Ode aux yeux

Ode
"à une partie de mon corps"

Oh, yeux sincères, parlants !
Yeux brun vert changeants
Yeux vifs, pleins de vie
Yeux caressants dès le matin
Ton mari, dès le réveil l’enchantant.
Tout ton amour dans tes yeux le trouvant.

Oh, yeux sincères, parlants !
Yeux brun vert étincelants
Tes ennemis en darde les tuant
Yeux fulgurants, yeux reprochant
Ton mari des fois sans paroles l’accusant
Toute ta furie dans tes yeux le trouvant.

Oh, yeux sincères, parlants !
Yeux brun vert larmoyants
Yeux pleins de tristesse dès
Yeux désespérés de chagrin
Ton mari s’en apercevant
Avec des câlins et bon mots te consolant.

Oh, yeux sincères, parlants !
Yeux brun vert selon humeur virant.

Oh ! yeux sincères, yeux parlants,
Yeux bruns à vert changeant
Ton stupéfaction, incroyance montrant
Sans aucune parole, te trahissant
Tes états d’âme avec clarté démontrant
Et, la plupart de temps, inconscient.

Oh ! yeux sincères, yeux parlants !
Yeux de vert vers brun étincelant
Yeux ton amour sans mots le chantant
Yeux ton mari chaleureusement caressant
Yeux ton appréciation lui montrant
Yeux souvent utilement l’encourageant.

Oh, yeux sincères, parlants !
Yeux de brun vers gris virant
Ton ennui aussitôt le trahissant,
Pendant qu’avec les mots autre chose disant
Yeux rieurs, yeux moqueurs, yeux ouverts,
Je les préfère de loin aux yeux fermés, couverts !

Oh ! yeux sincères, yeux parlants !
Yeux bruns ou yeux bleus, mais vivants
Yeux ouverts de François aujourd’hui,
Yeux expressifs de ma mère jadis,
Yeux de mon fils, de ma fille
Et yeux fatigués de Stéphanie.
Yeux expressifs, yeux attentifs
Intelligents et chauds de mes amies.



Au début, les yeux de Sandou me parurent savants, il avait des yeux bleus, me regardait chaudement Comme ma mère, yeux bleus intéressants. Avec le temps, ses yeux s’obscurcirent. Seulement vers nos enfants lumières jaillirent.

Au début, les yeux de François me parurent intelligents, il a des yeux bleus! mais il regardait sans étincelles. Qu’a-t-il, que ce cache-t-il derrière? Il me caressait, me parlait, mes les yeux jamais ne souriaient Aujourd’hui ses yeux, ce sont ouverts. Tout un monde merveilleux derrière, découvert!

Et maintenant?

Le monde est devant toi! Ce sont ces mots que j’ai mis sur la petite carte accompagnant le livre Forêts français que j'ai offert à François à l’occasion de son «pot d’adieu» de l’Université. Lui signalant ainsi que la 'retrait' d’une vie professionnelle régulier n’est pas une fin mais un commencement.

Mais que faire maintenant? se demande-t-il encore et encore.

Faire ce qu’on aime, ce que nous passionne, ce qu’on aurait souhaité faire quand on était jeune, quarante ou quarante-cinq ans auparavant. Ce qu’on n’a pas pu faire, ce qu’on aurait souhaité finir. Transmettre nos expériences de vie et aussi de profession.

Il y a deux ans je me creusais aussi la tête «Comment transmettre mon expérience d’informatique? » Avec le temps, je me rends compte que mon expérience de vie est encore plus intéressante, plus précieuse. J’ai commencé alors à le décrire, en témoigner, la raconter.

François est encore dans la rivière, entre deux rives, au milieu des turbulences. Il n’ose pas encore s’éloigner de la rive connue, habituelle. Un petit pas vers la musique, l’orgue, chanter dans un chœur… mais a-t-il choisi avec sa tête ou avec ses tripes? Est-il fatigué, épuisé dès le matin à cause de son diabète ou ses médicaments… ou à cause de ses soucis «à quoi suis-je encore bon?»

Il ne faut pas laisser non plus Michel se décourager. Mais depuis qu’il m’aide a corriger mes textes, son approche de l’ordinateur a changé aussi, il a pris du courage.

Tous ces gens venus vers l’échange de savoirs ont besoin de moi. Plus besoin de savoirs que de politique que JP veux y mettre depuis un temps. D’encouragement. Donner de l’assurance qu’ils peuvent, qu’ils sont capables.

novembre 2006, Evry

Avellino : « Parler avec moi, pas de moi! », avait-il dit. Il est handicapé, mais, est-il handicapé?

Pendant notre discussion, il s’est illuminé, brûlant de bonheur, intelligence, chaleur, vie interne riche. Apprécié, il apprécie encore plus d’être écouté, compris. Il sait parler comme il sait photographier, avec des touches saisissantes. On le voyait à diverses étapes de sa vie pendant qu’il nous parlait dans l’entrée de l’hôtel à Évry.

Ces quelques heures avec lui, Anelise l’écoutant avidement, Lionel lui répondant, puis Monique le questionnant, moi l’écoutant avec ravissement et avec lui discutant, je me suis rappelé des discussions passionnantes de ma jeunesse.

Je me suis sentie, malgré mes 60 ans toute jeune. J’avais envie d’aller en Brésil, comme lui de 25 ans, envie de revoir ses photos, d’apprendre de lui. « Tu peux compter sur moi » me dit-il. Je sais.

(Nous faisions avec Anelise et Lionel le journal pendant la nuit pour qu’il soit prêt le matin chaque jour de la conférence d’Évry.)

Philippe fut une révélation, lui aussi. Il sait si bien écrire ! Aliette aussi, nous a donné un bon article pour le journal. Pour ne pas parler de travail énorme réalisé par Annelise et Lionel pour les corrections et la mise en page. Et l’aide à l’aube donné par quelques mots à Trub par son discours. Faire confiance mais accompagner aussi, être là au besoin au moins avec quelques mots, puis laisser faire. Apprécier.

Le regard des gens, on a réussi à capter. Le regard de quelques-unes de mes lecteurs sur moi me dit «, « je suis sur la bonne voie ». Ce que j’écris est bon. Comment j’écris est encore à améliorer. J’ai déjà succès parlant, maintenant il faudra aussi pour l’écriture.

Nous n'espérions plus être

Les trous et les silences, les demi mots, les non-écrits sont aussi importants que ce qu’on a mis noir sur blanc. Ils cachent et dévoilent l’inconnu, ou alors le connu qu’on ne peut pas écrire à un moment donné. Soit parce qu’on ne se rend pas compte encore consciemment, soi parce qu’on ne veut pas y penser, pas envie de l’éclaircir, ou alors parce qu’il nous fait trop de chagrin. Quelquefois par pudeur, autrefois par peur. Pudeur envers soi, peur de celui qui le lira, l’interprétera, le jugera, le déformera, en profitera.

Je n’ai pas « tout écrit » dans mon journal. Peut-on décrire le chagrin profond ? Il y a qui peuvent. Je n’en été jamais capable. Ni la joie, bonheur intense. Juste un petit mention ici ou là. « Quelle journée! » ou « Comment peut-il me faire ça! » Derrière eux, se cachent des histoires entières.


Une grande, grande plus, que tu me rends le moral à chaque fois que je le perds, dit François. Et lui aussi me réchauffe le coeur.

Les platanes sur notre route de Celles vers Chaumes se sont de plus en plus déshabillés, ils nous enchantent avec leurs troncs blancs élancés, nus. Ils s’enlacent presque.

J’ai rêvé à douze ans d’une allée bordée couvert des arbres se rejoignant en haut, s’inclinant les uns vers les autres et moi main à main avec le jeune prince qui me sauvait d’une maison en feu et des foules déchaînés.

Cinquante ans plus tard, je passe souvent avec mon mari, prince, copain, amoureux, à travers une allée de platanes se rejoignant en haut. J’ai lui ai raconté mon rêve et pris sa main dans la voiture que je conduis vers la messe. Si j’oublie, il se rappelle et met sa main sur la mienne, me le serre, me sourit. Me signale : «Oui, je suis là. Nous sommes ensemble comme dans ton rêve, tes désirs.» Ensemble, comme pendant de longues années nous n’espérions plus être, ni l’un, ni l’autre.

C’était moi, elle aussi !

1 octobre 1997

Estelle m’a demandé hier comment je sens relatif à moi autrefois, moi à trente ans. J’ai expliqué qu’au fond, ce même moi reste depuis mes douze ans, mais les circonstances et mon regard vers eux, vers l’extérieur changent. Pas les raisons de mes sentiments, pas mes envies, ni mes passions.

Je voulais écrire à mes douze ans, je voulais être acceptée, aimée - aujourd’hui encore j’ai les mêmes désirs, passions et rêves.

La petite fille qui avait mal au ventre quand au milieu de bombardements il y a eu d’un coup un silence total, celle qui avait envie de plus grande solidarité et y travaillait dur, celle qui s’enthousiasmait - c’était moi. Déçue, s’accrochant autant qu’elle a pu, rebondissant à chaque fois, je me reconnais aussi. Ne se laissant pas faire, puis tombant amoureuse, se trompant peut-être mais ce qui me vaut deux merveilleux enfants. Croyant « ne pas savoir tromper », puis se découvrant humaine, tout à fait semblable aux autres. La sérieuse vierge de vingt-cinq ans, la femme ouverte après son divorce aux aventures, celle croyant aider puis celle qui enfin a trouvé, tout ça c’est moi. Aujourd’hui, je ne renie plus aucune d’elles.

Je suis hongroise, française, américaine ; je suis juive et calviniste ; je suis écrivain (oui, Michel !) et informaticienne. Tout en même temps. Je suis mère, grande mère, épouse, belle mère, animatrice de réseaux et volontaire, éditeur et locataire.

Tous qui m’acceptent, qui ne m’exclue pas, J’aide trois curés en informatique, sans croire tout ce qu’ils prêchent. Je donne un coup de main ici ou là et je me sens utile. M’occupant des autres, je m’occupe de moi-même.

Je me sens très proche de la langue et de la culture hongroise et des traditions de la vie juif. Je m’intéresse encore à la micro informatique et j’essaie de pénétrer dans les secrets de l’écriture. Je suis ravie des succès et attristé des problèmes de mes enfants. J’aime François de tout mon cœur, mon corps, intelligence et âme, même si je ne lui consacre des fois autant de temps qu’il ne le souhaiterait.

