Riche en quoi ?

Clara se sent pauvre relativement à moi, Suzanne relativement à ma tante et à tous qui habitent dans les deux tours à côté de la mer tranquille. La porte est ouverte, ils peuvent sortir, mais peu en profitent, leurs jambes ne les porte plus loin. Une promenade devant la maison au long de la mer leur paraît déjà une grande excursion.

Suzanne est riche, ses jambes peuvent la porter encore loin. Elle n’envie pas ma tante, effrayée depuis son attaque de cœur, ni sa copine chez qui l’on a diagnostiqué un cancer d’os. Ils vivent encore une année, un mois, une semaine ou une journée. Ils vivent lentement, faisant des petits pas. Se fatigue rapidement. C’est une cage dorée, la plupart n’ont pas la force dans leurs ailes pour s’envoler.

La piscine est à leur portée, ma tante adorait nager jadis. Son cœur faible, ma tante a peur de bouger, se fatiguer, manger ou trop parler. Son énergie s’épuise en s’habillant, se maquillant le matin et ayant soin d’avoir une coiffure impeccable, avoir l’air digne devant ses connaissances d’ici. Lire son journal fatigue ses yeux. Elle est pourtant riche, son cœur fatigué bat aussi pour ses petits-enfants, économisant pour qu’il leur reste plus tard davantage, dépensant son énergie défaillant pour leur préparer un repas, un gâteau, les recevoir dignement lors leur visite. Elle est riche de son sourire, son attention de tout instant, même si elle est épuisée rapidement.

« Tous veulent me parler, me rencontrer » veut dire chez elle : mais je ne peux pas autant, je me fatigue hélas vite. »

Mon oncle, dehors, il ne peut se payer y aller, mais il projet à 90 ans faire le tour d’Amérique, il bat encore son ail fatigué.

Oui, mon oncle et ma tante sont riches!

***
À 60 ans, restée sans travail, me rendant compte que je ne vivrais pas éternellement, cela m’a frappé : qu’arrivera-t-il à mes journaux, après moi?

Je voulais qu’au moins ma fille et mon fils puissent le lire : je me suis donc mise à traduire les parties hongroises et aussi les lettres roumaines et après coup, j’ai traduit aussi ce que j’avais écrit en anglais puisqu’ils pourraient être intéressants aussi aux autres. J’ai commencé à corriger ‘mon français’, expliciter les noms, donner des titres.

Peut-il être utile, intéressant ? Plusieurs femmes qui l’ont lu me disent « oui ! »

Certains journaux et périodes sont disparus, comme si c’était ma vie effacée d’un coup, une partie de moi manquait.

J’ai discuté longtemps avec Stéphanie la fin du dixième journal (couvrant la période la plus longue). J’avais écrit : Et maintenant, je me transporte d’ici, là-bas, dans le nouveau journal.
Relire, m’a aidé à faire la paix, guérir des vieilles blessures… François et son regard sur certains événements, m’a aussi aidé. Quel cadeau, quelle joie, quelqu’un devant qui je peux être moi-même ; devant qui je peux m’ouvrir, vraiment.

Quelquefois, certains jours, j’ai écrit pour quelqu’un, mais la plupart de temps à ce Moi que le journal représente. François réfléchi en se promenant, moi, souvent en écrivant. Si on immerge, entre, devient participant, on compare les ressemblances et les divergences, on ne reste plus dehors en « voyeur ». On le vis ensemble, comme me l’a dit Michel, ces cinquante ans, comme s’il aurait vécu avec moi.

Un journal n’est pas un mémoire écrit pendant un voyage, mais pendant des périodes de doute, ne sachant pas où cela va mener.

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