Le passé lui pèse

19 février 97, Paris

Ce matin, François s'est encore réveillé avec :

J’ai mal.

Où ?

Partout.

Aux jambes ? Au ventre ?

Je lui touche les jambes, lui chauffe l’estomac.

Non. J’ai mal au cœur !

Ha ! Alors c’est plus grave. C’est nouveau.

J’ai mal au cœur depuis trois jours !

Mais hier, tu paraissais encore bien, je n’ai pas senti ton cœur palpiter trop.

J’ai le cœur lourd, l'âme lourde. Mon passé me pèse, dit-il tristement.

Ah.

Quel médicament lui proposer pour mal à l’âme ? Il n’a jamais voulu prendre des tranquillisants, même quand il était près de dépression.

Je croyais d’en être débarrassé, mais il resurgit, dit-il tout triste.

J’attire sa tête sur mon épaule, je le serre contre moi. Il vient comme un enfant, comme un oiseau blessé.

Dis. Qu’est-ce que te chagrine ?

Tout !

Je croyais que les fantômes de passé se sont éloignés. Cela fait heureusement un bon bout de temps que tu n’as plus eu dépression.

Oui, mais aujourd’hui ça va mal.

Seulement il y a quelques jours, tu me disais : le trou laissé par le poids de passé évaporé est lourd à porter, aussi.

Je le croyais, alors, qu’ils se sont allés. Mais le passé n’est pas disparu. Les fantômes m’ont hanté toute la nuit.

Tu es allé à la perception hier, près de l’endroit où tu habitais jadis.

Non, ce n’est pas ça !

Alors ?

Tu m’a demandé hier, parlant de ton livre, ce que je regrettais, à quel moment ma vie aurait pu tourner autrement si j’avais décidé ou agi différemment.

Je ne voulais pas te faire mal, je parlais surtout de moi...

Je n’ai pas dormi la nuit, j’ai eu des cauchemars, tournant en ronde, revenant. Hier aussi, j’ai eu des cauchemars d’ailleurs, depuis trois jours j’en ai.

À quoi as-tu pensé ? Quand ta vie aurait pu tourner autrement ?

L’année autour de naissance de mon premier fils. Tu sais qu’à cause de lui que j’ai dû me marier. Mais je connaissais déjà Élise. Après mon mariage pendant plusieurs mois encore je n’ai pas vécu ensemble avec Tinette et je continuais de la fréquenter. Et quand j’ai finalement rompu, elle a fait une tentative de suicide.

Elle ne savait-elle pas que tu t’étais mariée ?

Si, cela ne la dérangea pas.

Alors, ce n’est pas ta faute, de tout de façon. Ne te tourmente pas maintenant, quarante années plus tard !

Puis, sont arrivés les huit jours magnifiques que j’ai passé avec Marianne.

Tu m’en a déjà parlé.

Ma femme était enceinte en septième mois ; je l’ai laissé chez sa tante et je suis allé à une noce dans ma famille. J’ai rencontré Marianne et nous sommes allées dans les bois en bicyclette, une semaine entière passé avec elle. J’ai passé des jours fantastiques, les plus belles... jusqu’à toi. Oui, j’étais horrible !

Tu étais si jeune, si naïve.

J’étais encore tout à fait enfant, malgré mon âge.

Oui, on ne t’a pas élevé libre, ni responsable.

J’ai été balancé à gauche, à droit par tous. Indécis, faible.

Mon amour, tu as pourtant un noyau fort.

Tu crois ?

Bien sûr, souviens-toi de ta maladie. Tu étais si fort !

C’est autour de l’année de ma première mariage que ma vie aurait pu tourner, devenir différent. J’étais horrible avec tous, vraiment horrible.

Si tu n'étais pas allé à Toulouse...

Oui, alors je ne l’aurais pas rendu enceint, je n’aurais pas dû me marier. Mais Tinette m’a appelé puis elle m’a ouvert la porte en chemise de nuit et nous n’avons pas sorti pendant trois jours. Voilà, mon sort a été décidé alors.

C’est ta sœur qui a envoyé Tinette vers toi.

Oui, mais c’est moi qui suis allé, c’est moi qui y suis resté trois jours.

C’est loin, tout ça, à cette époque beaucoup se sont mariés comme ça.

Et si j'étais resté avec Élise...

Mais tu étais déjà marié ! Et en plus, tu m’as raconté, que vous ne parliez pas, vous n’arriviez à communiquer autrement qu’en dansant, en faisant l’amour.

Élise m’aimait tant !

Et cela ne la dérangeait pas que tu étais marié ?

Non, seulement quand j'ai dû rompre.

Dû ?

Tinette m’a obligé.

Comment l’a-t-elle appris ?