Je me sens bien entre les gens de réseaux d’échange de savoirs, j’espère que cette fois, je me suis trouvé une place où je puisse être acceptée vraiment, tel quel.

Olfe, petite fille de Maroc

Hier j’ai assisté à l’avant-première de la projection de quelques échanges de savoirs fait pour la cinquième chaîne. J’étais éblouie. Des gros plans des gens « ordinaires », passionnés, devenus intéressants et beau à force d’expression de leur joie, de leur enthousiasme.

Cette après-midi, c’est moi et Olfa, la petite fille d’origine marocaine de neuf ans qui serons filmés, de trois à huit heures environ. L’important est de rester naturel et de parler clairement. Je suis forte heureuse qu’à la place d'offrir l’informatique, j’ai proposé cette séance dans laquelle c’est la petite qui m’offre à moi l’aide en français (elle m’avait effectivement bien conseillé pour mon journal période enfance).

Je tâcherai d’utiliser cette émission pour décrire comment passe un tournage en en parler dans la Gazette du Réseau. J’ai rendez-vous avec Yvette, chez elle qu’on va tourner. Nous sympathisons depuis la première réunion du groupe de pilotage de Colloque. Je me suis mis dans son groupe, assise à côté d’elle, elle m’inspirait confiance dans un endroit où je ne connaissais personne.

Olfa a réussi de s’arranger à partir de l’école et persuader ses parents de filmer, mais ils ne voulaient pas que cela se passe chez eux.

Nous sommes tous chez Yvette maintenant, l’équipe de tournage est aussi arrivé. Ils m’ont filmé au début sans que je me rende compte. Olfa m’apprend à saluer en arabe : « Ha slem, Olfe ! » parce que Salem Alehem s’adresse à plusieurs, pas à un seul.

Julie ou Judith?

Quelquefois on me demande comment m’appeler: Judith ou Julie? Kertész ou Savoyard ou quoi ?

Je réponds sincèrement : « Quelle importance, comme vous voulez », et à chaque fois j’observe des regards étonnés des autres. Comment? Le nom exact ne compte pas? Non, pas pour moi. Avant j’étais Julika. Quelle importance? C’était toujours moi.

Tout va bien

Demain, j’irai essayer de faire imprimer mes livres. Combien? Six ou dix? À quel prix les donner, combien y mettre?

Pleine de bonnes nouvelles aujourd’hui : Lionel a eu 17/20 pour son mémoire de maitrise; François a reçu son premier retrait qui est substantiel ; on m’invite et je fais de progrès en français même s’il y a encore de tas à faire.

Accepter l’autre, différent

Accepter l’autre, différent, n’est pas facile au premier abord, mais quand on le découvre, on le trouve similaire, beaucoup plus proche et plus sympa qu’on ne le pensait.

Mes collègues du réseau d’Échange de Savoirs.

Thérèse visage âcre, sévère, décourageante.

Thérèse consciencieuse, cœur saignant.

Jean-Pierre s’imposant, buvant trop, se trompant.

Jean-Pierre travaillant, tremblant, s’activant.

Aliette buvant, se fâchant, courtisant mon mari.

Aliette dans la pluie, m’aidant, espérant.

Fatima la voile portant, ne prenant parole, se taisant

Fatima couscous pour douze préparant, sa culture racontant.

Chantal sévère, toute droite, informatique de moi apprenant

Chantal mes lettres corrigeant, chez elle à table nous invitant.

Estelle déçue, se retirant,

Estelle me rappelant.

Frédéric, volage et changeant, m’aidant et conseil me demandant.

Alpha, fillette parole prenant,

Mon journal lisant, l’aimant, me conseillant,

Avec moi, à la télévision apparaissant.

Yvette, au début énormément parlant, retraité, ma voisine

Me lisant et énormément m’aidant, sa vie me racontant.

Christiane, l’atelier d’écriture me découvrant, animateurs formant,

Plus tard, chez elle pour l’aider en informatique m’appellant.

Michel, difficilement démarrant,

Michel, autrement me regardant,

Dans mes écrits vraiment se plongeant

De fort bons conseils à son tour me donnant.


Et tous les autres, ils sont devenus proches, similaires,

Chacun avec leurs caractères, cultures, habitudes

Leurs craints et luttes, tristesses et joies.

Ils m’ont accepté avec mon accent

Elles m’ont accepté malgré mon âge et embonpoint

Appréciant ce que je peux faire,

comment je peux contribuer.

En ne demandant pas « Qui es-tu, d’où viens-tu, quels sont tes opinions ». Demandant seulement d’accepter les autres


Attention de ne pas se tromper. Ni tolérer, ni trop exiger, surtout pas un autre inutilement blesser. Attention ! Je suis « admise » dans le groupe de ceux qui réfléchissent, parlent, décident, mais ne pas faire « mise à mort » de quelqu’un sans raison valable. Je sais de tas de choses sur nombreux entre eux, pas sur M que je crois « raciste ». Il a été toujours fort sympa au téléphone, il est venu à chaque réunion, il a envie de s’impliquer profondément.

Echangeons nos savoirs

Vendredi, je dois donner la Gazette de Réseau d’Échange de Savoirs à imprimer et samedi François donne son premier concert d’orgues. Dimanche nous allons nous promener, beau temps ou pluie. Nous embrasser. Respirer. Sourire l’un à l’autre.

Vers inspirés par les Réseaux d'échange de Savoirs.

Corrigez, modifiez, ajoutez…
Nous pouvons avoir plusieurs savoirs
Je t’offre le mien, tu offres le tien
Il partage et reçoit, j’échange et je crois
J’apprends à mieux écrire et toi apprends à lire
Veux-tu avec nous venir ?
Amitié et joie commune ressentir ?

Je veux apprendre à mieux écrire,
Tu voudras de ton trou en sortir
Il voudra sa vie à un autre la dire
Nous espérons plus souvent nous réunir
Veux-tu avec nous venir,
Amitié et partage ressentir ?

J’aime l’informatique, lui les mathématiques
Elle sait parler de mécanique
Nous allons savourer de la belle musique
Veux-tu avec nous construire,
Amitié et partage ressentir ?

L’eau coule de robinet,
Comment réparer le bidet ?
Comment faire un bon pâté ?
Comment lier un noeud bien serré ?
Veux-tu avec nous le réseau créer,
Amitié et nos savoirs partager ?

Je parle hongrois, il parle l’arabe
Elle parle l’espagnol, lui arrive de Hollande
Elle arrive de Russie, lui de Chine
Française de Picardie, Frédéric des Iles
Veux-tu avec nous parler ?
Sur ton pays nous raconter ?
Ton expérience à un autre le passer ?

Allons, à la fête de savoirs, courrons !
Mangeons le plat qu’ensemble nous préparons
Chantons, courrons à Évry, la fête animons
Veux-tu avec nous partager ?
Ton savoir offrir, nos savoirs demander ?

Écris ce qui te pèse, écris tes bonheurs
Écris tes mémoires pendant des heures
Fais un journal, apprends d’une enfant
Écoute quelqu’un vraiment différent
Veux-tu avec nous partager
Ta vie, expérience, savoir avec nous échanger ?

Tous différents, tous ressemblants
Jusqu’à maintenant à droit et gauche courant
Enfin au réseau sa place la trouvant
Devant d’autres de moins en moins tremblant
Veux-tu avec nous l’animer ?
Ton temps et expérience partager ?
Veux-tu partager, animer, échanger ?
Mieux te sentir, offrir, demander.
Acteur de nos vies devenir ?

L’un de nous fait de grand rêves, l’autre est économe,
La troisième ordonné, la quatrième autonome,
Le cinquième énergique, la sixième fort bohème
Le septième tout jeune, fort vieille la huitième.
Veux-tu avec nous penser,
Comment mieux nos savoirs partager ?

Nos différences deviennent nos forces,
Nos connaissances, des joies
Nos manques et nos passions se croisent
Nos énergies et volontés se forgent
Veux-tu avec nous partager
Ensemble ou séparément mieux se retrouver.

J’ai rêvé, tu as rêvé, on nous a souvent trompé
Ces réseaux, ce sont toi et moi qui les avons créés.
Construisons patiemment ce que toi et moi avons rêvé.
Réalisant davantage nos propres volontés
Veux-tu avec nous te trouver
Ton savoir et le mien les partager ?

Qu’il joue bien !

François prépare son concert de samedi. Son jeu est de plus en plus beau, mélodieux et riche.

Hier, nous avons assisté au concert du l’organiste de Rosay. Un orgue magnifique, beaucoup plus grand, plus riche, récemment rénové ; l’organiste avait préparé son programme avec érudition et sophistication. Je suis partie avec une indigestion d’orgue. Mais ce que François joue aujourd’hui sur ce petit orgue des Couperains est chaud, beau. Me plait, m’enchante.

Mon mari est génial, beaucoup plus qu’il l’imagine. Il a besoin d’un peu d’encouragement, un peu d’explications : «Joue ce que tu aimes, mets-y de la joie!» Comme si ce ne serait pas le même instrument.

À peine j’écris ceci et il commence à jouer quelque chose qui ne va pas, qu’il ne sait pas jouer. Oh, la là ! Bon. Tout ne doit, ne peut pas être parfait. Il faudrait choisir les morceaux qu’il connait, qu’il aime et qui sonnent bien sur cet orgue. Je sais maintenant quand le musique d’orgue de François devient divin : quand on sent une élévation, ce que je sens vers la fin du 5e symphonie de Beethoven. Célébration de l’église, ou peut–être de la vie, la joie.

Je me suis rappelé d’un coup un autre orgue, un autre organiste dans ma jeunesse, la cathédrale de Budapest. La seule fois de ma vie quand je me suis senti l’envie de me mettre à genou. Dire mes désirs. Faire ma prière. À qui? Qu’est-ce que ça compte?

Il y a de limites à ses dévotions…

- Je peux emmener votre mari entre les deux villes, les deux églises dans ma voiture, me dit le curé. Vous ne devez assister bien sûr aux deux mess. Il y a de limites à ses dévotions…

- Merci, ai-je répondu, j’ai mal au dos, sans ajouter «Quelles dévotions?» A place je lui ai dit une autre vérité : J’ai mal au dos à rester tant des fois debout, je monte alors à côté de mon mari.

- Oui, on peut tout faire quand on est à l’estrade en haut, me répond-il souriant.

A-t-il vu que j’écrivais la dernière fois pendant la messe en haut? Possible. Il ne parait pas le désapprouver, trop.

