Se rappeler de nos morts

1er novembre 99

Aujourd’hui et demain on se rappelle ici les morts, chacun les siens. Certains restent en nous, les autres il faut se les rappeler.

Qui sont mes morts ?

Ma cousine Magdalena, disparue sans traces avant ses dix ans. Sans lieu où la pleurer. Qu’a‑t‑on fait d’elle à Auschwitz ? Après avoir espéré, attendu en vain un miracle de survie, j’ai cru pendant longtemps qu’on l’avait transformé en savon. Elle était rondelette, douce et dure à la fois, obéissante et rusée en même temps. Elle est l’affaire non résolue dans ma vie, même si depuis deux ans je me suis un peu tranquillisée en me rappelant que pendant trois ans, nous avions toutes les deux, six ans au début, j’allais la prendre de leur maisonnette louée, lui donnant la main pour la conduire à notre école, l’asseoir au banc près de moi dans la classe.

La première mort que j’ai pleurée avec des larmes pas seulement versés à l’intérieur comme avec Magdalena, était… Staline. Comme nous étions naïves ! Edith a pleuré avec moi et je ne comprenais pas comment les gens continuaient à circuler normalement dans la rue. Et pendant une ou deux ans, je voulais me sacrifier, dédier ma vie « à la cause », engagement que j’avais pris à sa mort. Mes yeux se sont ouvert lentement (4e, 5e journal).

Mon arrière grand mère est disparu toute doucement à 96 ans (non pas 10 comme Magdalena), abandonnée depuis quelques mois par son fils dans une maison privée pour vieux, loin de nous, à l’autre côté de la Roumanie. Je me suis sentie coupable après coup. Cinq ans auparavant, à douze ans, je n’ai pas voulu moi non plus partager ma chambre d’enfant avec elle, à cause surtout, ses odeurs. Quelle femme pourtant et combien je lui dois dans ma vie ! Le lien avec toute la famille à travers ses récits et surtout ses conseils :

« Sache que de tout malheur, quelque chose de bon en sorte ! » me disait-elle. Qu’a-t-il sorti de « bon » de la mort de six millions et celui de ma cousine Magdalena ? Au moins pour elle, pour moi, je ne vois rien. Rien. Sinon, oui, de presque tout, le dicton est vrai, même si on prend quelquefois longtemps à s’en apercevoir, à se rendre compte quel bon en sorte

Le mort suivant était maman. Jeune, elle est disparue à 53 ans, les nerfs détruits, ne marchant plus depuis plus d’un an, charcutée, pas opéré de cerveau. Est-ce Dori, future marâtre, alors maîtresse de papa, qui l’a tué par procuration ? Sinon, maman aurait vécu davantage, c’est sûr. Elle pesait de temps en temps, mais elle m’a surtout horriblement manqué. Je me suis mariée rapidement après sa disparition à cause de l’absence de ma confidente qui m’écoutait, me caressait, rarement avec les mains, très souvent avec ses yeux,. Trop vite, bien sûre, mais cela m’a donné mes deux enfants, donc je ne le regrette pas. Maman reste en moi et je lui parle souvent, plus qu’une fois par an.

Ensuite ? Anna, mon amie de Hongrie, puis de Londres est mort elle aussi jeune et d’une façon fulgurante. On n’a pas trouvé de motif ‘organique’. Elle est la preuve pour moi que le cœur peut se fendre. Elle n’a pas supporté la trahison de son mari acceptant sans protester ce que sa mère lui avait écrit de sa bru, présentant Anna comme une méchante intrigante, une intruse. Elle avait tant souffert avec son premier mari qui l’avait délaissé alors qu’enceinte de leur deuxième fille, pour « une femme mieux que toi, une vraie femme. »

Elle était une VRAI FEMME pourtant et quelqu’un d’une très grande valeur. Finalement, elle était heureuse dans sa vie, mais pas pour très longtemps. Stéphanie m’avait hélas prédit que « ça finirait mal, l’argent est trop important pour elle », ses enfants, son mari, son travail, l’amitié prédominait pourtant pour elle. Plus jeune que moi, sa disparition soudain fut un choc.

Le prochain à disparaître fut Sandou, mon ex. Même divorcée, je l’aimais bien, de loin, c’était quand même le père de mes enfants et mon premier amant (et pendant longtemps le seul homme). J’ai regretté, non pas l’homme qu’il était devenu vers la fin de sa vie, plus gros qu’un porc probablement à cause de son foie abîmé par les litres de vin avalé chaque jour, son poumon mangé par les cigarettes fumées en chaîne. Non, il n’est pas mort parce que je l’ai sorti de Roumanie, c’est probablement la Securitate et soi‑même qui l’ont détruit.

Longtemps encore, après notre divorce, il était resté le beau garçon, fier de ses muscles et ravissant des jeunes femmes avec son ‘vigoureux instrument’ comme avait dit l’une d’elles dans sa lettre ; les changeant ‘comme ses chemises’ qu’il appréciait tant, vivant avec la postière. Même mettant à côté de l’argent, achetant une maisonnette. (2001 : j’y suis). Bon, laissons‑le se reposer en paix. Sa sœur visitera le cimetière à Bucarest où il a été inhumé, à Bucarest où il aurait voulu vivre. Au moins théoriquement, souhaitant revenir vers ses « copains et copines ».

Non, ce n’était pas lui qui est parti le premier. Même avant Anna, il y avait mon père, mais il est entré en moi lui aussi, et quelques mois seulement après sa mort, je suis devenue commerçante, entrepreneur, vendeur, osé, bon pour négocier comme jamais je n’aurais pas cru que je le pourrais, tout comme lui avait été pendant toute sa vie.

J’ai mélangé les cendres de maman avec la terre sous le tombeau de mon père et depuis ils sont de nouveau ensemble et en paix. En moi. J’avais déjà commencé à ‘l’imiter’ à Washington (en mes rapports avec le sexe opposé), mais en revenant en France, un moi tout à fait inconnu a surgi le moi entrepreneur. J’avais toujours cru de ne jamais pouvoir gagner d’argent, acheter et vendre de marchandise pour de millions nouveaux francs par an pendant quelques années !

Oui, finalement ma confiance vient aussi du fait que je suis sûre : les deux seraient fort fiers de moi, chacun pour d’autres raisons. Et si j’ai mon mari qui me fait rire (de temps en temps) comme me conseilla papa, j’ai aussi le mari intellectuel avec qui je peux partager comme aurait aimé maman. J’ai deux enfants, trois petit-fils et une petite fille et ils vont en bonne voie. Je n’ai pas vécu ‘pour rien’, même si je n’aurais jamais un ‘renom’.

Je désirerais seulement aider quelques‑uns avec mes livres que je prépare.

Il me faut un peu plus de sérénité, du temps, d’aide, réfléchir, travailler et ça ira. J’ai encore quelques années et puis, mon tour viendra. J’ai encore un enfant à aider. Puis-je davantage ?

J’ai fait quelquefois de bonnes choses aussi, quand j’ai pu. J’ai réchauffé les derniers jours de l’ami de ma tante. J’ai promené Alina et je viens de lui offrir un ordinateur. J’ai souvent sorti François du gouffre où il s’était mis. Mais je n’ai rien pu faire pour que Magdalena vive. En écrivant ceci mais mains tremblent. Au revoir.

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