Je ne sais pas. Ma sœur habitait avec moi à l’époque.

Et pas ta femme ?

Non, pendant deux ans encore nous n’habitions pas ensemble. Elle enseignait à Toulouse, moi, je travaillais à ORTF à Paris.

Étrange mariage, de tout de façon...

J’ai été obligé de me marier. À cause de mes parents. Qu’auraient-ils dit, si je ne me mariais pas ?

Oui, tu me l’as déjà racontée l’atmosphère familiale, lourd, religieux.

Marianne, elle, te ressemblait un peu. Pendant les huit jours, elle s’est ouverte, elle a parlé, elle me comprenait. Elle m’écoutait, tout comme toi. Pas aussi bien, mais je lui ai parlé de moi, moi aussi, pas mal. Nous nous promenions dans la forêt à pieds et à bicyclette et nous faisions l’amour, puis nous parlions encore. Si je l'avais épousé...

Tu étais déjà marié, non ?

Oui, mais... De tout de façon, j’étais ballotté à gauche et à droit. Indécis. Perplexe. Dépassé. Mais à ce moment-là, ma vie aurait pu encore tourner autrement

Ne regrette pas, cela ne sert plus à rien. J’ai réussi à me concilier avec le passé. Si je n'avais pas épousé Sandou, je n’aurais pas eu Agnès et Lionel, et j’aime mes enfants, je suis heureuse de les avoir. Toi aussi, tu as trois filles en plus de ton fils, tu les aimes. Et tu as eu une vie professionnelle intéressante !

Oui, mais tout aurait pu tourner autrement.

Regrettes-tu ta vie, aujourd’hui ?

Pas depuis que je t’ai connu. Tu as transformé ma vie, tu l’as embellie.

Comme toi la mienne ! D’accord, il a fallu que nous attendions longtemps, mais finalement nous avons gagné le “gros lot” comme dit mon amie

Elle a raison. Je suis très bien avec toi ! Mais...

Mais ?

Le passé m’attrape quelquefois et alors j’ai mal au cœur de ce que j’ai fait. Du mal que j’ai causé. J’étais méchant.

Tu es bon !

Tu crois ?

J’en suis sûre.

Je suis fatigué, las.

Viens, on va préparer le petit-déjeuner, j’ai faim.

Bien, puis allons nous promener un peu, me répond-il se levant.

D’accord. Oh !

Qu’as-tu ? se retourne-t-il aussitôt, préoccupé.

J’ai mal au dos.

Tourne-toi, je te le masse un peu.

Il le fait, il sait si bien le faire ! Où serai-je sans lui aujourd’hui ? Que sera ma vie sans lui, seule ?

Oh que c’est bon ! Merci, mon amour.

Nous allons mieux.

Son cœur fait moins mal, mon dos aussi.

Chacun de nous est plus sensible à autre chose.

Je supporte mal la douleur physique, lui les douleurs morales. Nous nous aidons, nous soutenons réciproquement.

***

À 60 ans, restée sans travail, me rendant compte que je ne vivrais pas éternellement, cela m’a frappé :

« Qu’arrivera-t-il à mes journaux, après moi ? »

Je voulais qu’au moins ma fille et mon fils puissent le lire : je me suis donc mise à traduire les parties hongroises et aussi les lettres roumaines et après coup, j’ai traduit aussi ce que j’avais écrit en anglais puisqu’ils pourraient être intéressants aussi aux autres. J’ai commencé à corriger « mon français », expliciter les noms, donner des titres.

Peut-il être utile, intéressant ? Plusieurs femmes qui l’ont lu me disent « oui ! »

Certains journaux et périodes sont disparus, comme si c’était ma vie effacée d’un coup, une partie de moi manquait.

J’ai discuté longtemps avec Stéphanie la fin du dixième journal (couvrant la période la plus longue). J’avais écrit « Et maintenant, je me transporte d’ici, là-bas, dans le nouveau journal ».

Relire, m’a aidé à faire la paix, guérir des vieilles blessures… François et son regard sur certains événements, m’a aussi aidé. Quel cadeau, quelle joie, quelqu’un devant qui je peux être moi-même ; devant qui je peux m’ouvrir, vraiment.

Quelquefois, certains jours, j’ai écrit pour quelqu’un, mais la plupart de temps à ce Moi que le journal représente. François réfléchi en se promenant, moi, souvent en écrivant.

Si on immerge, entre, devient participant, on compare les ressemblances et les divergences, on ne reste plus dehors en « voyeur ». On le vis ensemble, comme me l’a dit Michel, ces cinquante ans, comme s’il aurait vécu avec moi.

Un journal n’est pas un mémoire écrit pendant un voyage, mais pendant des périodes de doute, ne sachant pas où cela va mener.

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