Pendant la prière, François me chuchotait quelque chose fièrement en parlant de la différence entre les deux orgues. Bon, pour lui, la messe est un spectacle dans lequel il peut se produire, briller, auquel il peut contribuer. Le rendre plus riche d'estimes.

Préparation à la messe

Après le diner.

- François ! Ne t’éloigne pas quand je viens vers toi…
Je l’enlace et j’ajoute :
- Monsieur, vous êtes un excellent compagnon de vie !

Il me regard avec un air surprise, varié. Puis il dit :
- L’essentiel est… qu’on l’apprécie tous les deux !
Je monte me coucher, écrire. Il se met au piano.

L’automne commence bien. j’écris. Je me sens plus utile, en les aidant aussi.

Un jour de septembre 1996

Je suis assis de nouveau à ma place préférée, le seul fauteuil de cette église de Chaumes. François s’exerce en haut, tout absorbé dans son jeu de l’orgue, il se prépare pour la messe suivante. Il a tout à fait raison, après cet orgue, celui de Crécy paraît plat, inintéressant. Celle-ci est chaude et variée, l’acoustique de la salle est parfaite.

Peut-être bien il y a moins de paroissiens pour le moment, mais François est l’organiste de l’église, de cet orgue, une très belle, vraie, ancien orgue.

L’écouter… c’est un plaisir.

Je sens son plaisir de jouer, à être là, revenu, retrouver son orgue. Ce matin, il avait pourtant joué pendant deux heures à Crécy, enfin, le voilà, revenu ‘chez lui’.

C’est parfait !

Oui, je ne sais pas comment, mais c’est revenu, le son est revenu comme il faut.

François pensait qu’il devrait travailler longtemps pour la régler avant son concert qui aura lieu dans une semaine. Mais non.

Ils vont quand même travailler dessus encore avec l’organiste de ville voisine qui devrait l’aider à l’accorder. J’espère que François gardera longtemps cette belle orgue. Nous essayons d’être ici tous les dimanches et j’espère que François pourra y faire un joli concert dans un an. Déjà, c’est si beau!

On aurait dû fêter ici son départ de l’Université, son retrait. Au moins, donner un concert spécial après, auquel il invitera tous ceux qui veulent venir jusqu’ici. Oui. Cela devrait être faisable.

François a oublié mes lunettes que je voudrais réparer, j’espère, dans une heure, ça sera encore ouvert à Fontenay.

Il fait plus frais. On doit faire un concert très rapidement ou alors le printemps quand il fera beau de nouveau. Sinon, les auditeurs vont geler.

Alors, de toutes les suggestions du livre, lequel prendre pour écrire? Vaut-il quelque chose ce que j’écris? Tout que j’ai déjà écrit et tout que j’écrirais?

« Qui le lira ? » a demandé le curé. Est-ce cela qui m’a heurté ou mon propre regard sur le texte. Pourtant, Aliette m’a dit : « Intéressante! » Et l’on verra ce que Michel m’en dira. Ai-je bien fait de lui envoyer autant de textes à la fois cet été?

Pourquoi suis-je si découragée ? Julie, parle avec ton amie !

L’automne commence bien pourtant.

— Maintenant ? Quand je te conduis sur cette belle route, bordée de ces magnifiques platanes ?

Il sourit. Sa face s’illumine :

Que c’est bon d’avoir une dame appréciant tant de choses. Vraiment, vraiment l’apprécier.

Plus tard, il remarque :

Regard, Madame, que c’est beau ce pré, avec les pêcheurs. Il y a même une cabane là.

De quoi avez-vous peur ?

Celles en Haut

J’ai peur des soudains malaises de François.

Il doit se rendre compte. L’utilise-t-il exprès ? Non, il se fait peur lui-même aussi.

Peur de souvenir, de ce qui aurait pu arriver, sa disparition. Peur du souvenir de ce qui lui a soudainement arrivé, l’embolie pulmonaire avec la soudaine chute et perte de conscience, l’arrêt de cœur faute d’oxygène et de l’air. Peur de la faiblesse, peur de n’avoir pas quelqu’un à disposition pour le secourir tout de suite.

Il en a sorti la dernière fois à cause de la vitesse. Le policier avait un talkie-walkie et il était à quelques mètres seulement de François tombé par terre. Mais il ne l’a pas vu. Un docteur, passant par là l’a vu tomber et il y est allé, a alerté le policier et les pompiers ne sont pas loin de là. Ils arrivent rapidement avec docteur et équipement de réanimation au bord de leur véhicule.

Ces jours-ci, quand François prend peur, et il lui arrive assez souvent, il dit seulement « Julieee ! » d’un ton qui veut dire « Secours !!! »

Que puis-je faire ?

Venir tout de suite à ses côtés. Demander ce qui lui arrive, ce qui se passe. Le prendre dans mes bras, le cajoler, le tranquilliser.

Suggérer une activité, se promener dans la compagne, cueillir de cerises de l’arbre ou les prunes tombés par terre. L’attirer dans les bois environnants, l’emmener dans une des églises où il peut jouer de l’orgue, le faire parler d’informatique ou des choses qu’il vient lire. Le distraire.

Je ne réussis pas à deviner si son soudain malaise ou sentiment de malaise vient de manque d’oxygène, du diabète nerveux, du rhumatisme, de mauvaises circulations de sang, ou alors de ses craints. De la peur de n’être pas à la hauteur des tâches à laquelle il s’est engagé des tâches nouvelles qu’il se donne sans cesse.

Des fois, il craint de ne pas savoir trouver la musique d’orgue « dans le ton, le bon ton » pour le dernier psaume chanté ou ne pas trouver la pièce qui sonne bien sur un des orgues. Des autres fois, il se lance dans des programmes compliqués, d’après ses idées fantastiques mais difficilement réalisables et pleines d’embûches. Il tire tout jusqu’au bout, tire et tire, juste avant qu’il casse « voir où sont les limites. Se cogne au mur. Ensuite, il me dit « je sais, je fais avec. »

On se cogne, ça fait mal.

J’ai peur qu’un jour, il ne se fasse pas trop de mal.


François a appris, après de longs mois et années de ne pas me mener à mes limites trop souvent et quand il s’y approche trop, je crie, j’agis… il réagit et nous nous fâchons. Pas pour longtemps.

Avec des années, nous avons appris de ne pas patauger trop dans les zones limites de l’autre. L’aider à les étirer, se dépasser, réaliser ses rêves et potentialités, renforcer ses forces et possibilités d’antan cachés. Puis, le laisser faire.

Il a recommencé d’abord à jouer de piano, ensuite de l’orgue, puis chanter en chœur, mieux enseigner, créer de nouveau enseignements, décrire ses idées. J’ai recommencé à enseigner, à écrire, et même en français, à entre agir avec les autres.

Savoir que l’autre est là, nous renforce.


Oui, j’ai quelquefois affreusement peur de la répétition de ses jours qui m’ont tellement détruit. Le gendarme arrivant un dimanche matin me disant : « Votre mari est à l’hôpital, il a eu un malaise ».

Le docteur de réanimation qui m’avait dit : « C’est un équilibre très fragile, on ne donne pas assez de anticoagulant, il suffoque, son cœur s’arrête, on en donne trop, cela peut provoquer de saignements internes. Il faut 48 heures pour savoir s’il peut s’en sortir. S’il passe, ça ira. On ne sait pas encore… »

Ces nuits à attendre au loin que le matin arrive, le 7 heures quand on pouvait appeler et demander « Comment va-t-il ? » - sous-entendu « A-t-il passé la nuit ? »

Et puis, sa crise dix jours plus tard, après son sorti de réanimation, la soudaine fièvre qui monte et il commence à dérailler. L’interne qui me dit « Vous vous imaginez » et l’infirmière chef qui me croit enfin et agit, alerte le chef de service. Revenu à la maison, la crainte de le laisser seul, la peur quand il sort sans moi et va loin.

Deux ans plus tard, choc soudain quand un docteur m’appelle « Je suis à l’urgence, votre mari vient d ‘être admis, il veut vous parler. » Puis François qui me dit « Je suis tombé après le cours à l’Université. » Pause. Puis j’entends « Docteur, venez ! je tombe de nouveaux », et tout bas, « Venez » et le téléphone est raccroché sans même que je sache dans quel hôpital il est.

Cette fois ce n’était pas grave, au moins ce qu’ils affirment. Je crains qu’un jour il le devienne.

Je crains ses « Julieee ! » et qu'un jour je ne saurais quoi faire.

« Tu es là à mes côtés toujours » a dit François ce matin.

J’essaie, tant que je peux. Est-ce suffisant ?

Je crains de rester un jour seule plus que je crains ma propre mort.

De plus en plus, j’ai le sentiment que ma vie restera - avec mes journaux écrits pendant cinquante ans, mes récits et histoires, je ne crains pas qu'ils disparaitront après ma mort.

Je vis dans mes enfants déjà et mes petits-enfants, et dorénavant dans mes écrits aussi.

Seul, François serait perdu, orphelin, esseulé. Mais il est beaucoup plus sûr de lui-même qu’avant de me connaitre et il serait entouré par deux filles, plein d’activité. Il faudra lui acheter une petite voiture, le rendre tout à fait indépendante. Au moins, plus que maintenant.

Je n’écris plus de journal ces temps-ci. C’est quoi, ceci ?


La nuit du 6 septembre 1996

Je me suis réveillée, je n’arrive pas à m’endormir. Seule.

François loin, il n’est pas là aujourd’hui pour me prendre dans ses bras, me rassurer, m’aider à me rendormir, tranquilliser mon estomac.

Expliquer, au début de mon journal, ou si je réussis plutôt démontrer, c’est encore mieux, que même si quelque part, tous ces Julie’s restent en moi, je ne suis pas aujourd’hui tout ça. J’ai grandi, j’ai changé, j’ai vécu, expérimenté, réfléchi et en me citant 'hors contexte' et sans prendre la suite, les suites diverses qui ont modifiés mes croyances, on déformerait tout à fait mes propos.

Nouveau cahier

Le vieil arbre du temps abandonne en silence
Ses feuilles qui sans lui font une couche immense
Flânant un jour par là, je m’arrête et médite,
Sur une feuille cette histoire j’ai trouvé écrite
Janos Arany (1817 - 1882)
Hello, qui est là ?
Qui me parle de là-bas ?
Est-ce toi, ma jeunesse,
Est-ce toi qui m’appelles ?
Oszkàr Gellért

3 septembre 1996

Ils ont retiré trop du dernier salaire de François. Leçon : il faut répondre à l’impôt à temps… François vient de recevoir un cheque d’une de ses fille, 10.000 francs de prête longue durée et la cadet a payé 4300 francs à la Trésorerie pour qu’ils arrêtent les saisies de salaire et les poursuites contre François et ne saisissent pas son orgue et mes meubles. Puis aujourd’hui, il a appris qu’une partie de son salaire a été versée, tout, sauf 4300 francs. Qu’a-t-il dit, je ne sais pas exactement, mais ceux de la Trésorerie ont pris peur.

François joue merveilleusement, des sons chauds du piano, des mélodies tellement pleins de merveilles qui sont en lui sortent, ils étaient pendant longtemps profondément cachés.

Il vient de m’acheter, m’apporter ce nouveau cahier. Comme je n’arrive plus à écrire 'journal', je mélangerai dans celui-ci écriture et journal. Je ne publierai rien tel quel de ce que je note ici, seulement retravaillé, comme 'un vrai écrivain'. Je continuerai à écrire d’abord tout qui me vient, qui coule, qui demande à sortir.

Aujourd’hui je suis épuisée trop rapidement, mais j’essayerai d’écrire dedans quelques paragraphes, portraits de vous, sur nous, vrais et différents.

Dernière entrée du "cahier juste pour moi"

Je me ne rends pas bien compte ce que valent les femmes. Je ne sais pas ce que l’avenir apportera, ni comment éviter les fièvres de nuit, le fatigue de matin et les découragements de François. Par contre, aussitôt que nous sortons, qu’il se met à l’orgue ou commence à jouer piano, il oublie sa fatigue, ses douleurs, sa faiblesse. Il vit.

Je ne comprends pas comment j’ai pu mériter, trouver, garder, améliorer, l’aider s’épanouir, mais je m’en réjouis énormément, je suis pleine de plaisir quand il fleurit. Je ne me lasse pas de le regarder, l’admirer, l’écouter jouer, le humer, le sentir.

Et aujourd’hui, pour la première fois, il m’a dit, sérieusement:
- Tu as tellement des choses en toi, des souvenirs, des histoires, tu dois vraiment les écrire, les sortir.

31 août 1996

J’avais écrit de mon ancien secrétaire, quand j’ai réussi à le récupérer.

Je viens de découvrir ces vers de Francis James (1898).
Il y a une armoire à peine luisante
qui a entendu la voix de mon grand-père,
qui a entendu la voix de mon père.
À ces souvenirs l’armoire est fidèle.
On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire,
car je cause avec elle.


Où sont mes affaires?

Je suis épuisée. François me fatigue tellement !

Ce matin, j’ai fait un joli ordre, puis j’ai enseigné le HTML à Philippe pendant trois heures. Ensuite François a appelé tout heureux de l’hôpital. « Mes examens sont bien terminés, ils n’ont trouvé rien de mal dans mes intestins. Tu peux venir me chercher. »

J’ai accouru, nous sommes retournés. Sur le chemin, j’ai fait des courses : il y a tout à la maison.

Alors, ont commencé les reproches, les pressions :

- Où sont mes affaires ?
- Rangés.
- Je ne trouve, retrouve plus rien.
- Regarde.
- Ce n’est même plus la peine !

Et puis des ah et des oh et des aie, des regards lourds et heurtant. Je suis épuisée, je me sens mal. Oh, que la vie peut être moche quelquefois!

Comment, combien je l’ai attendu qu’enfin il revienne de l’hôpital, qu’il soit à côté de moi. Il l’est. Je suis crevée. Quand il s’y met, François réussi à créer une pression… difficile à supporter. Pauvres femmes avec qui il a vécu, ce qu’elles ont dû endurer. Je vais dormir, je réfléchirai plus tard. Que faire ? Vivre calmement, mais comment?

J’ai envie de m’enfuir. Je ne peux pas, pas maintenant. Pas quand il vient de sortir de l’hôpital. Lundi, il doit y aller encore pour une journée. Scanner. Pas quand il vient de commencer sa nouvelle vie de retraité. Je dois être là, à côté de mon mari, mon compagnon en bien et en mal. Mais que c’est dur quelquefois ! Je suis tellement, tellement fatiguée.
Il a fait de l’ordre lui aussi finalement, tant qu’il a pu.
- C’est beau, Julie ?

Une vie bien remplie

« Une vie bien remplie », m’avait répondu Robert Lafont dans sa lettre.

Oui. Je ne cache pas mes "égarements", non, ma recherche de compagnon. Mais justement. Les autres ne sont pas des anges, non plus. Ils me lisent, puis racontent, me demandent des conseils, me font confiance. « Elle aussi... » se disent-elles.

« Alors, comment as-tu vécu, as-tu supporté de rester seule, après que tes enfants soient partis? la mienne est encore là, mais bientôt... »

« Alors, comment as-tu réussi à changer de métier? Donne-moi à lire cette partie où tu en parles. »

« C'est vrai, toi aussi à 23 ans, tu étais encore vierge, tu l’attendais, le vrai, celui qu'il te faut, celui en qui tu peux avoir confiance ? Moi aussi, depuis quelques mois seulement je sors avec quelqu'un. »

Oui, il faut attendre, à chacun son temps. Quand on est mûr, quand on a confiance. Moi, je n'ai pas regretté ce temps, mes décisions d'alors, d'attendre.

« Que de courage pour te décrire ainsi. Je n'ai jamais osé dans mon enfance, ma jeunesse juger, parler, encore moins écrire ainsi. Mais je sentais la même chose. »

C'est vrai aussi, que pour le ressentir, il faut y plonger. S'habituer au style. Quelquefois avoir de la patience. Relire. Sauter. Piocher.

Chacun pioche selon son envie.
J'espère.

Stéphanie, elle, est sûre :
« C'est bon, cela va plaire ! »

François vient de changer le son de son piano électronique, il est viré au clavecin. Il teste, il apprend, il s'exerce, il se prépare pour l'orgue qu'il jouera bientôt. Il me parle à travers sa musique.

Bien, il est temps de me mettre à préparer ma crème pâtissière.

Urgent ou important?

Cet après-midi je vais à l’association d’échange des savoirs, les aider pour les derniers préparatifs avant l'assemblée générale annuelle. Bien sûr, du travail de dernière minute. Françoise n'aime pas ça. Jean-Pierre ne peut pas le faire autrement.

Mon François m'a habitué à la "dernier minute", même si c'est pénible quelquefois. Hier soir j'ai eu une très bonne discussion avec Valérie. Elle aussi écrit des journaux, mais au fur et à mesure, elle les déchire. Il y a trop de sentiments, d'émotions. "Et si quelqu'un les lisait... Non!" Mais elle est très intéressée par le mien et elle est impressionnée par mon "courage" de les conserver, même de vouloir les publier.

Je sens, de plus en plus, que beaucoup de femmes le liront. J'espère qu'il sera un déclencheur. Le courage d'écrire. De conserver. De montrer, le donner. De le faire lire. De publier.

Et si on créait une maison d'édition pour cela? On verra. Pour le moment je voudrais consacrer mon énergie à écrire, à être avec François, à m'activer dans l’association, m'impliquer davantage. Plutôt trouver un éditeur pour s'occuper de mes journaux, mon livre. Je vais l'envoyer à ceux qui pourront s'y intéresser, que j'ai cité, à Simon Veil, Michel Serres et Jorge Semprun. Peut-être aussi à la fille de Lafont, Anne Carrière. Puis on verra le reste à l'automne. Donner le temps au temps. Mais il y a des choses urgentes.

Ce que montre ce livre est urgent. Urgent ou important ?

Une matinée il y a onze ans (écrit alors)

Une matinée commencée par des câlins.

- Viens, dit François. Viens plus près.

Je le caresse, il me caresse, il gémit, je me frotte plus près de lui. C'est bon la calinotherapie!

Puis François prépare le café et rouspète un peu :

- Que d’assiettes sales ! Une ne suffit pas ?

Il lave la vaisselle d’hier soir. Je coupe les pamplemousses.

- Viens, c'est prêt !

Après le petit-déjeuner copieux à la "Weight-Watcher", François se met à son Macintosh, il continue la traduction d'un texte qui l'a enthousiasmé sur Telescript. Il y ajoute des dessins marrants, des petits bonhommes « agents » circulant d'un site à l'autre. Il est inspiré.

Puis il me passe son texte :
- Lis-le.
- C'est beau ! Mais plus tard.

Je me remets dans l'autre pièce (nous en avons deux en tout ici) à chercher l'enveloppe avec le texte que depuis trois mois je n'ai pas toujours envoyé au traducteur. Un traducteur hongrois / français. Pourrait-il faire mieux, beaucoup mieux que moi?

Robert Lafont, à qui j'ai envoyé et qui a lu mon livre - journal, s'est plaint de mon français et surtout, mon style. Didier m’a dit : « Traduction mot à mot, difficile à lire ». Les femmes à qui je l'ai donné l'ont savouré, aimé. Où est la vérité ?

À cette occasion, je retrouve plein de bricoles. Écrits. Souvenirs. Photos. Images. Livres. Et l'almanach du réseau d'échange de savoirs. J'y retrouve le poème qui m'a tellement plu, pour lequel je me suis décidé à l'acheter.

- Écoute François !

Il l'aime. Il veut le relire. Il vient.

- Montre-moi. Quel bel Almanach. Tu as bien fait de l'acheter. Cela me rappelle les poèmes de Michel Sephort.

Et il cite :
« Celui qui regarde le ciel ne sait pas où il met les pieds
Celui qui regarde ses pieds ne sait pas où il va.
Où est la clé ? »
François se met au piano. Il joue des sonates de Schubert, puis :
- N'est-ce pas, cela est bien Hongrois ? Je déchiffre, mais ça marche !
- C'est beau !

Enfin, j'ai retrouvé l'enveloppe pour le traducteur et un tas d'autres choses en même temps. Mais justement, le temps s'enfuit, il est déjà dix heures passés. À la là!

Je descends vite garer ma voiture ailleurs. Heureusement, je n'ai pas encore de contravention. Où la mettre? La pharmacienne du coin bouche le chemin, pourtant à l'intérieur il y aurait encore une place.

J'entre dans la pharmacie :
- S'il vous plait, voulez-vous déplacer votre voiture et me laisser entrer ?
- Bien sûr, j'arrive.

Elle demande au dernier client d'attendre. Nous faisons l'échange des voitures et à la place où j'étais une autre petite voiture, conduite par un jeune homme courageux (ou inconscient) se gare rapidement, avec plaisir.

