"Je suis un piètre mari"

- Je ne sais que faire avec ma vie.

Je l’attire vers moi, je le serre fort.

Depuis quatre mois, non presque sept, qu’il est à la retraite et il n’a pas encore retrouvé un équilibre, une activité qui le passionne vraiment.

- Que veux-tu dire ?

- Tu sais.

- Tu as tout ton temps maintenant, jouer de l’orgue, te promener, faire ce que tu aimes, aider les autres.

- J’ai aidé Lionel, quand il a eu besoin.

- Oui, tu as travaillé trois semaines entiers sur son projet.

J’étais très heureuse que mon fils et mon mari s’entendent si bien.

- J’aurais pu juste lui donner le logiciel, le laisser faire

- Tu lui as aussi expliqué fantastiquement bien, à lui et à son collègue et tu lui as préparé diverses versions à partir de lesquelles il a pu le finir. Et tu les as aidés avec beaucoup de patience.

- Oui, aujourd’hui je vois l’informatique autrement.

- Et samedi, tu as joué de l’orgue à Chaumes et ensuite tu m’as dit que tu as fait des énormes progrès.

- Oui, mais...

- Et tu m’as aidé traduire le début de mon journal, l’améliorer. Déjà presque cent pages ! Avec un style enfin bien. François, aide-moi à le finir. Ou devrais-je engager à mi-temps un étudiant de Sorbonne pour m’aider ?

- Il ne comprendra pas de quoi il s’agit. Il faut entrer dedans. Ça prend de temps.

- Tu préfères continuer ? Voudrais-tu le faire régulièrement ? Sinon, ça durera des années

- Je ne sais pas. De toute façon, je suis fichu.

- Quoi ?

- J’ai mal ici, puis là, le genou passe, le foie suit. Et quoi encore ?

- Nous ne sommes plus jeunes. À notre âge, c’est normal, hélas, d’avoir mal ici ou là. Mais il faut s’y habituer.

- Tu crois ?

- Regarde mon oncle. Il a 90 ans et il projette faire le tour de monde cet automne pour le fêter.

- Comme nous, il y a huit ans. Et alors ?

- Il voit mal, il a mal aux jambes, il est faible, mais il a encore courage

- C’est vrai.

- Et Stéphanie, elle a quatre-vingt-quatre ans. Elle ne voit presque pas, elle est maigre, presque que peau et os, ses os lui font mal.

- Mais elle enseigne encore la sculpture.

- Des élèves heureux qui apprennent à sculpter des merveilles, comme elle.

- J’admire qu’elle réussi à enseigner, même presque aveugle.

- Et s’occuper à nourrir, soigner ses élèves, elle a du ressort. Tu te souviens de son élève qui nous a dit ‘après le stage, je me suis retrouvé de nouveau, moi-même’

- Je me sens vieux, dit-il.

- Pourtant, tu n’as que soixante-sept ans. Vingt-trois ans jusqu’à 90.

- Si j’y arrive.

- Avec ressort. Stéphanie dit que tu en as un besoin, au grand besoin. Utilise‑le aussi jour à jour. Moi, j’ai accepté la vieillesse, mon âge, il y a trois ans. Quand j’ai laissé pousser mes cheveux blancs, sans plus les teindre.

- Grises, magnifiques

Le premier sourire.

- Tu n’es pas vieux, n’es pas fini. Tu es tellement mieux qu’il y a dix ans. Souviens-toi seulement. Voudrais-tu revenir en arrière ?

- Il y a eu quelques améliorations, me sourit François avec amour.

- Alors ?

- Nous allons sortir plus, profiter mieux de notre temps, de Paris, de la compagne. Je vais trouver peut-être quelque chose plus régulier à faire.

- Oui. Tu trouveras. Aie encore un peu de patience.

Je descends.

Je range un peu la cuisine, je débarrasse les deux tables pleines de bric et broc, je peux enfin les nettoyer. Je lave la vaisselle de hier soir. Puis, je range - un tout petit peu - le salon. Là, c’est plus dur.

Il faudrait encore beaucoup des heures et énormément de courage et détermination. Jeter les cartons vides, mettre ailleurs les valises empilées pêle-mêle, se débarrasser enfin des anciens Monde et Libé et des revus informatiques tout à fait périmés et de tellement d’autre choses. Il faudrait profiter d’un moment quand François me permet de jeter, déplacer. Tel quel, notre salon de Celles n’est qu’un débarras de plus.

Le seul fauteuil utilisable est à côté de fenêtre s’ouvrant sur le rosier et près du téléphone, d’où je déplace sans états d’âme tout que François y met. Et, à l’autre bout du salon, une banquette à moitié encombrée des notes de musique devant le piano, enfin bien accordé.

Qu’il a joué bien hier !

Schuman, m’a-t-il dit. J’ai découvert récemment que j’aime Schuman. Mais je ne reconnais pas encore les morceaux, le plupart des compositeurs qu’il joue, non plus. Chaque fois il aime jouer autre chose, varier. Moi, j’aime écouter.

Quelquefois il me fait l’amour à travers la musique, il me caresse tendrement.

Il vient de descendre. Étonné, il s’exclame.

- Tu as fait des miracles !

- Non, juste un peu de place nette. Si le voisin arrive...

- J’aurais dû t’aider…

- Non.

- Merci.

- Il n’y a pas de quoi. C’est mon devoir de maîtresse de maison. Je devrais le faire davantage. Je le ferais, dorénavant.

- Je devrais t’aider.

- Tu es fatigué ce matin, repose-toi.

- Je suis un mauvais mari, t’est une merveilleuse femme !

- Voir ton état, c’est plutôt l’inverse…

- Comment ?

- On voit comme on est sur l’état de l’autre. On voit sur moi que tu es un merveilleux mari, sur toi que je suis une piètre femme. Je ne te soigne pas assez bien, je ne m’occupe pas assez de toi, pas comme il faudrait.

- Ce n’est pas vrai ! Je me ronge...

- Oui. C’est grave. Ce n’est pas les problèmes qui détruisent mais s’en soucier. Ce ronger. Pourquoi te ronges-tu ? Pourquoi tu ne peux pas t’arrêter ?

- Je ne sais pas.

- Peut-être le docteur saurait dire que faire, comment te ronger moins, même inutilement, en te détruisant. Comment faire pour aller mieux, nous aussi.

- Nous ?

- Cela me détruit lentement moi aussi, de te voir t’effacer chaque jour de plus en plus.

- Je t’avais dit, que je suis un piètre mari.

- Je t’aime. Tu es ce qu’il me faut.

- Vous aussi, Madame. Ma chère dame.

Le voisin est bien venu l’après-midi, il a fait les trous, a monté sur la fenêtre, a fixé les branches, a redressé le tout, a fixé le rosier sur le mur en plusieurs endroits.

J’espère que bientôt, nous arrivons à nous redresser, nous aussi.

P.S. Il aurait fallu probablement couper les branches, les alléger, au lieu de les obliger de prendre une route qui ne leur était pas propre à eux, pas naturelle, mais François a horreur de jeter quoi que ce soit, se débarrasser de quelque chose. Ils ne sont jamais plus devenus abondants et épanouis comme avant.

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