainsi mon amour pour mon jeune mari.

Revenu à la maison de son travail, il fronça le nez.
— C’est quoi, ça ?
— Tes chemises repassées…
— Ça ? Repassée ?
— Oui…
— Regarde le pli là sur la manche. Et un autre, près du cou. Ce n’est pas acceptable. Recommence.
J’ai essayé, en vain. Un pli disparu, un autre apparaissait. C’était jamais tout à fait parfait, tout à fait à son goût. Enervé, il prit ses chemises repassées et les plongea dans l’eau.
— Ce sera plus facile de recommencer !
— Effarée, je regardais tout mon travail et tout l’effort se dissoudre dans l’eau.
— En quelques heures, elles seront assez sèches pour que tu puisse recommencer.
Le lendemain, le cœur lourd, je m’y suis mise de nouveau, en attaquant les chemises et essayant d’éviter les plis. Ne pas laisser des traces. Le soir, revenu, il regarda ses chemises d’un œil critique. Puis moi.
— Immettables.
— Pas si mauvais… que ça, Sandou, balbutiai-je.
— Tu n’es bonne à rien ? N’es pas capable même de faire ça !
— Ce pli-là, je le porte en moi. Même si je lui avais alors répondu seulement :
— Je te laisse dorénavant le repassage de tes chemises.

En repassant la nappe pour ma fille et en regardant les plis restants, j’ai ressenti la même appréhension, combinée avec ressentiment, que j’avais presque cinquante ans auparavant en repassant les chemises remouillées.
Agnès vient les prendre.
— Il reste des plis…
— Ça ne fait rien maman, c’est beaucoup mieux qu’avant.
Ça au moins, c’était vrai.
De toute façon, certains plis, de tissus ou d’âme, restent – et surgissent après de fort longues années encore.

— Cela fait au moins trente ans que je n’ai plus repassé, je dis à Alexandre. Je n’ai même pas un fer à repasser chez moi.
Don n’a fait aucune observation sur les plis et le repas était un succès. Le lendemain, je me suis rappelée que seulement quelques mois auparavant, ayant trouvé un fer à repasser à l’hôtel Holiday Inn de Cincinnati, j’était heureuse et je l’avais utilisé pour sécher mes chaussettes encore un peu humides, lavées le soir. J’étais partie en voyage « légère », avec juste un sac au dos. Oui, de temps en temps, repasser peut être encore utile.

Les plis de l’âme cachés, enfouis, restent malgré tout et resurgissant de temps en temps, des heurts laissent des cicatrices.
Chaque fois que je coupe des tomates, je regarde le milieu (que je n’enlève pas) et je me rappelle le premier jour de travail de mon mari en Israël. J’avais un petit bébé, je suis allée faire des courses avec la poussette.
Une belle journée d’automne. Avec beaucoup de joie, je lui ai préparé un bon dîner. Escalope de poulet, pommes de terre, salade de tomates, fruits.
— C’est quoi, ça ?
— Quoi ? demandai-je ébahie.
— Il me montra les tomates en salade.
— Je l’ai fait avec une sauce comme tu l’aimes, sans sucre.
— Comment as-tu pu !
— Quoi ? ? ?
— C’est immangeable !
Je le regarde.
— Pourquoi ?
— Tu n’as pas découpé le milieu.
Il sort une tranche de tomate et la met sous mon nez.
— Chez nous, on ne la sortait pas…
— Ma mère ne l’aurait jamais laissée ainsi ! déclara-t-il méprisant.
Je n’ai plus préparé aucun repas avec la même joie.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

parfois, une phrase gache tout ... pour longtemps ....

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