Je reviens. Je range un peu la table.

- Oh, que c'est beau ! C'est aussi Schubert ?
- Non, c'est Bach.

Ces sons caressent mon cœur, mon âme. Me câlinent. François me câline maintenant à travers sa musique.

- Qu'est-ce que c'est que cette odeur? Julie!
- J'ai mis des pommes dans le four micro-ondes pour midi.

Il est onze heures. Je vais préparer une crème pâtissière "minute" pour mettre sur les pommes. François va cuire ou griller une côte congelée, je prépare la salade.

Il faudrait vraiment réussir à réparer le tuyau, l'eau gicle quand on ouvre le robinet sous la cuvette. Si on faisait un échange de savoir? Quelqu'un pourra nous enseigner comment le réparer. Nous avons déjà appelé un plombier. Il est finalement venu. Il a pris de l'argent, donné des conseils et il est reparti. François a fait ce qu'il nous a conseillé, depuis le robinet, changé, ne fuit plus, c'est le tuyau qui fuit et c’est pire.

Bon, je me remets à travailler. J'ai sorti un tas de papiers et il faudra les ranger "à leur place", décider que faire. Décider ce qu’il faut jeter, quoi enterrer en le mettant dans la maison de Celles, à la rue du Bout du Chemin.

Qui les bons, qui les méchants ?

Pendant la stage d’animateurs à Évry, j’ai entendu parler de L’université d’été de Réseaux de Savoirs en Juillet et je me suis inscrite. Il a commencé lundi.

Public divers. Enseignantes, femmes âgées, enfants.

Olfa, la langue ouverte, franche, avait dix ans probablement, elle intervenait souvent et osait dire ce que nous autres, les pensions seulement. Elle a lu mon journal, écrit de 10 à 14 ans, presque d'un jour à l'autre. « C’est le meilleur journal que j’ai jamais lu! mais dis–moi, qui étaient les bons, qui étaient les méchants? Tu vois, tu parles des Hongrois qui ne défendaient plus, des Allemands qui luttaient et puis des Russes qui n’étaient pas loin, tirant des obus sur votre maison. C’est pas claire, avec qui tu étais? Qui étaient les bons? Qui étaient les mauvais? »

Oui, je n’ai pas tout écrit dans mon journal d'enfant, et tout n’est pas si claire et net. Je n’ai pas pu lui raconter simplement. Je vais essayer d'expliquer ici.


Au début de 1945, Budapest, capitale de Hongrie, était assiégé par les russes et défendu par les allemands. Mes parents et moi, nous attendions avec l’impatience l’arrivé des Russes, notre délivrance de fascisme. Le gouvernement allemand avait mis ses marionnettes au pouvoir en Hongrie, mais l’armée commençait à déserter, voulant faire la paix. Nous ne voulions que tous les ponts soient détruits, que la ville tombe et soit détruite maison par maison. Un Français, évadé de camps de prisonniers, se cachait parmi nous, lui aussi voulait que ça finisse vite.

Nous n’aimions pas non plus les obus russes, nous voulions pouvoir sortir de la cave, manger, boire. Il n’y avait que la neige fondue, mais la ramasser dans le jardin, on risquait de mourir. Nos réserves s’épuisaient de jour en jour. Notre maison a été touchée par plusieurs obus.
Les Russes sont arrivés, six semaines plus tard. Mon père et le Français les ont accueillis avec joie et champagne caché, mis à côté pour l’occasion.

Ils ont trinqué, puis dit :

- Donnez vos montres.
- Avec plaisir.

Mais ensuite, ils réclamèrent les femmes. Je n’avais que dix ans, mais j’ai compris qu’elles se cachaient ensuite, s’enlaidissant avec charbon. Non, elle est trop jeune que je lui raconte l’histoire. Ils faillirent tuer le Français comme espion, mon père pu alerter l’Ambassade Français, ils sont venus à temps. Ils arrivèrent presque toutes les nuits « contrôler », voler, et un jour, ils ont dit : « demain, tu viendras aider à la cuisine » à ma femme qui n’eut pas le temps au milieu de nuit s’enlaidir. Le lendemain, nous avons pris tout que nous pouvions et passé la Danube sur la glace. Il ne restait plus aucun pont.

Retour, quelques jours plus tard, « chez nous » à Kolozsvàr, d’où la guerre nous a obligé de s’enfuire. «Où sont les autres?» Réponse: La famille a été emportée dans train de bétail. «Où est ma cousine, mon compagnon de classe, de jeu?» Hélas, je n'ai jamais su, seulement pu deviner que lui était arrivé à Auschwitz.

Qui étaient mes méchants ?

Qui étaient les bons ?

La question ne se posait plus pour moi dorénavant. Les Russes nous ont libéré, les Allemands ont tué ma cousine, mes grands parents et tant d’autres. Je veux la paix. Luttons pour la paix. Les communistes veulent la bonheur du monde, la paix.

Lentement, je me suis réveillé de cette rêve aussi. Ce sera trop long de le raconter maintenant. Je me suis réveillé dans un pays de plus en plus tyrannique et je suis arrivé enfin en France, pays de la liberté. Et même ici, quand en 1968 les ouvriers de la fabrique mécanique sont venus en masse devant notre usine nous dire que si nous faisions pas grève, ils brûleront notre usine, où était « notre liberté » et m’a rappelé trop de choses vécus ailleurs.

François a joué l’orgue pendant la messe, j’allais l’écouter. Depuis un temps, je n’y vais plus. Tout n’est pas paradis ici, mais tellement mieux ! Aux Réseaux d’échanges réciproques de savoirs, nous ‘faisons la société’ en nous entre aidant. Construisons, sans détruire. Inclure, sans exclure.

Méchants sont ce qui veulent dominer, imposer, avoir toujours raison! Disent qu’il n’y a qu’une seule vérité. Une seule culture, une seule partie, une seule façon de faire. Bons, sont tous ouverts acceptant des opinions des autres, différentes cultures et habitudes, cherchant ce qui est bon et intéressant en autres.

C’est cette dernière paragraphe qui est ma réponse à Olfa. Elle est née en France, ces parents d’origine Marocains. Elle aussi, a une histoire à raconter, sûrement. Elle est courageuse, ne voudrait pas porter le voile. Nous acceptons et aimons aussi Falah, qui la porte (et elle aussi, ira habiter loin de sa belle mère qui veut lui imposer ses volontés, la diriger).

« Chacun doit décider pour soi ! »

Ne pas juger l’autre, différent, est difficile, même moi je me suis surpris quelquefois. Nous nous approchons, parlons, comprenons mieux.

François est bon pour moi, il me laisse être moi-même, il m’aime telle que je suis. L’acceptation l’un de l’autre, nous a rendu plus souriants.

Au début, nous avons admis l’autre. Puis, nous avons voulu le changer. Ensuite, nous l’avons accepté. Enfin, nous nous sommes rendu compte que les différences de l’autre nous enrichi. Nous avons un peu changé. Être accepté, aimé, apprécié, modifie quelqu’un. Nous nous sommes énormément rapprochés.


François vient me dire :
« Attention ! Les bons, les méchants ? »
Il a raison.
De temps en temps j’oublie, ne pas généraliser.

Tous les Allemands, tous les Russes n’étaient méchants, ni bons. Les syndicalistes en 1968 et encore plus il y a deux ans, m’ont heurté, mais d’autres que j’enseignais sont sincères et de bonne foie. Je voudrais construire, sans démolir. Falah, m’a raconté de son pays et j’ai compris qu’aucune culture n’est pas tout à fait bonne ou mauvaise. C’est quand même mieux d’être libre.

Libre de décider pour soi, sans écraser l’autre.

Libre d’aimer, chanter, dire non, découvrir l’autre. Jouer de l’orgue, Bach ou Grégorien, de piano, Beatles ou List, écrire journal ou histoire courtes. S’exprimer. C’est dur ne pas juger, mais je commence à apprendre, mieux comprendre.

L’orgue des Couperin

Chaumont en Brie, une petite ville, une collège, une bonne pâtisserie boulangerie. En face, la maison où habite la sacristine qui s’occupe de l’église.

L’église Sait Pierre, c’est l’église des Couperin, l’orgue de Couperin. De père en fils, d’oncle à neveux, à travers siècles, ceux de la famille Couperin jouèrent de l’orgue ici, mais laissèrent aussi des œuvres que François admirait, jouait depuis longtemps. Des orgues de 18e, petit mais vraie : à gauche et à droit cinq grands tuyaux, au milieu trente, cachés derrières, les petits. Vraie, mais un peu fatiguée. Construite fort longtemps. L’église de XIIe refaite pendant Napoléon III, lumineux, chaude comme le son de son orgue. Acoustique merveilleux, partout. Environ 500 places, mais de n’importe où on entend bien.

Le son clair coule, François joue. Que c’est merveilleux !

Les vitres aussi sont harmonieuses, des couleurs pures, dures, pourpre, bleu france, marron en face, jaune vert orangé à droite, vert marron beige à gauche. Lumière. Le soleil entre par la fenêtre d’en haut, colore en rose bleu orange le papier de mon cahier.

Derrière moi, au-dessus de l’orgue, sur le mur une ange qui pleure. L’autre côté, une ange qui rit. Il ne faut pas être trop gros pour monter vers l’orgue, mais l’escalier en escargot et solide. L’orgue a dix jeux, deux claviers jaunis d’usage et âge et un pédalier récent, dit François. Les anciens étaient petits, plus minces.

Au début, me dit François, on jouait l’orgue au salon. Ce n’était pas religieux, pas forcément. François joue de tout, mais bien sûr, quand l’acoustique de l’église est merveilleuse, comme ici… Le son est différent, l’église vide, fermée la plupart de temps.

Je suis monté à l’oratoire, il y a une petite table pour écrire. Je redescends, le son est encore plus ample d’en bas. Il y a six ans, près de Cambridge, François était entré dans une petite église anglaise et la première fois a joué d’orgue devant moi, je m’y vois encore comme si j’étais. Et les deux femmes venues fleurir partout pendant qu’il jouait, le soleil illuminait les fleurs, François remplissait l’église de sa musique, j’étais heureuse. Nous étions heureux.

Aujourd’hui, François joue beaucoup mieux, il a fait d’énormes progrès depuis que nous avons une orgue / piano / clavecin électronique à la maison et depuis qu’il a commencé à jouer aux messes. Bientôt, sa carrière de prof universitaire s’éloignera de lui de plus en plus et probablement il reviendra vers ses plaisirs de jeunesse : l’orgue, les chœurs. Comme moi, après la chimie et la micro informatique, je reviens à l’écriture.

Oui, nous ne sommes pas « vieux », nous devenons de plus en plus « jeunes ». Comme Sénèque disait il y a deux mille ans, débarrassé de soucis de carrière, nous osons davantage, faire, dire. Créer.

Il est midi. Nous sommes ici depuis dix heures et demie. François me demande de haut:

- Quelle Couperin aime-tu le mieux? Louis, pour lequel l’orgue a été fait? Son fils, son petit-fils ? J’ai joué une, après l’autre, tous.

- J’aime mieux le fils, sa musique est plus légère, presque aérienne, plus profonde aussi.

Maintenant cela ressemble à la clarinette accompagné par trombone et clavecin. C’est cela l’orgue. Il permet d’en faire tout une orchestre, toute seule. C’est pour cela des divers « jeux », qu’on tire ou pousse, les deux claviers et pédalier à un ou à deux octaves. Que cela peut être belle!

Dans un café pendant qu'il joue de l'orgue

13 juillet 1996

Me voilà dans ma 63e année. Hier, Lionel est passé, j’ai parlé avec Agnès et j’ai entendu la voix d’Alexandre. François m’a offert un magnifique bouquet de roses jaunes et Christine de l’équipe d’animation une superbe bouquet d’iris violets ; ils resplendissent ensemble dans ma petite pièce de Celles.

J’ai réussi d’organiser une groupe « communication », déjà six volontaires et obtenu des promesses d’articles pour le journal des plusieurs médiateurs d’ateliers. Hélas, à cause de ma langue et impatience, j’ai réussi de mettre JP contre moi. On verra. J’avance dans notre « Gazette. »

« Chacun peut être centre », oui, il existe différents centres.

\

Sandou m’a défendu contre Paul, quand il lui paraissait nécessaire, Lionel contre la sœur de François.()

Et François ? C’était au bal de 14 juillet, il avait 60 ans, nous étions quelques mois depuis notre premier rencontre. Il m’avait invité d’aller danser devant la gare Saint Lazare. Il avait un bedon, un souffle fatigué, des yeux doux et était plutôt introverti, sauf quand il parlait de son travail et de la programmation.

Il faisait déjà sombre, la musique était bonne, il y avait la foule. Nous nous sommes mis à danser, François me serrait contre lui. C’était bon de danser après tant d’années, pour lui, pour moi.

Un groupe de jeunes conscrits sont arrivés. L’un d’eux voulait « s’affirmer » et il est entré en moi exprès en dansant. Je l’ai regardé, je n’ai rien dit. Nous sommes allées danser plus loin. Il s’est approché encore une fois il a recommencé.

Alors, François s’est énervé.

« Cela ne fait rien, il y a assez de place, je lui ai dit, viens, on va l’autre côté de la place. »

Mais le jeune conscrit et sa bande nous ont suivis. Pourquoi ? Alors, j’ai connu un nouveau aspect de François.

Pendant que nous dansions, cette fois lui « par hasard » a fait un croc au jeune puis lui a donné un coup de pied « sans faire express », tout en ne s’arrêtant pas de danser. Il a fallu aux forces d’ordre d’intervenir, le jeune voulant nous battre. Nous avons dansé encore une dernière tango, puis nous sommes partis.

Je savais dorénavant que François, malgré son apparente bonhomie, son âge, son poids, ne se laisse pas faire, ne laissera d’autres me heurter, me défendra, s’il le faut. On peut compter sur lui au cas des coups durs.

« En bon et en mauvais », nous pouvons compter l’un sur l’autre. Il était là chaque fois que j’étais malade, il m’a conseillé dans mon travail, il a la patience quand il me sent fatiguée. Il sait me faire sourire ! Me faire sentir vivre, bien dans ma peau. Il est le vrai compagnon de ma vie.

Je suis assis dehors, devant le seul café ouvert à Crécy, la rue principale, la place, sont vides, toutes les boutiques, sauf une pharmacie, fermés. François joue de l’orgue à l’église, j’écris. De lui, des choses passées.

Un jeune couple passe avec un bébé, une dame âgée courbée, puis un enfant avec son père. Je suis toute seule à côté les tables son vides, mais il y a l’ombre, une vent agréable et silence, seulement le bruit de quelques voitures qui passent de temps en temps et même cela je n’entendais pas jusqu’à maintenant. J’étais ailleurs. Je me replonge dans la ville, sa vie, sa quiétude. Puis je repars, chercher François, l’écouter chanter dans l’église vide.

Chacun défend son territoire

Où est chez moi ?

Je suis chez moi, où je suis. Là où j’ai un sofa ou un fauteuil. Quelques étagères pour mes livres. Un macintosh portable. Un peu de papier à écrire. Et un téléphone à me lier aux autres, un lit pour dormir la nuit. Et oui, maintenant j’ai aussi un compagnon qui me tient dans ses bras la nuit. N’importe où ira-t-on, c’est « notre place ». Il met en désordre affreux de tout lieu, mais la plupart de temps, me laisse avoir un fauteuil à moi. Dont j’ai besoin. Il n’est jamais très loin, il n’aime pas que je m’éloigne de lui. Ensemble, nous sourions l’un à l’autre et nous sommes… chez nous. ajout 2007: et ci-dessous, j'étais chez moi dans ma voiture en attendant mon mari sortir de l'église.


Chacun défend son territoire

J’attends dans la voiture.

Et voilà, je viens de trouver du papier.

De loin, j’aperçois un gendarme. Heureusement, je n'ai pas laissé ma voiture là où je l'avais garée d'abord, presque au bord de la route ; heureusement François a découvert un square pour la garer, un parking à côté de la chapelle.

C'est la deuxième fois que cette moto Honda passe devant moi, le même jeune. Qu'est-ce qu'il cherche? Je "garde" les voitures, mais le gendarme n'est pas loin non plus. Dehors, sur la route. Quelques personnes arrivent encore. Tard. Jamais trop ?!

Les oiseaux chantent pour moi à travers la fenêtre ouverte de ma voiture, j'écoute leurs gazouillis variés. Il est 11 heures 7 minutes.

Bientôt la messe sera finie, nous rentrerons. François préparera le déjeuner et je me mettrai dans le bain. Cela me détendra, me reposera. Puis nous rentrerons à Paris. Chez nous. C’est quand même encore plus "chez nous" là‑bas.

Pourquoi j'écris ? J'ai besoin, j'en ai envie, cela me détend, me fait passer le temps. Puis, qui sait... à quoi pourrait servir.

Je ferme les yeux et je me plonge entièrement dans les chants d’oiseaux.

· J'ai de plus en plus besoin de m'exprimer, d'écrire. Quand je n'ai ni mon Macintosh, ni même la possibilité d'écrire sur un bout de papier (comme maintenant) - alors j'écris dans ma tête. Se perdent-elles ces pensées ? Non. Elles mûrissent, attendent le moment opportun d'être "immortalisées", mises sur le papier ou dans l'ordinateur. À quoi tout cela pourra-t-il servir ? Je ne le sais pas, mais je n'arrive pas à m'arrêter, non plus. Je crois, je suis devenue vraiment « écrivain », je vis tout dedans.

- Tu vis dans tes rêves, pas la réalité », me dit quelquefois François.

- A-t-il raison? D'une certaine façon, oui.


Dehors il a commencé à pleuvoir plus fort. Je suis bien dans ma voiture.

Le parking, vide quand nous sommes arrivés, est devenue plein. C’est tranquille ici. Seules quelques retardataires arrivent encore. Certains passent seulement pour déposer leurs parents. Un vieux monsieur me regarde avec curiosité, puis continue son chemin. Mais je ne me sens pas exclue. Je n'y appartiens pas.

Acheter une voiture à François pour fêter le début de sa retraite est peut-être une bonne chose - je n'ai rien à chercher dans ce milieu. Lui non plus, il n'y appartient pas vraiment, mais cela lui permet de jouer de l'orgue, de chanter. Son père, à travers l'orgue, l'a relié à jamais d’une certaine façon à la messe et à la religion catholique.

Ils ont commencé à chanter. À l'orgue aujourd’hui c'est le Russe d’IBM qui joue, celui qui disait "je ne sais pas" et qui n'utilise même pas la pédale. Il a réussi adroitement monter François contre les autres, l'influencer assez pour que François se chamaille et ne soit pas aimé... Il a été fort, rusé.

Bon. Chacun défend son territoire.

Moi aussi.

Quand François l'envahit trop, et il a tendance à le faire, je proteste. Il n'a jamais assez de place pour ses affaires, il doit envahir ceux des autres.

« Où mettre tout ça ? »

Plus on lui en donne, plus il occupe de la place. Et même là où il pourrait s’asseoir, il met des enveloppes vides, des cartons, cartables vides, puis, il s'assoit à la seule place libre... ma place.

Même cette place, j'ai du la défendre énergiquement : maintenant il sait que s'il met quelque chose dessus, il ne le retrouvera plus là, mais ailleurs. À Celle, la grande maison à cinq pièces, François adore être dans mon petit bureau, la seule pièce qui n'est pas plein de choses. Malgré cela, il est fâché quand je déplace ses livres, ses cartes routières déposées sur « mon » sofa.


Ce matin François s'est réveillé plein d'amour.

Plein de bonheur - son visage éclairé de bonté et de joie. Il m'a prise dans ses bras. Je l'ai caressé. Il a massé mon dos douloureux.

Nous, c'est bon.

J'ai mes préoccupations, c'est bien, mais je ne dois pas négliger François. Pour quelques mois, il a encore plus besoin d'attention qu'avant, qu'après - pour l'aider à traverser la crise. Trouver sa voie. Après la retraite, l'aider à reconstruire sa vie. Être là.

De temps en temps, je ne l'écoute pas avec assez d'attention. Et alors, s'il relit les titres des journaux ? Moi aussi, je voudrais bien qu'il écoute sans s’ennuyer mes problèmes, ce qui m'intéresse.

Il commence à se rendre compte que tout ne va pas aller comme il le voudrait. Il fait semblant de pas s'en faire. Puis, de temps en temps, le monde lui paraît gris, tous les gens méchants, tout horizon fermé... Il devient malade, il a de la difficulté à respirer, son ventre lui fait mal.

Je sais qu'après le coin, il trouvera un horizon plus beau, mais on n'y est pas encore. On s’inquiète. Quelquefois c'est difficile d'avoir, de garder la foi.

