Le café, près d’église

Quatre jeunes jouent au football mécanique. Ils font pas mal de bruit, mais ils s’amusent bien, ils parlent et rient sans arrêt.

La patronne vient me demander :

- Que voulez-vous ?

- Un café.

Puis elle gronde la fillette de huit ans assis près du comptoir.

Tu bouges trop !

Moi aussi, je ne m’arrêtais pas à bouger à ton âge, lui souris‑je.

La petite me regarde de ses grands yeux marron et commence à danser sur la musique de radio. Pour moi, pour son père qui boit de la bière. Elle se prépare à son mariage... dans quinze ans. Gaie, comme celui d’aujourd’hui.

Le père, un grand gaillard blond en blue-jean et tee-shirt blanc, veste bleue, fume sans arrêt. La petite fille s'est mise à dessiner.

Silence. Les joueurs sont sortis. Ouf !

Un client solitaire et triste est assis à côté du bar. Il s’ennuie, il boit sans cesse, il se sent vieux. Personne à qui parler.

La patronne cause avec le grand gaillard, ils rigolent, l’autre paraît d’autant plus triste. Un coude sur le comptoir, il ne dit rien. Il a au moins une jolie femme à regarder, la patronne blonde, élancée tourne et nettoie, n’arrête pas une minute. Un bus passe et l’homme détourne son regard un instant. Qui a-t-il d’important?

Le père de la fillette va à la toilette, aussitôt la patronne commence à bavarder avec son client solitaire. Quelques mots. Mais celui-ci ne sait même plus que répondre. La communication s’arrête. On n’entend plus que le radio débiter sa chanson trop joyeuse. En quelle langue ? Qu’importe...

La petite n’a que six ans, mais elle écrit déjà et déjà a fait un dessin. Elle vient de me l’offrir. Elle a signé : « Coralline, 6 . » Déjà coquette. Attendrait-elle jusqu’au mariage ?

***

Moi aussi, à cet âge-là, je ne m’arrêtais pas un instant.

Je bougeais à l’école, (trop d’après l’institutrice de l’école et de la maternelle). Je sautillais, faisais de la gymnastique, se sautais dans l’eau, je nageais.

L’été, pendant un mois, je parcourais avec mes cousins et cousines le grand jardin de mes grands-parents. Je me croyais être la plus importante, la plus belle, la plus adroite de la terre. Je le sentais dans le regard de mes parents, l’attention de mon grand-père, la chaleur de mon arrière-grand-mère. Tous étaient enchantés par ce que je faisais, par ce que je disais.

Ma cousine, Suzanne, avait deux ans de plus que moi, mais elle était silencieuse, tranquille et, croyez-moi, trop sage. Ennuyeuse. Qui peut être enchanté par ça ? De jour en jour, elle devenait plus enfermée, plus silencieuse, plus pâle.

Un soir, les grands étaient réunis, ce fut une grande fête. On nous demanda de donner un spectacle. J’ai dansé et chanté un peu (faux), puis ce fut le tour de Suzanne. Elle s’est fait prier longtemps.

Finalement, dans sa petite robe impeccable, pas tâchée, ni froissée comme la mienne toujours, sa mère l’emmena au centre et elle s’est mise à chanter d’une belle voix agréable, impeccable. Sans fautes ni faux notes.

“Que c’est beau, ce qui est le plus beau,

ce sont les cheveux blonds, les yeux bleus

de m’a bien aimée, la plus belle,

avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus”

Un énorme applaudissement.

Encore ! Encore !

Elle répéta, elle enchaîna.

Moi, à l’époque, je ne savais pas encore qu'une seule petite chanson apprise dans le jardin d’enfant. Je devais avoir quatre à cinq ans à peine.

Ce qui est belle, est la blonde avec des yeux bleus ?

Suzanne rayonnait maintenant.

Moi, je me sentais de plus en plus petite, de plus en plus insignifiante.

Mes cheveux étaient déjà à l’époque châtain foncé, mes yeux gris vert et pas bleu clair, comme les siennes. Ma peau plein des taches de rousseur et pas blanche ou bronzé comme la sienne. Ma voix trop criarde, pas mélodieuse et j’ai toujours chanté avec des faux notes. Je sautille comme une chevrette et je ne tournoyais pas gracieusement comme elle.

Ce soir-là, je me suis rendu compte de ma propre insignifiance.

Je suis devenue plus fermée, plus silencieuse et plus tard, j’ai essayé à le compenser avec travail, études, assiduité, pour ce que la nature ne m’a pas donné. Je me disais qu’au moins, je suis intelligente, j’arrive à obtenir des bonnes notes, écrire des poèmes.

Je n’ai su que cinquante ans plus tard en rendant visite avec François à ma tante en Israël, qu’on a organisé la soirée spécialement pour rendre confiance à Suzanne qui s’était fanée voyant tout le monde tourner autour de moi, sa cousine qui n’arrêtait pas à bouger, parler, sautiller et sourire à tous sans souci.

Je n’ai constaté qu’alors, en retrouvant des anciennes photos de nous, deux enfants insouciants avant la guerre et les persécutions, avant que toute ma famille se dissipe ou disparaisse, qu’avec ma frimousse pleine de taches de rousseur et mes yeux toujours pétillants et coquines, j’étais encore plus attirante que la blonde aux yeux bleus sages, tristes, ne s’illuminant qu’une heure, d’une soirée, rarement.

Aucun commentaire: