La lutte titanique de Stéphanie

18 mars, samedi

Stéphanie a presque perdu sa vue. Elle vit dans sa maison de campagne seule. Hélas, pour le moment elle a encore Claire, sa méchante fille aussi près d’elle qui ne sorte pas de sa chambre que pour manger quand elle n’est pas là.

La dernière fois quand nous avons été ensemble à Paris, après sa dernière visite au docteur ophtalmologue, nous sommes entrés à la Samaritaine et elle a acheté un coupon à 32 francs pour égailler sa cuisine puisque l’ancien petit rideau tombait en lambeaux. Hier, elle m’a raconté sa chance.

Dimanche, elle s’était décidée de coudre, faire de coupon acheté un rideau. Elle avait du fil blanc dans sa machine à coudre et il fallait du fil vert pour ses rideaux fleuris qu’elle avait trouvés. Elle a essayé de mettre le fil dans l’aiguille de la machine. Une heure et demi. Elle a réussi, mais après seulement quelques minutes, le fil, trop vieux, datant depuis qu’elle était partie de Paris, donc plus de douze ans, s’est cassée. Et de nouveau essayer sans voir à mettre le fil dans le trou d’aiguille. Encore des heures. À partir de deux heures d’après-midi jusqu’à minuit, en luttant contre elle-même, elle essayait sans s’arrêter. Elle avait déjà envie de vomir, sa tête tournait, mais elle continuait à essayer. De temps en temps, elle s’était permis une petite pause, boire un café, fumer une cigarette, mais après retour à la machine et essayer de nouveau rentrer le fil.

À minuit, lasse et complètement épuisée, elle s’était couchée sans avoir pu coudre plus que le début, sans avoir réussi à remettre le fil à sa place.

Lundi à dix heures, elle s’est réveillée, elle s’est mise à la machine à coudre : et le fil est entré tout seul aussitôt. Et toute la journée jusqu’elle a terminé son rideau, le fil ne s’est pas cassé une seule fois, le fil a tenu ! Et elle reste toujours dedans. Le rideau est fini. Et Stéphanie a passé une journée absolument fantastique, comme dans un second état, en euphorie. « Maman était avec moi, c’est elle qui a tenu ma main, c’est elle qui m’a aidé » m’a dit Stéphanie. Elle ajoute :

« Et c’était juste il y a quatre ans que j’ai pris ma fille Claire qui n’avait plus de logis sous mon toit. Depuis quatre ans avec amour, amertume, difficultés grandissantes pour payer l’eau, l’électricité, le téléphone à partir de ma pension de 2300 francs par mois, je la supporte, malgré tous les ennuis interminables, grandissants qu’elle me cause.

Et aujourd’hui, de ciel, on était avec moi. Je n’étais plus seule. Maman qui n’a pas pu venir avec moi ici il y a douze ans, elle est morte juste trois mois auparavant, elle était avec moi lundi. Je n’étais plus seule, elle m’a tenu la main. Ça ira mieux dorénavant, m’a-t-elle dit. Tu réussiras, même ainsi, même dans un épais brouillard, à travers tout, de vivre. De passer encore des heures, des jours heureux. Je suis avec toi, me disait de loin maman. Stéphanie a fêté avec sa autre fille venue d’Israël son 80e anniversaire.

J’avais rendez-vous avec elle hier dans un café près d’où son fils habite à Paris à cinq heures. Et je suis arrivée en retard de trois quarts d’heures. François de demi-heure. Elle croyait déjà qu’on n’arrivera pas.

Elle m’avait rapporté les casettes que je lui ai envoyées, mon journal lu à haut voix - pour qu’elle entend et me dit son opinion. Mais je ne me suis pas rendu compte jusqu’à hier combien les casettes étaient lourdes, combien elles pesaient réunies toutes ensemble. Je vais devoir les reprendre, les monter sur l’escalier à la troisième étage, se disait déjà Stéphanie, puisqu’ils n’arrivent pas au rendez-vous. Attendons encore un peu.

Enfin, nous sommes arrivés. Nous avons parlé de nos intérêts, ce que nous faisons. Et elle nous a raconté, quelle belle et bonne journée elle a eue lundi.

À la place, ou à côté d’éditer mon journal, je devais écrire une série de récits sur Stéphanie, Marthe, Edith, Anna, Alina - mes amies, les femmes autour de moi au cours de ma vie. Et j’aurais de quoi écrire. Là, en ce moment-là, on pourra voir si je sais écrire ou non. Et Stéphanie peut m’aider, raconter, avec son talent fantastique. Voilà, ceci pourra être une sortie. Elle m’a dit hier que maintenant que Claire ne part plus, au moins pas avant l’hiver prochain, on peut venir la visiter quand on veut. Allons-y à Paques si ceci lui convient, avant ou après les élections. Et avant, je lui ferait quelques autres casettes, je lui envoierais, peut-être elle pourra en préparer aussi en avance. Ceci la fera penser à autre chose que « Quelles ennuis Claire m’apportera-t-elle encore, qu’est-ce qu’il lui arrivera, elle ne bouge pas, ce qui arrive, elle bouge, qu’est-ce qu’elle a encore cassé, quelles nouvelles dettes elle a encore faites. »

Elle pourra raconter les histoires de ses magnifiques statues. Magnifique, n’est pas le bon mot. Fantastiques. Vivants. Exprimant chacun ce qu’elle ressentait quand elle les a sculptés. De pierre en sentiments, aux émotions, mis centimètre par centimètre, creusé avec une ténacité extrême.

Oui, elle a dit hier qu’elle n’a pas senti ce sentiment d’exaltation comme lundi qu’une seule fois dans sa vie - quand la première fois elle s’est mise à sculpter la pierre. Quand la première fois, elle avait soixante ans déjà, elle a pris une pierre dans sa main et a vu ce qu’elle sera, était.

François vient de terminer jouer de piano et l’orgue, il a joué ce matin pour moi. C’était magnifique et parlant.

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