Les non écrits

15 février 1995

Une chose horrible m’est arrivée : je viens de me rendre compte que j’ai commencé à écrire en deux cahiers en même temps (nommés ensuite 13 a et b). Où est l’autre ? Je ne le trouve pas depuis quelques jours. Bon. Alors prenons celui-ci, l’important est de pouvoir s’exprimer quand j’ai l’envie.

4 mars 1995

Ce matin nous avons commencé à bien discuter moi et François, après que je lui avais lu les deux versions de la traduction de “Un mot sur la Tyrannie”. Il m’a dit que l’une est un poème, l’autre un cri et qu’il faudra mettre les deux, d’une façon ou d’une autre. L'original est entre les deux.

Il s’est rappelé ensuite, relativement à la tyrannie, celle de l’église et puis d’un article qu’il avait lu, il y a quelques jours dans Le Monde, un article qui l’a fortement choqué d’abord, pénétré, impressionné ensuite. Il me l’a raconté.

Un rabbin expliquait que l’homme n’a pas le droit de se croire Dieu, de prendre le droit de juger, de croire posséder « La Vérité » inspiré par ses sentiments, son éducation, sa volonté - et de ne pas accepter l’autre, différent.

J'ai lu et relu l'article, réfléchi, puis j’ai commencé à me rappeler des événements ne figurant pas dans mes journaux, par peur ou parce qu'ils m'ont trop profondément meurtrie. En réalité il y manque deux choses différentes : les trous et les non-écrits. Sinon, combien Semprun a raison, on vit ou l’on écrit.

Maintenant, j’écris. Pendant plusieurs périodes de ma vie, je n’ai rien écrit, je vivais. D’autres fois, j’écrivais de longues lettres et j’y mettais ce qu’autrement j’aurais mis dans mon journal. Comme de longue et détaillée description de l’année qui venait de passer.

Mais il avait aussi des choses que je racontais, par exemple le choc d’avoir vu tant de gens me sourire, lors de ma première visite en Amérique et surtout gens choqués à mon travail en France quand le leur souriais, après mon retour. Ils me regardaient d’un air « que veut–elle de moi ? » Pourtant, je me disais que leur adresser un sourire est mieux que se dire l’un à l’autre machinalement « Ça va ? Ça va. »

Et puis, je n’ai pas écrit quelquefois parce que j’avais peur, je craignais qu’on me dise « fais attention ». Au début, pendant la guerre en pensant : « si les fascistes, les croix fléchés hongrois le liraient? » Pourtant, j’écrivais très sagement… mais j’avais dit aussi qu’on attendait avec impatience les Russes… et j’avais ajouté que je n’aimais pas les gens dans l’abri se querellant pour n’importe quoi. Bien sûr, ce n’est pas facile de vivre serré dans la cave, longtemps.

Puis ? Avec le temps, avec l’arrestation de papa par la police secret roumain, une autre peur « s’ils auraient pris aussi mes journaux, s’ils revenaient les prendre? »

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