Dans ces moments-là, c'est bon d'avoir quelqu'un à côté de soi. Quelqu'un de sûr, qui nous soutient, qui soit présente pour l’avenir aussi, qui nous apprécie et nous encourage. Qui nous aime dans les moments où le courage nous quitte.



La vie est compliquée. Je suis épuisée.

La semaine prochaine je serai loin, à Évry pour la formation, puis avec Stéphanie un après-midi. Je dois contacter quelqu’un de Toulouse. Sera-t-il possible que Stéphanie ait un stand pour montrer comment... faire l'initiation à la sculpture... et le fils de Christiane pour montrer le Macintosh, il a 11 ans seulement mais se débrouille si bien avec! "Nouveaux métiers, anciens métiers". Je pourrais aller la chercher. M’occuper d'elle aussi un peu plus.

La pluie s'est arrêtée. Ils chantent.

C'est fou, comme la religion ressemble aux sectes. Aujourd'hui, on lisait du nouveau testament ce que Christ disait, parait-il, à ses disciples : » Celui qui aime mieux son père et sa mère que moi, celui qui aime plus ses enfants que moi, n'est pas digne de moi. » J'étais tellement horrifiée par ces paroles imprimées sur la petite brochure que je suis sortie. Même comme spectacle, je ne veux pas assister à cette messe où l’on écrit, dit, répète des choses semblables.

Puis aussi : ‘dis-moi, en quoi j'ai péché’. Même quand on ne sait pas - disent-ils - nous sommes des pécheurs. Et c'est un autre qui doit dire, en quoi vous avez pêché ? Non!

Que c'est triste cette grande ancienne chapelle, cet énorme et vieux bâtiment. Je ne réussis pas de voir de la beauté là, où François admire les marques de l'âge, du temps.



La messe est finie. On sort. Je sors de la voiture, je vais à la porte. Père Domo est là, il me sourit.

- J'ai n'ai pas réussi à imprimer encore mon annonce avec mon nouvel ordinateur.

- Non, c'est ma faute si vous n'avez compris, voulez-vous que je vous montre demain ?

- Non, pas du tout, j'ai été trop préoccupé par d’autres choses ces derniers temps. Mais vous êtes un professeur de première classe. Je pars en vacances pour un mois.

- Peut-être si vous relisiez le manuel, pendant les vacances...

- Vous êtes trop gentille, dites « lire » plutôt : je ne l'ai pas encore ouvert. Mais oui, je crois que cela m'aidera, maintenant que j'ai manipulé, je comprendrai de quoi il parle. Je le ferai et puis nous en reparlerons.

À bientôt !


Je n’arrive pas à utiliser le répondeur téléphonique que Analyse et Lionel m’ont offert. Lis le manuel! Ai-je dit moi aussi à Père Domo de relire le manuel? On devrait pouvoir utiliser tout ceci sans lire des livres entiers!

Histoire parallele

2007: c'est long, c'est lourd et c'est seulement comment j'y croyais alors que les choses se sont passées, qui sait la vérité du passé en tout cas, vous pouvez bien sauter ses lignes ou les parcourir seulement très rapidement. J'ai réfléchi, dois-je le publier? Quand j'avais lu (il y a onze ans, il a aimé ce que j'avais alors écrit, alors...)



25 juin, 1996

Ce matin, j’ai emmené François à Provins, c’est finalement seulement à quarante kilomètres de Celles. Une ville dans laquelle les traces, les maisons de moyen âge, restent visibles, belles, rénovés.

François a réussi à obtenir la clé de l’orgue de 18e aux tuyaux, le curé de l’abbaye aime aussi y jouer.

- Jusqu’à quand voulez-vous jouer ?

- Onze heures, sera assez.

- Bien.

Ensuite, nous sommes allés prendre le petit-déjeuner dans le café à côté d’église, François a pris un chocolat et un plat d’œuf, moi du thé et deux œufs durs avec une petite tartine. J’ai regardé François boire. Son petit doigt s’écarte des autres. Il a des très belles mains, des longs doigts réguliers, sauf ce doigt-là.

Je me suis rappelé : c’est la trace d’une balle qu’il a reçue d’un adolescent arabe à Alger, d’ailleurs cette balle lui a sauvé la vie. Je me suis rendu compte subitement que finalement, malgré les apparences, François, professeur d’université, consultant, français, etc. a eu une vie plus dure, plus difficile que moi.

Dans ma tête, pendant que nous rentrions à la maison, nos histoires parallèles se sont déroulées.



Il a quatre ans plus que moi, mais déjà son enfance a été beaucoup plus solitaire que la mienne. A deux ans, j’avais des copines, à quatre, j’allais à la maternelle, j’organisais des fêtes d’anniversaires amusants, à six, je commençais l’école avec ma cousine à côté de moi.

Il vivait déjà à deux ans séparé de sa sœur et son père interdit à sa mère de l’emmener ailleurs, de jouer avec d’autres « pas assez strictement, religieusement élevé ». Entre six et neuf ans, il errait seul dans le jardin, regardant de loin les autres jouant ensemble dans la rue. « Tu n’as pas le droit de sortir, sur la rue. Avec ces méchants. N’y pense pas ! » Son père était enseignant à l’école qu’il fréquentait et François mis à part, restait à l’écart, il n’avait pas le même vocabulaire, les mêmes intérêts que les autres. Même pendant les vacances « Il s’intéresse aux cailloux ! », son père lui avait donné le goût.

Nous avons passé, lui, moi aussi, la plupart des vacances chez nos grands parents. Moi, jouant dans l’énorme jardin, avec mes cousins et cousines libre et heureuse. Lui était aussi avec les autres l’été, mais après la solitude lui pesait davantage. Il se sentit libre à dix ans pendant l’année quand son père à l’armée, sa mère, institutrice dans un petit village, il pouvait jouer dehors, lire, faire la cuisine, aider sa mère. Mais à 11 ans, son père revint, liberté terminée. « Il faut récupérer, travailler davantage. » Fini, les sorties.

Ensuite, on l’a mis au collège, des années terribles. Sans chauffage la nuit, très peu à manger, il grandit d’un coup (il a presque deux mètres) mais restait maigre. Il portait toujours des vêtements trop courts. « Il grandit trop vite ». Il devait avaler rapidement, sinon il n’y restait même pas de carottes aigres sur la table commune. Les autres recevaient des suppléments de la maison, pas lui.

Après la guerre, j’ai perdu mon regard d’enfant innocent en entendant les récits des survivants des camps de concentration.

Le père de François a été arrêté comme « collaborateur » et mis en camp, surveillé par ses anciens élèves. Sa mère, avocat, avait trouvé des témoignages qui l’ont innocenté, mais cela dura un an. Parlant allemand, il croyait aussi en Pétain. Mais c’était surtout les notables qui le haïssaient, dit François, il avait toujours été intransigeant, moralisant. Ne voulant même pas permettre à faire jouer une pièce de Molière à l’école « Garçons et filles, ensemble ? Costumes d’époque, décolletés ? Pas question ! »

Je vivais dans un pays communiste, mon père fut arrêté lui aussi quand j’avais seize ans: quelqu’un voulait accaparer son poste. C’étaient des années de terreur communiste, et pas seulement en Roumanie. François était rentré à l’École Normale où le groupe communiste terrorisait quiconque n’obéissait pas à leur dictat. Il s’est révolté, ne voulait pas « signer, obéir ». Répondait. J’avais lu Marx, Lénine, Staline, parce que j’y croyais alors, il les avait lus pour les utiliser comme arguments contre ceux qui ne lisaient que le Humanité sans réfléchir, contre ceux qui affirmaient « la physique soviétique est le Vraie ».

Nous nous sommes sentis parias quand nos pères furent arrêtés. Mais lentement, j’ai trouvé des amies. Lui, s’est lié avec les autres « protestataires », les autres exclus.

J’ai commencé à écrire vers onze ans, pendant ce temps, François, déjà quinze, allait jouer à l’orgue. Je publiais des articles, il tenait des messes. À quinze ans, je militais dans l’organisation de jeunesse communiste, m’occupais des enfants pionniers, lui, déjà dix-neuf, était devenu secrétaire régional de la Jeunesse Musical.

Mais quand je rentrais tard des réunions à seize ans, et mon père était mécontent, ma mère me défendait, l’organisation m’incitait devenir indépendant. François, à dix-neuf ans, devait rentrer avant neuf heures de soir au lycée et quel drame quand son père le surprit un après-midi parlant au coin de rue avec une fille, pourtant copine de sa sœur.

J’ai commencé à travailler à dix-neuf ans, étudier par correspondance. François, pendant ses études finissait le plat des autres, faisait des postes de radio pour gagner un peu, pouvoir expérimenter, avoir des pièces supplémentaires. Il commença sortir, danser toute la nuit, son père étant loin. J’ai commencé à sortir aussi vers 22 ans, mais je ne suis pas devenu femme qu’à vingt-cinq. Pendant ce temps, François ayant fait un enfant, a dû se marier. « Sinon, qu’auraient dit mes parents ? »

Il passait l’agrégation que son père n’avait pas réussie, puis il fut envoyé aussitôt à Alger, dans les transmissions. Là aussi, on l’a pris sur le fait : « il lisait un livre sur les radios, recevait des livres techniques », alors, on l’a envoyé dans les montages dans un post dangereux. Là, il faillit tuer, il a menacé un sergent chef revenu d’Indochine qui se vantait avoir « humilié » (torturé) des prisonniers. Heureusement, il n’y avait pas de balle dans le canon. Il refusait s’asseoir à la même table que le lieutenant se vantant de s’être « occupé » d’un algérien, chef FNL capturé, pendant une semaine. En l’écoutant seulement, François était devenu malade pour plusieurs jours.

Puis il est devenu père, son fils est né, il rentrait. À Alger, on lui avait pris l’arme deux jours avant l’embarquement. C’est là qu’il a failli être tué par un gosse, il s’en est échappé avec son petit doigt fracassé grâce à ses bons réflexes, il avait entendu un sifflement et il a mis sa main pour se défendre, instinctivement. Pendant que la blessure se refermait, toute la garnison de haut, montagne a été tuée. François enseignait déjà au lycée, il commençait sa carrière de professeur.

Moi, je quittais la Roumanie, mariée, j’ai eu ma fille à Jérusalem, puis je suis arrivé en France. La même année, François était nommé professeur à Paris. Jeune, mais déjà déterminé, il n’accepta pas Math Sup à Louis le Grand, mais est allé enseigner la Physique au Michelet. Comme il ne pouvait pas faire qu’une chose à la fois, il a commencé à travailler sur une machine à chiffrer avec un de ses anciens copains d’adolescence.

Peu après 1963, mon arrivée en France avec Agnès, deux ans, François avait déjà quatre enfants et commença à travailler à l’Institut Blaise Pascal, le premier Institut Informatique en France, rapidement est devenu responsable de laboratoire, un an plus tard il était reçu et reconnu par les grades des ordinateurs, partout.

Sa femme a eu une fausse-couche, presque en même temps que moi…

En 1966 François commence sa carrière universitaire, créant son labo, consultant partout. Son dernier enfant, Valérie, née en même temps que mon fils, Lionel.

Je commençais être malheureuse en mariage, mon mari volage, me négligeait de plus en plus. François n’a jamais été heureux vraiment : « Ma femme ne voulait de tendresse, me dit-il, sinon entre neuf heures et neuf heures et demie le soir. » Il a cherché ailleurs, très tôt dans son mariage. Plus tard, son mariage est devenu un enfer, sa femme entrée ou contribué à former un sort de secte des femmes. Pendant la « traversé de désert », pendant que je vivais avec de chantage affective et sexuel, j’apprenais énormément pour utiliser mon énergie, finir mes études, obtenir un doctorat. Le même temps, François glissait en cauchemar de son côté. Sa femme s’occupait très peu de ses cinq enfants, la « gourou », ancienne amie de sœur de François, faisait la loi indiscutable. 15 minutes de retard à la convocation, signifiait trois mois pendant que sa femme ne lui adressait pas un seule parole. Protester apportait des éclats hystériques. François, ne voulant pas « entrer dans le jeu », manifestait des signes d’indépendance considérés « inadmissibles », était ostracisé, leurs vacances devenu enfer. Avant d’agir, même laver la vaisselle, faire un déjeuner, il fallait le discuter ensemble, repartir les tâches, le réaliser ensemble, être une maille de la chaîne.

François mettait de plus en plus d’énergie en son travail divers et intéressant. Sa femme ne voulait plus de tout de lui : « Tu n’a qu’à aller chez les prostitués. » Ce qu’il fit. « Elles étaient plus accueillantes. Je discutais avec elles. »

Des années se sont passées.

Ensuite le drame a frappé.

Un été, François a refusé de passes ses vacances avec le « Groupe ». Ses deux fils y sont allés. Le plus âgé étant tout à fait « intégré » il fallait dorénavant persuader le plus jeune, d’esprit indépendant. Brisé par tant de pressure, à son retour chez les grands-parents, il s’était mis à se balader soucieux, inconscient en bicyclette sur le Nationale. Il a été fauché par un camionneur qui n’a pas réussi à l’éviter. À son enterrement, sa mère ne se souciait toujours que de Gourou. « T’es plus ma fille, dit son propre père, tant que te reste ainsi. »

François n’a pas pu terminer sa thèse et bientôt, il avait été aussi remplacé, mis hors son labo qu’il avait pourtant créé. Il continuait à enseigner, former. Mais, détruit, il était au bord de suicide. « Il faut absolument divorcer. Sortir les filles au moins de cet enfer. C’est la seule voie. » François s’est séparé de sa femme, a peiné, et finalement, avec son influence pendant les vacances passées avec ses filles, il a réussi les sortir, les aider, les encourager. Seul, son fils a été pris irrémédiablement.

Pendant ce temps, je formais des laborantines, je les enseignais la chimie. Puis, moi aussi dans mon mariage aigrissant, je me sentais presque brisé, je me suis décidée.

Nous nous sommes séparés, puis divorcés. Moi de mon mari, lui de sa femme, presque en même temps. J’ai commencé ma vie de célibataire et pour mettre de distance avec mon ancien mari, je suis partie en Amérique en stage après doctorat.

François a retrouvé un semblant de famille en vivant avec une de ses anciens étudiants ayant un jeune garçon, s’occupant de celui-ci. Ils ont vécu sous le même toit pendant 10 ans. Elle était informaticienne, loin de secte, mais il restait entre eux une trop grande distance. Après la première bonne année, ni sexuellement, ni émotionnellement, ils ne s’entendaient plus. Et de moins, en moins. Elle a commencé à boire. François s’est lancé dans le travail, plusieurs à la fois, a recommencé l’orgue.

J’ai fondé la Société BIP, François a fondé, lui aussi, avec sa compagne une société de micro-informatique. Longtemps avant que nous nous rencontrions, nous avons eu déjà nos photos (et interviews) sur la même page d'Info Mac. Sa société ventait des outils de programmation et surtout le travail, la formation de François. La mienne vendait des outils de Mise en Page et ma formation. Nous étions devenus tous les deux des passionnés de Macintosh.

Finalement, en même temps que je n’arrivais plus à supporter Paul, qui buvait de plus en plus, lui s’éloignait de Muriel ivre de plus en plus souvent. Elle est partie. Je suis partie. Nous sommes restés seuls... presque en même temps. J’ai cherché un refuge en écrivant, un, deux, trois livres. François a mis son énergie à créer, programmer un logiciel, un Éditeur de Texte programmable, et puis... en Minitel rose.

Nous étions déçus, cyniques, presque résigné.

J’avais déjà 53 ans, François 57. J’étais devenue trop dure, sèche ; François trop courbée, gros, voyant la vie en noir (et « rose »).

\

François est apparu devant notre stand à l’expo « Publication assisté par ordinateur » le jour quand mon livre sur « Hypercard » est sorti.

« Elle avait emporté ma voiture, je n’en ai plus, m’a–t-il dit. » Donc il était seul, donc il était déçu, lui aussi, pensais je.

Je me suis rappelé de lui.

Des années auparavant, beaucoup d’années, quand j’avais décidé qu’habitant à côté de Paris, je pourrais enfin finir et obtenir un diplôme supérieur français, dix-sept années avant notre rencontre à l’expo, j’aurais voulu faire l’informatique qui m’attirait déjà.

« Le seul valable de qui vous pouvez apprendre si vous ne voulez pas l’informatique théorique est Savoyard. Allez le voir. »

J’y suis allé à son labo. Je me souviens comme si c’était aujourd’hui. Toute suite que je l’ai vue, une flèche a transpercé mon cœur : Oh, celui-là, la première fois depuis des années, oh, que j’aimerais... Mais nous avons parlé seulement du diplôme, des études.

« Non, vous n’êtes pas assez qualifié pour un DEA Informatique. Ça ne marchera pas. »

Nos chemins se sont séparés.

Ce n’était pas encore le temps, nous n’étions pas encore mûrs l’un pour l’autre. C’était en 1972.

Il a fallu encore 17 ans pour qu’on se rencontre, on se reconnaît et ne se quitte plus.

« Je voudrais travailler ensemble ! » je lui ai dit alors. Cette fois-ci, cela l’a accroché. Et mon regard.

Il était seul, il se sentait d’ailleurs beaucoup plus solitaire que moi. Pourtant, je venais moi aussi me rendre compte de ma solitude, en regardant une statue de mon amie Stéphanie, deux colombes se blottissant l’un à l’autre.

Nous ne croyions plus aux miracles. Mais nous avons osé. Il est venu me voir, me montrer son programme, mon livre l’ayant enchanté. Il me racontait ses succès, les hommes célèbres qui l’ont reçu. Il parlait sans arrêt.

« Monsieur le Professeur, vous me donnez la parole à moi aussi ! »

Il m’a vraiment regardé alors pour la première fois.

« Une femme ayant de personnalité ! »

Il m’a invité déjeuner dans un restaurant Pakistanais, où tout était décoré de rouge.

Je l’ai fait parler de lui-même:

« Qui est parti avec votre voiture ? »

Pendant qu’il se racontait, je l’ai regardé avec compréhension, chaleur. Il a ressenti dans ce regard des possibilités merveilleux, incroyables. Nous nous sommes seulement serré les mains, en signalant « Je vous comprends. »

« Moi aussi... » On se devinait plutôt, nous ne nous connaissions pas encore.


Nous avons vécu sur deux univers si différents me suis-je dit au début. Sur quel monde a-t-il vécu ? Est-ce le même que moi ? Il disait des choses si étranges. Moi aussi, je lui racontais le monde, un monde si différent du sien.

Est-ce vrai ?

Aujourd’hui, avec mes yeux qui le connaissent enfin bien, nos contextes me paraissent moins lointains les uns des autres qu’alors.

Moi, pauvre émigré, jamais tout à fait intégrée malgré tous mes efforts, bossant, luttant, d’origine hongroise et juive, chef d’entreprise, énergique.

Lui, français, catholique, grand amateur de l’orgue et musique, professeur d’université, voyant autour de lui tout le monde hostile, voulant lui nuire, le détruire. Extraverti en apparence, volubile mais fermé en réalité.

Même ses yeux : on ne pouvait rien y lire au début. Longtemps. Se méfiant de tous, même de moi.

Malgré tout...

« Mais elle s'est blottie instinctivement contre moi pour un instant, quand je l’ai tenu serré. Est-ce possible ? Intelligente et chaude à la fois ? Ce rêve, je l’avais déjà abandonné depuis l’université. Où est le piège ? »

« Mais, il m’appelle chaque matin dès six heures à l’aube, me cajole avec sa voix chaude, pleine de tendresses, enchanteresse pendant une heure entière, deux heures même, sans vouloir s’arrêter, se couper. Et nous parlons, parlons. (Plus tard) : Est-ce moi qui croyais, il y a quelques mois encore que j’étais trop âgé pour ça ? Que je n’en veux plus ? Oh ! J’avais hâte de le revoir !

« Elle répond à mes caresses d'une façon miraculeuses. Elle m’écoute vraiment. Mais souvent, elle ne me comprend pas, ne me croit pas. En quoi je me mets encore ? Je serais de nouveau déçu. Puis, de toute façon, depuis des années je ne peux plus... Je suis trop vieux. Puis, il ajouta : Mais avec elle je renais, je revis. Est-ce vrai ? est-ce possible ? Elle y croit. »

« Enfin quelqu’un avec qui je peux communiquer! Qui m’écoute même s’il ne comprend pas tout, ne croit pas tout que je lui dis. De quel monde, est-il venu? A-t-il vécu le même France, a-t-il allé au même Amérique que moi? puis j’ajoutais: Comment peut-on croire que ‘tout le monde sait ça ou fait ainsi ? ! »

C’est ainsi que tout commença, il y a huit ans déjà. Nous avons fait depuis beaucoup de choses que nous ne croyons plus capable.